ven 22 novembre 2024 - 18:11

La mésinformation scientifique des jeunes à l’heure des réseaux sociaux

Du think tank jean-jaures.org – Par François Kraus, Helen Lee Bouygues, Rudy Reichstadt

À l’heure où TikTok s’impose comme le réseau social préféré des jeunes français, que sait-on de l’impact de cette plateforme sur ses utilisateurs, qui sont de plus en plus nombreux à l’utiliser pour se divertir, mais aussi pour s’informer ? François Kraus livre son analyse d’une enquête qui fait le point sur le sujet ; elle est suivie des points de vue de Rudy Reichstadt et de Helen Lee Bouygues.

Alors que la crise sanitaire a été un terreau propice à l’essor des théories complotistes dans un contexte de défiance généralisée envers les autorités, la Fondation Reboot et la Fondation Jean-Jaurès ont commandé à l’Ifop une enquête auprès des jeunes visant à mesurer leur porosité aux contre-vérités scientifiques et ceci au regard de leur usage des réseaux sociaux. Entre platisme, astrologie, créationnisme, sorcellerie et vaccinophobie, cette étude montre la sécession d’une partie de la jeunesse avec le consensus scientifique : les adeptes des thèses conspirationnistes et plus généralement des croyances irrationnelles sont particulièrement nombreux chez les jeunes, notamment chez ceux qui utilisent beaucoup les réseaux sociaux.

Les jeunes affichent une posture nettement plus critique que dans le passé à l’égard de la science

La défiance croissante de la jeunesse française à l’égard de la science est loin d’être une illusion d’optique si l’on en juge par le faible nombre de jeunes qui perçoivent aujourd’hui positivement ses bienfaits pour l’humanité : à peine un jeune sur trois (33%) a aujourd’hui l’impression que « la science apporte à l’homme plus de bien que de mal » alors qu’ils étaient une majorité à le penser il y a cinquante ans (55% en 1972). À l’inverse, la proportion de jeunes estimant que son apport à l’humanité est plus nocif que positif a triplé, passant de 6% en 1972 à 17% en 2022, tandis que l’idée selon laquelle son impact est neutre progressait plus légèrement (41%, +3 points).  

S’il ne faut pas pour autant adopter une grille de lecture trop alarmiste des rapports entre les sciences et la société, force est de constater que les effets bénéfiques de la recherche scientifique sur la société sont de moins en moins bien perçus, notamment par ceux qui peuvent voir dans la science une menace sur leur métier (par exemple : 29% des ouvriers) ou sur leurs dogmes religieux (par exemple : 27% des musulmans, 24% des protestants et évangéliques). 

Focus sur le profil des jeunes pour qui la science apporte « plus de mal que de bien »

La sécession d’une partie de la jeunesse avec le consensus scientifique et médiatique

Loin d’être le fruit d’un réflexe « antiscience » isolé, cette défiance à l’égard des bienfaits de la science va de pair avec une vision du monde (« Weltanschauung ») de moins en moins soumise au cadre intellectuel imposé par les vérités scientifiques établies. Dans la mesure où la « recherche académique est aujourd’hui incapable de fournir une estimation précise de la part de la désinformation sur […] Internet1 », l’Ifop a tenté de le mesurer empiriquement en évaluant leur degré de croyance à des « vérités alternatives » très significatives du rejet des théories étayées scientifiquement, sachant que si certaines sont récentes (par exemple le climato-scepticisme, le vaccino-scepticisme…), d’autres sont des grands classiques de l’antiscience (le platisme, le créationnisme…). Or, à la lecture des résultats, l’ampleur de l’adhésion des jeunes à ces thèses confirme bien le constat de précédents travaux qui déploraient « la sécession d’une partie importante de la population avec le consensus scientifique et, plus largement, la subordination de son rapport à la réalité à ses convictions politiques ou philosophiques2 ».

