Quand la mémoire nous fait le cadeau de très bons souvenirs, ils deviennent aussitôt, comme le nom l’indique, un présent, au double sens du terme ! Ainsi…
…Je me souviens de Jacques, ce boulanger-pâtissier de Boulogne-Billancourt, voisin de table lors d’un repas partagé, au restaurant habituel du club-service qui nous réunit, dans les années 1980. Nous échangeons sur nos parcours. Nous avons le même âge, la cinquantaine. Il me raconte sa jeunesse et sa formation professionnelle chez les Compagnons du Devoir, une valeureuse institution.
Je me souviens de son chef d’œuvre de Compagnon qu’il me montre en photo, soigneusement conservée : un moulin à vent à quatre ailes entoilées, assorti d’une roue à eau. C’est la réplique en réduction du moulin de son enfance en Beauce, avec une meule en pierre intégrée pour moudre le blé et le transformer en farine.
Je lui parle en retour de ma fonction de DRH d’une grande entreprise puis, de la franc-maçonnerie et de la loge à laquelle j’appartiens à Paris. Il veut tout savoir sur cette Confrérie ! A la fin du repas, Jacques m’avoue son désir qu’il a depuis longtemps de frapper à la porte du Temple.
Je me souviens de son altruisme : il me confie que chaque semaine, il fait une fournée de pain gratuite qu’il livre avec sa camionnette au Secours Populaire, à destination des démunis de la ville.
Je me souviens de son intérêt lorsque je lui indique les possibilités de formation interne en entreprise, dont j’ai moi-même bénéficié. Il me dit avec modestie et fierté mêlées, qu’il n’a, pour sa part, que son Certificat d’Etudes, passé au temps où ce diplôme valait presque à ses yeux un baccalauréat ! Il n’y avait pas alors 90% de réussite ! Un vrai passeport pour entrer dans la vie professionnelle, d’ailleurs exigé pour intégrer l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir.
Je me souviens que Jacques m’a remis une lettre manuscrite impeccable, écrite avec pleins et déliés à l’encre violette, pour présenter sa demande d’entrée en franc-maçonnerie. En mots très simples mais touchants, il y détaille sa vie d’écolier à la campagne, puis d’apprenti chez le boulanger de son village, au temps des fours à bois, des fagots enflammés aux brindilles et du gros pétrin tournant à main. Son expression « je souhaite apprendre à me servir de ma tête » m’a marqué.
Je me souviens de son autre missive, à moi destinée, lue dans le métro en rentrant chez moi. Il me demande si je veux bien devenir son parrain et le guider dans son aventure maçonnique. Emotion, un frisson me parcoure. J’ai déjà accepté en sortant du wagon.
Je me souviens de son passage sous le bandeau à la Grande Loge de France. De longs silences de réflexion qui provoquent des questions brèves. Et des réponses courtes mais précises.
Je me souviens de son initiation. Une stature râblée à la lueur vacillante des bougies. Ses bras saillants, que j’imagine musclés par le port des sacs de farine m’impressionnent. Derrière le « costaud » en chemise blanche ouverte, je devine l’homme sensible, à la larme sur sa joue, lorsque tombe son bandeau et découvre ses yeux.
Je me souviens de notre nuit dans son fournil quand il nous a invités à « faire le pain » avec lui. Six frères présents. A chacun un rôle. Farine versée dans le pétrin, brocs d’eau, contrôle du brassage, étirement de la pâte dans les paniers, scarification enfin, d’un trait de lame sur les pâtons. Chaque frère est invité à rouler sa pâte et y graver son prénom avant la cuisson. Après le défournement, surprise, le commis nous a préparé une copieuse soupe à l’oignon. Dégustation assis sur les ballots de farine accompagnée d’un grand verre de beaujolais. A six heures du matin, après un « nuit blanche » ce coup de rouge, c’est la secousse pour les six apprentis-mitrons ! Initiés « à la boulange », un peu endormis, les cheveux poudrés mais heureux maçons opératifs, nous remontons à la surface, notre pain sous le bras, pour redescendre vers le premier métro !
Je me souviens de la planche d’Apprenti de notre frère boulanger, précisément choisie sur la symbolique du pain. Je suis frappé par son économie de mots. Du temps des « rédactions » à l’école, il a gardé un vocabulaire concis et descriptif. Nous le savons, le mot n’est pas la chose. Et pourtant, dit par Jacques, son texte prend vie par les images fortes qu’il suscite. Je vois successivement les flammes bleutées du four, les pâtons gonflés prendre forme, les baguettes brunies à leur sortie. Je sens cette odeur de pain chaud si appétissante. Et je mords à pleines dents, en pensée, dans cette mie à la fois tendre et craquante. Nous comprenons que, symboliquement, nous sommes autant le boulanger que le pain, comme le tailleur de pierre est aussi la pierre. Il faut pétrir la pâte comme il faut tailler la pierre. Les deux symbolismes se rejoignent.
Je me souviens de Jacques devenu (et redevenu !) Compagnon. Sa formation et sa profession semblent le suivre en maçonnerie ! Le boulanger qu’il est nous remémore dans une planche à ce degré que le mot de passe « Shibboleth » veut dire « épi de blé » et que « Compagnon » vient du latin « Companem » : « celui avec qui on partage le pain ».
Je me souviens de son passage à la Maîtrise un soir de décembre, juste avant les fêtes. La succulente bûche de Noël qu’il nous offre à la fin du repas pris en commun dans la loge, puis sa galette des rois après la tenue suivante nous rappelle qu’il est aussi Maître-Pâtissier, la générosité même !
Malheureusement, aujourd’hui, je ne peux plus parler de lui au présent. Jacques est décédé accidentellement, il y a quelque temps déjà.
Je me souviens de cet Etre exceptionnel, « bon comme le pain », l’expression le qualifiait à merveille. Humilité, sobriété, partage, ces symboles exprimés par le pain, cet aliment du quotidien, définissaient exactement notre frère disparu. Qu’il ait pu manifester un jour leur contraire par quelque vanité, excès ou égoïsme, vraiment, je ne me souviens pas !