Platisme et créationnisme : des thèses dont l’écho est loin d’être marginal dans la jeunesse française…

Pour une étude menée de ce côté de l’Atlantique, la contestation de l’évolutionnisme par plus d’un jeune sur quatre (27%) est probablement l’enseignement le plus surprenant de l’enquête, sachant qu’il est difficile de ne pas y voir le fruit d’une rupture générationnelle : l’idée selon laquelle « les êtres humains ne sont pas le fruit d’une longue évolution d’autres espèces […] mais ont été créés par une force spirituelle (ex : Dieu) » ayant deux fois plus d’adeptes chez ces jeunes (27%) que chez les seniors (18%). Et très logiquement, le créationnisme se retrouve soutenu en masse par les sondés se disant « religieux » (60%), les minorités religieuses les plus attachées à une vision littérale des textes (71% des musulmans) et, dans une moindre mesure, les catégories populaires au regard de leur CSP (38% des ouvriers), de leur revenu (36%) ou de leur lieu de résidence (41% dans les banlieues pauvres).

Alors qu’elle reste marginale chez les seniors (3%), l’idée que la Terre puisse être plate plutôt que ronde recueille un assentiment non négligeable de la part des 18-24 ans (16%, -2 points depuis 2017), chiffre remarquable s’agissant d’une cohorte sortant tout juste de l’école… Présentant sensiblement les mêmes caractéristiques socio-culturelles que les adeptes du créationnisme, ceux qui suspectent qu’on nous ment sur la forme de la Terre se retrouvent naturellement surreprésentés chez les jeunes potentiellement les plus exposés à ces thèses sur Internet, à savoir les gros utilisateurs de services de vidéos en ligne comme YouTube (21%), d’applications de messagerie comme Telegram (28%) ou de TikTok comme moteur de recherche (29%). En dépit des évidences scientifiques, le contre-discours tenu depuis des années sur Internet semble donc toujours porter ses fruits, en particulier auprès de ceux qui s’informent beaucoup sur les réseaux sociaux.

… tout comme des contre-vérités historiques telles que l’« Alien Theory » ou le « Moon Hoax »

Reposant sur l’idée que des extraterrestres auraient joué un rôle primordial dans l’apparition des premières civilisations, l’Alien Theory a elle aussi un nombre minoritaire, mais significatif, d’adeptes : 19% des jeunes âgés de dix-huit à vingt-quatre ans souscrivent par exemple à l’idée que « […] les pyramides égyptiennes ont été bâties par des extraterrestres », soit un taux trois fois plus élevé que ce que l’on mesure chez les seniors (5%). Moins liée à l’emprise du religieux sur les esprits, l’adhésion à cette théorie pseudo-scientifique s’avère avant tout corrélée au niveau de diplôme des jeunes (par exemple 26% chez les jeunes sortis de l’école sans diplôme ou avec juste le BEPC), sachant que cet « effet » tient peut-être au fait que cette théorie ufologique a été popularisée pendant des années grâce à une série diffusée à la télévision (sur RMC Découverte) et usurpant les codes du documentaire.

Faisant référence à un événement beaucoup plus contemporain (la mission Apollo), la théorie du Moon Hoax (« canular lunaire ») semble quant à elle avoir une audience de plus en plus forte chez les jeunes : 20% des jeunes estiment désormais que « les Américains ne sont jamais allés sur la Lune », soit une proportion en nette hausse (+5 points depuis 2017) et largement supérieure à celle observée chez les seniors (6%). Et comme la plupart des théories du complot prennent le contrepied des informations officielles (gouvernements, organismes publics…), cette thèse s’avère particulièrement populaire chez les jeunes se disant « musulmans » (46%) ou d’extrême droite (26% des sympathisants lepénistes), deux catégories de la population dont un certain antiaméricanisme n’est peut-être pas étranger à leur refus de reconnaître l’exploit américain de 1969.

Dans un contexte post-Covid, les fake news médicales nocives trouvent aussi un public chez les jeunes  

En confrontant brutalement le grand public à l’étendue des incertitudes des chercheurs et des médecins, la crise liée à la pandémie de Covid-19 a fragilisé la confiance du public à l’égard de la communauté scientifique. Et si l’enquête montre que ces convictions restent un phénomène minoritaire, ce dernier n’en reste pas moins préoccupant au regard de leur potentielle nocivité sur leur santé…

En dépit de l’absence d’indices probants et notamment de confirmation scientifique des thèses de Didier Raoult, l’efficacité de l’hydroxychloroquine comme traitement de la Covid-19 est ainsi aujourd’hui reconnue par un quart des jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans (25%). Et les jeunes interrogés sont encore plus nombreux (32%) à partager l’idée selon laquelle « les vaccins à ARNm […] génèrent des protéines toxiques qui causent des dommages irréversibles dans les organes vitaux des enfants », signe de l’impact qu’ont pu avoir les discours vaccino-sceptiques depuis l’apparition de la Covid-19. 

À l’heure où des réseaux sociaux comme TikTok sont accusés de faire la promotion de remèdes à base de plantes (par exemple l’armoise) pour avorter alors même qu’ils n’ont pas été vérifiés, cette enquête mesure pour la première fois l’impact de la désinformation en la matière. Or, il s’avère que l’idée selon laquelle « on peut avorter sans risque avec des produits à base de plantes » est partagée par un quart des jeunes (25%) et jusqu’à plus d’un tiers (36%) des utilisateurs pluriquotidiens des réseaux sociaux de microblogging (36%). Dans le contexte de confusion consécutif à l’actualité américaine sur le sujet, cette mésinformation peut donc entraîner des conséquences gravissimes sur la santé des jeunes filles, notamment les utilisatrices de Telegram, qui y croient à hauteur de 48%. 

Des jeunes plus sensibles que les seniors au récit poutinien sur la crise ukrainienne ou aux thèses trumpistes sur la vie politique américaine

Dans le brouillard informationnel « post-Covid » des plus propices à l’essor des théories complotistes, une part significative de jeunes semble perméable au récit poutinien sur la guerre en Ukraine : plus d’un jeune sur quatre (26%) estime ainsi que « […] le massacre de civils à Boutcha était une mise en scène des autorités ukrainiennes », soit une proportion plus de deux fois plus forte que ce que l’Ifop mesure chez les seniors de soixante-cinq ans et plus (11%). Et dans le même registre complotiste, ils sont près d’un sur trois (31%) à estimer que « le résultat de l’élection présidentielle américaine de 2020 a été faussé aux dépens de Donald Trump ». La thèse selon laquelle « l’assaut du Capitole en janvier 2021 a été mis en scène pour accuser les partisans de Donald Trump » a sensiblement moins d’adeptes (24%, soit à peu près le même taux chez les seniors), mais elle est loin d’être négligeable chez les utilisateurs pluriquotidiens de TikTok (29%, contre 19% chez les non-utilisateurs). 

Alertant sur la sécession d’une fraction importante de la jeunesse avec le consensus médiatique, ces chiffres pour le moins élevés tiennent donc beaucoup au mode d’information des jeunes et plus particulièrement à leur usage des réseaux sociaux de microblogging (par exemple Twitter) ou de partage de vidéos (par exemple TikTok). Certes, leurs utilisateurs n’en ont pas l’apanage, mais force est de constater que les faits signalés dans l’étude NewsGuard ne sont pas sans effets3.

Au total, deux jeunes sur trois croient à au moins une de ces contre-vérités

Si l’adhésion à chacune de ces « vérités alternatives » reste à chaque fois minoritaire chez les jeunes, rares sont ceux qui rejettent l’intégralité de ces thèses pourtant en rupture avec le discours dominant dans les milieux scientifiques ou médiatiques : 31% seulement des jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans rejettent toutes ces thèses, contre 69% qui croient à au moins une de ces affirmations. Et très logiquement, c’est dans les rangs des utilisateurs pluriquotidiens des réseaux sociaux de microblogging que le taux de pénétration de ces fake news est le plus élevé : 81%, contre 68% chez les non-utilisateurs de ces plateformes.

Malgré les « effets de lissage » de certaines variables, l’observation de leurs caractéristiques permet de dégager trois grandes variables pouvant jouer dans leur sécession avec le consensus scientifique.

D’abord, l’analyse du profil sociologique des jeunes adhérant à au moins une contre-vérité scientifique confirme le constat du rapport Bronner, selon lequel ces théories prospèrent sous l’effet de conditions sociales défavorables, constat établi à partir d’études qui signalent un « niveau de complotisme en moyenne plus élevé dans les pays au sein desquels les gens se sentent socialement menacés (taux de chômage élevé, par exemple)4 ».

Ensuite, le degré d’importance donnée à la religion pour expliquer le monde pèse beaucoup dans l’adhésion à ces théories en rupture avec le consensus scientifique, les personnes se disant « croyantes et religieuses » étant nettement plus nombreuses (85%) à croire à au moins une de ces contre-vérités que les personnes se disant athées (62%). Et si cette proportion atteint un pic chez les musulmans (82%) – qui attachent généralement plus d’importance à la religion que le reste des Français –, elle reste quasiment aussi élevée chez les catholiques (75%). 

Enfin, c’est chez les utilisateurs très réguliers des réseaux sociaux que l’on observe le plus d’adeptes à ces vérités alternatives, réseaux où leurs partisans trouvent une grande liberté pour populariser leurs thèses. Ainsi, la proportion de jeunes adhérant à au moins une de ces contre-vérités atteint des sommets chez les utilisateurs pluriquotidiens de réseaux sociaux de microblogging (81%) en général, et de TikTok en particulier (74%), avec un pic chez les Tiktokeurs utilisant le réseau chinois quotidiennement comme moteur de recherche (79%). 

Les jeunes se montrent plus sensibles qu’avant aux parasciences et à l’occultisme

L’autre enseignement de cette enquête est que la tendance au « désenchantement du monde »5 – caractérisant le développement de la science au détriment du religieux et autres disciplines de mancie – semble s’inverser : les jeunes adhérent davantage à ces pseudo-sciences qui leur donnent une vision enchantée et simplifiée du monde.

En effet, la porosité des jeunes à des « méthodes scientifiques » pourtant infondées semble prendre de l’ampleur au fil des ans. Ainsi, 49% des jeunes estiment aujourd’hui que « l’astrologie est une science », contre 43% en 1999. Et sur d’autres croyances occultes, cette tendance est encore plus nette si l’on en juge par la proportion de jeunes qui croient par exemple aux esprits (48%, +8 points depuis 2004) ou en la réincarnation : 35% en 2022, soit une hausse de 15 points en seize ans.

Les jeunes d’aujourd’hui s’avèrent nettement plus superstitieux que leurs aînés… 

Les jeunes d’aujourd’hui apparaissent globalement bien plus ouverts aux parasciences que les seniors. Alors que près des deux tiers des jeunes (61%) croient en au moins une discipline de mancie, ils sont seulement 39% parmi les seniors. Et cet écart global se retrouve dans toutes les disciplines testées : la croyance dans l’explication des caractères par les signes astrologiques (50%, contre 37% chez les seniors), dans les prédictions des voyants (38%, contre 12% des seniors), mais aussi dans les envoûtements et la sorcellerie (36%, contre 20% parmi les personnes âgées de plus de soixante-cinq ans). 

De même, les jeunes se montrent nettement plus sensibles que leurs aînés à des superstitions à caractère occulte. Globalement, 59% croient en au moins une d’entre elles, contre 21% des plus âgés, soit un écart de 38 points ! Et ce clivage générationnel se retrouve sur toutes les croyances, qu’il s’agisse du mauvais œil (44%, contre 10% des plus vieux), dans les fantômes (23%, contre 4%), les démons (19% chez les plus jeunes, 8% chez les plus vieux) ou bien encore dans les marabouts (13% des 18-24 ans, contre 4% des soixante-cinq ans et plus). Les croyances relevant du paranormal sont donc nettement plus implantées dans les esprits des plus jeunes.

Mais alors la question se pose de savoir s’il s’agit d’un effet d’âge – qui peut s’estomper avec le temps – ou d’un effet de génération qui a vocation à durer… En l’état, il est difficile d’y répondre, mais les études menées depuis des décennies sur le rapport à la science montraient déjà qu’avant l’ère du numérique, les jeunes étaient plus sensibles à ces croyances. En 1986, Daniel Boy supposait par ailleurs que, chez les jeunes, « l’adhésion à ces systèmes de pensée a valeur de refuge ou de substitut idéologique pour des classes d’âge dont l’intégration sociale n’est pas achevée (statut conjugal, professionnel, social)6 ». Notre hypothèse serait donc plutôt qu’il s’agit à la fois d’un effet de génération et d’un effet d’âge, les désordres informationnels de l’ère Internet venant sans doute accentuer la perméabilité traditionnelle des jeunes générations à ces croyances surnaturelles.

… tout particulièrement dans les rangs des minorités religieuses et des minorités de genre…

Si les jeunes se montrent très sensibles à ces pseudo-sciences, tous ne le sont pas au même degré. Ainsi, plusieurs catégories se distinguent par leur adhésion à ces croyances plus importantes, comme l’avait déjà souligné Daniel Boy il y a vingt ans7 ou Louise Jussian plus récemment8.

Les femmes, par exemple, se montrent plus réceptives que les hommes : 53% estiment que « l’astrologie est une science », contre 44% des hommes. 71% croient en au moins une discipline de mancie, contre 50% des hommes. Dans le détail, par exemple, 43% estiment que les envoûtements et la sorcellerie sont fondés, alors que seuls 29% des hommes le pensent. Les données sont semblables en ce qui concerne les croyances occultes : 68% des femmes y croient, contre 49% des hommes. L’intérêt pour ces disciplines peut se voir comme une façon de sortir des croyances plus traditionnelles, souvent patriarcales9

La religion apparaît aussi comme un facteur déterminant dans ces croyances. Par exemple, 67% des musulmans et 69% des catholiques adhèrent à au moins une discipline de mancie, contre 53% des athées. Les personnes de confession musulmane y semblent particulièrement perméables : 62% croient par exemple en la sorcellerie, contre 27% des athées. Le constat est encore plus fort sur les superstitions à caractère occulte : 31% des musulmans croient dans les marabouts, contre 14% des catholiques et 8% des athées. Comme l’avaient montré Daniel Boy et Guy Michelat il y a quarante ans10, il ne faut donc pas opposer les croyances dans les grandes religions à celles dans les parasciences. Au contraire, les deux partagent une vision non rationnelle du monde qui rend plus perméables à ces formes de spiritualité alternative.

… mais surtout des jeunes ayant un usage intensif des réseaux sociaux

Mais le facteur nouveau jouant dans l’adhésion en ces thèses est l’utilisation – qui plus est si elle est intensive – des réseaux sociaux. 65% des Tiktokeurs pluriquotidiens adhèrent à au moins une discipline de mancie, contre 52% des jeunes n’utilisant pas l’application chinoise. 36% des utilisateurs pluriquotidiens de TikTok croient en les lignes de la main, contre 26% de ceux ne s’en servant pas. 

Le bilan en ce qui concerne les superstitions occultes est même exacerbé : 67% des utilisateurs pluriquotidiens adhèrent à au moins une superstition, contre 42% de celles et ceux ne l’utilisant pas. 56% de ceux appartenant à la première catégorie croient en les esprits, contre 36% de ceux étant dans la seconde, soit un écart de 20 points. Il est donc difficile de ne pas en déduire que ces réseaux contribuent à ce phénomène, car ils ne nécessitent que peu de réflexion pour s’en servir11. En effet, le contenu arrive directement devant les yeux des plus jeunes, et il n’est pas mis à disposition une contextualisation scientifique permettant de démêler le vrai du faux. Le « scroll » permet aux jeunes d’accéder à des contenus massivement, sans pour autant que la qualité ne soit au rendez-vous. 

Les jeunes sont loin d’être critiques sur la qualité du contenu informatif présent sur les réseaux sociaux

Enfin, ces deux tendances – rejet des vérités scientifiques et croyances dans le paranormal – doivent être inscrites dans le cadre d’une révolution informative majeure : l’usage croissant des réseaux sociaux pour s’informer et l’absence de défiance d’une partie de la jeunesse à l’égard des contenus qu’ils trouvent, notamment s’ils proviennent d’« influenceurs populaires ».

L’usage d’Internet pour s’informer est devenu la norme chez les jeunes…

L’ensemble des jeunes âgés de onze à vingt-quatre ans, nés à une époque où l’usage d’Internet puis des smartphones est devenu la norme, ne s’informent pas comme leurs parents (voire leurs grands-parents), en écoutant la radio ou en attendant la grand-messe du 20 heures. Une précédente étude pour la Fondation Reboot12 montrait que les jeunes de dix-huit à vingt-quatre ans ont largement délaissé la télévision pour se porter massivement sur Internet : 64% d’entre eux utilisent Internet comme source principale d’information, soit trois fois plus qu’en 2009 (24%). Or, cette nouvelle étude révèle que les réseaux sociaux de partage y sont désormais largement plébiscités : 69% des jeunes les consultent, 59% utilisent les moteurs de recherche en ligne et 58% les services de vidéos en ligne. À l’inverse, les JT sont à la peine, n’ayant été suivi par 23% des personnes de cette génération au cours du dernier mois. 

Or, le risque dans la pratique informative sur les réseaux sociaux est le « biais de confirmation » des croyances, les algorithmes mettant en avant des publications et du contenu qui vont plaire à l’utilisateur et qui correspondent à ce qu’il apprécie, ne remettant donc pas en cause ce qu’il pense. 

… alors même que près d’un tiers ont confiance dans ce qu’ils peuvent lire sur les réseaux sociaux 

La question de la crédibilité donnée à ces réseaux sociaux est centrale, car ils peuvent largement influencer les jeunes. Ainsi, un tiers des jeunes (33%) affirment avoir confiance dans ces réseaux sociaux de partage de photos et de vidéos. Force est de constater que le lien entre cette confiance et la croyance en des éléments infondés est réel. Ainsi, 37% de ceux qui adhérent à au moins une contre-vérité scientifique leur font confiance, et 44% de ceux croyant en au moins une discipline de mancie. Les réseaux sociaux, largement porteurs de fake news13 apparaissent donc au cœur des raisons expliquant l’adhésion à des croyances irrationnelles et à des idées non scientifiques du monde. 

Plus de 40% des utilisateurs de TikTok ont confiance dans le contenu des influenceurs s’ils ont beaucoup d’abonnés

Alors que l’application TikTok est utilisée par beaucoup de jeunes comme un moteur de recherche à part entière, les influenceurs représentent un canal privilégié pour faire circuler des informations, qu’elles soient vraies ou fausses14. Chiffre alarmant, 41% des jeunes qui utilisent TikTok comme un moteur de recherche adhèrent à l’affirmation selon laquelle un influenceur qui a un nombre important d’abonnés a tendance à être une source fiable. On peut y voir un effet de notoriété : la parole d’une personne n’est pas remise en cause ni questionnée car celle-ci est suivie par de nombreux utilisateurs du réseau social. Ainsi, l’aura suffit à se mettre en position de sachant, sans que cela ne choque de nombreux jeunes. Et ce sont les jeunes les plus modestes (les ouvriers à 52%, les plus pauvres à 44%) qui prennent le plus en compte ce critère pour juger de la crédibilité des influenceurs et créateurs de contenus. 

Le point de vue de Rudy Reichstadt

Une étude publiée dans la revue Science Advances il y a quatre ans, en janvier 2019, révélait que les Américains de plus de soixante-cinq ans partageaient environ sept fois plus de fausses nouvelles que les jeunes – en tout cas sur Facebook et pendant la campagne présidentielle de 2016 opposant Donald Trump à Hillary Clinton. Dans le même temps, plusieurs enquêtes d’opinion, en France et à l’international, montraient que les jeunes adhéraient significativement plus que leurs aînés aux théories du complot.

Si ces résultats peuvent en apparence sembler contradictoires, c’est parce que l’objet des études concernées n’était pas tout à fait le même. La première nous renseigne en effet sur ce que les utilisateurs relaient sur les réseaux sociaux (et l’on sait qu’une part très substantielle de ce qui y est partagé n’est pas préalablement consulté), tandis que les secondes s’intéressent à ce que les sondés ont dans la tête.

C’est ce que fait la présente étude de l’Ifop pour la Fondation Reboot et la Fondation Jean-Jaurès. Elle vient étayer l’hypothèse selon laquelle les personnes qui ont été socialisées politiquement au cours des deux dernières décennies sont nettement plus perméables au complotisme – et en général aux pseudo-sciences – que les générations qui les ont précédées. Elle confirme également la corrélation déjà observée entre l’adhésion conspirationniste et des usages informationnels privilégiant les réseaux sociaux comme mode d’accès à l’information et à la connaissance.

Au-delà des données quantitatives disponibles, on ne compte plus les reportages et les témoignages attestant de la banalisation contemporaine des croyances complotistes dans les salles de classe et les copies des élèves du secondaire et du supérieur.

Si cette tendance ne s’infléchit pas, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher notre société de devenir à moyen terme, par « remplacement générationnel », une société plus perméable à l’imaginaire complotiste et à l’irrationnel qu’aujourd’hui – avec toutes les régressions potentielles que cela implique (extrémisme, obscurantisme…).

Le point de vue d’Helen Lee Bouygues

Toutes les études que nous menons, que ce soit en France comme aux États-Unis, confirment la mission que nous avons souhaité donner à la Fondation Reboot : offrir aux plus jeunes les clés du raisonnement critique, afin de lutter contre la désinformation. 

Les résultats de cette dernière étude, réalisée avec la Fondation Jean-Jaurès et l’Ifop, fait particulièrement écho à celle que nous avons menée aux États-Unis en 2022, mettant en lumière un décalage entre la perception qu’ont les jeunes de leur capacité à identifier une fake news et leur capacité réelle à le faire. Tout comme le fait que peu importe l’âge, le niveau d’éducation, l’affiliation politique, plus on consulte les réseaux sociaux, plus le jugement est altéré. 

Aux États-Unis, la désinformation a de longue date des implications très concrètes dans le champ politique : le site spécialisé FiveThirtyEight a relevé que 199 candidats républicains aux midterms de novembre dernier avaient explicitement nié la légitimité du résultat de l’élection de 2020. Là-bas comme en France, nos études identifient très clairement le rôle des réseaux sociaux dans la dispersion et la conviction des fausses informations : il devient urgent d’armer nos jeunes face à cette bombe à retardement civique. 

À la lecture de cette enquête, on le comprend : les jeunes n’ont pas les armes pour lutter contre la désinformation et les contre-vérités scientifiques propagées sur les réseaux sociaux. Comment les outiller ? La Fondation Reboot recommande depuis sa création la formation des enseignants au raisonnement critique, et la mise en place de modules ad hoc pour donner aux plus jeunes les clés de cette méthode : il faut que les futurs citoyens apprennent à considérer plusieurs points de vue, et à les confronter pour se faire une opinion basée sur des faits, et uniquement des faits.

C’est aussi pour ces raisons qu’outre le renforcement de l’enseignement critique, la Fondation Reboot plaide pour un meilleur contrôle des plateformes : devoir de transparence concernant le développement et le déploiement des algorithmes, et notamment des recommandations de contenus qui sont faites, interdiction de la sponsorisation de la désinformation, voire une restriction d’âge sont autant de pistes qui doivent nous permettre de lutter contre la désinformation.

Il y a seulement quelques mois, le rapport de la commission menée par Gerald Bronner formulait plusieurs recommandations pertinentes pour enfin se saisir de cet enjeu primordial pour les prochaines générations : il pourrait être bon de le relire, avant qu’il ne soit trop tard. 

  1. Gérald Bronner (dir.), Les Lumières à l’ère numérique, Paris, Presses universitaires de France, 2022.
    Jean-Philippe Dubrulle, Quand la défiance supplante la science, Fondation Jean-Jaurès, 1er 2. février 2021.
  2. Jack Brewster et al., « Attention au “Nouveau Google” : le moteur de recherche de TikTok abreuve ses jeunes utilisateurs
    de mésinformation toxique », NewsGuard, septembre 2022.
  3. Gérald Bronner (dir.), Les Lumières à l’ère numérique, op. cit., 2022, p. 19.
  4. Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1967 [1905].
  5. Daniel Boy et Guy Michelat, « Croyances aux parasciences : dimensions sociales et culturelles », Revue française de
    sociologie, vol. 27, n°2, 1986, pp. 175-204.
  6. Daniel Boy, « Les Français et les para-sciences : vingt ans de mesures », Revue française de sociologie, vol. 43, n°1, 2002,
    pp. 35-45.
  7. Louise Jussian, La vérité est ailleurs ? Voyance, sorcellerie, astrologie, Fondation Jean-Jaurès, 3 décembre 2020.
  8. Pauline Machado, « Pourquoi l’astrologie est-elle redevenue hype ? », Terra Femina, 10 septembre 2020.
  9. Daniel Boy et Guy Michelat, « Croyances aux parasciences : dimensions sociales et culturelles », op. cit., 1986, pp. 175-204.
  10. Aliette de Crozet, « TikTok : Pourquoi les jeunes adorent ? », Capital, 12 janvier 2021.
  11. « Observatoire Reboot de l’information et du raisonnement critique – volet 2 : l’élection présidentielle et les pratiques des
    Français en matière d’information et de raisonnement critique », Ifop, 19 avril 2022.
  12. Stéphane Loignon, « TikTok, la porte d’entrée des jeunes dans l’info… et l’intox », Les Échos, 21 novembre 2022.
  13. Rachel Rodrigues, « Comment l’application TikTok échoue à protéger ses jeunes utilisateurs de la désinformation »,
    France info, 26 novembre 2022.

1 COMMENTAIRE

  1. Et la Franc-Maçonnerie qui oublie souvent qu’elle devrait être le temple de la raison et qui s’adonne à des dérives spiritualistes pour ne pas dire superstitieuses?

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