De notre confrère histoire-image.org – Par Alexandre SUMPF
CONTEXTE HISTORIQUE : Une légende des temps moyenâgeux
Au début du XIXe siècle, l’éditeur Pellerin, qui fera le succès de l’image dite d’Épinal, reproduit en lithographie un « portrait véritable » de Michel Nostradamus qui n’a d’authentique que la représentation qu’on se fait alors de la Renaissance. Michel de Nostradame (1503-1566) a bien existé et est resté fameux pour ses Prophéties publiées à Lyon en 1555. Il fait partie des astrologues favoris de Catherine de Médicis, qui ne décidait de rien sans avoir consulté Nostradamus ou l’un de ses concurrents.
Alors que l’époque est à l’humanisme, l’apothicaire provençal rattache son art divinatoire à l’Antiquité et puise son inspiration dans plusieurs écrits oubliés du Moyen-Âge. Son style hétéroclite mêlant latin, grec, provençal et moyen français, fait beaucoup pour nimber de mystère ses prédictions, encourager la bataille entre exégètes et susciter des compléments apocryphes. L’intérêt ne tarit pas avec des ouvrages à son sujet en 1589, 1672, 1701, 1710, 1824 et 1860, date à laquelle Henri Torné-Chavigny publie L’Histoire prédite et jugée par Nostradamus. Texte de l’édition de 1566, à Lyon, par Pierre Rigaud. Preuves tirées des auteurs les plus connus. C’est dans ce contexte que Charles Canivet, graveur pour la maison Pellerin au début du siècle, réalise une image souvent reproduite depuis. Quand Léon Saussine (?-1899) ou ses successeurs commanditent le jeu de société Les prédictions de Nostradamus, les illustrateurs maisons s’inscrivent dans une autre tradition picturale, celle du mage médiéval. À cette époque, signe que l’aura du médecin de Salon-de-Provence ne faiblit pas, Michel Zevaco (1860-1918) lui consacre un feuilleton à succès publié par épisodes du 16 avril au 26 août 1907. Après une carrière de journaliste de terrain, Zevaco s’est spécialisé dans le roman-feuilleton et, très vite en 1905, Maurice Buno-Varilla le recrute au Matin, dont il est l’auteur vedette avec Gaston Leroux. La page commentée est un tiré à part dont l’image servira à la couverture de l’édition en volume dans la collection « Livre populaire » chez Fayard.
ANALYSE DES IMAGES
Portrait cubiste du mage
Entre le début du XIXe siècle et le début du XXe siècle, Nostradamus revêt divers costumes témoignant à la fois des modes littéraires et de l’évolution des représentations du passé. Canivet opte pour un portrait en pied dans un cadre stylisé, avec un titre insistant sur la célébrité du personnage et une brève biographie en pied de page. L’un de ses distiques fameux est imprimé à la hauteur de sa tête. Les couleurs franches rouge, vert et or parent à la fois son costume d’époque et le sol qu’il foule, métaphore de ses nombreux voyages. Sur fond blanc constellé de quatre étoiles, le personnage à l’étrange cape fourrée et au petit chapeau de colporteur se dirige vers la gauche, c’est-à-dire le passé, le doigt levé. Cette silhouette barbue se trouve multipliée avec un avatar regardant le ciel à travers une lunette, à gauche, et un autre rédigeant ses prophéties (le doigt levé) à sa table, à droite.
Un siècle plus tard, la scène se situe en intérieur, entre décor de cour et cabinet d’astrologue que vient donc visiter rien moins que Catherine de Médicis (détail). La reproduction méticuleuse des costumes d’époque contraste avec l’amalgame des époques dans la partie où se tient Nostradamus. Entretenant la confusion avec l’étude des astres (astronomie), le dessinateur insère des détails relevant de la science (lunette, livres, fioles, globe astral) et de la magie (figure de femme dans les flammes, costume d’enchanteur à chapeau pointu). Si la barbe est devenue blanche, le doigt reste levé.
Quant à l’illustration en couleurs vives offerte aux lecteurs du Matin en 1907, elle déroge très nettement du style habituel en présentant un personnage guerrier sur son cheval cabré, noble, en train de sauver des griffes d’écorcheurs du bas peuple une jeune femme pure (blonde et vêtue de blanc), à coups d’épée rageurs
INTERPRÉTATION
Sciences occultes et émotions populaires
Le choix fait par l’illustrateur du Matin de ne pas figurer le mage sous un jour fantastique peut étonner, puisque depuis au moins le Roman de la Momie, de Théophile Gautier, la traduction des nouvelles de Poe par Baudelaire et les romans de Jules Verne, ce genre est très prisé. Sans doute s’agissait-il de ne pas désorienter le lectorat avide d’un roman historique à la Pardaillan, qui pourrait s’étonner du détour inattendu de Zevaco par la parapsychologie et l’alchimie. En revanche, alors que les lieux de spectacle se multiplient et que de nouveaux genres apparaissent chaque jour, l’éditeur de jeux Saussine ne se prive pas d’en appeler à un double imaginaire : celui, historique, des périodes sombres de l’histoire nationale, et celui, plus récent, des illusionnistes. L’orientalisme aidant, la figure de la « diseuse de bonne aventure » s’impose dans les mentalités. Après l’araignée devineresse de Victor Sies, Saussine dépose en 1870 un brevet de jeu magnétique dont il produit des versions en fonction de la mode, depuis le Moustachu Bensassi à l’oiseau bleu en passant par la tortue devineresse et l’Ange Gabriel. Ces jeux magnétiques d’oracle (truqué) jouent à la fois sur le spiritisme et les croyances ésotériques profitant de l’affaiblissement de la foi chrétienne, de la situation politique et diplomatique tendue qui aiguise le besoin de savoir de quoi sera fait l’avenir, de la profusion d’informations aussi sensationnelles que contradictoires – le Matin en était le grand spécialiste. Ce contexte singulier, qui n’est pas sans rappeler le début du XIXe siècle entre guerres révolutionnaires et impérialisme français, réactive le personnage ambigu de Nostradamus, assez célèbre pour figurer dans la galerie des grands hommes de Pellerin, mais à cheval entre histoire et légende.
Bibliographie
Denis Crouzet, Nostradamus. Une médecine des âmes à la Renaissance, Paris, 2011.
Jean-Marie Lhôte, Histoire des jeux de société, Flammarion, Paris, 1993.
Pierre Riffard, Dictionnaire de l’ésotérisme, Paris, Payot, 1993.
Glossaire
Imagerie populaire : Née avec les techniques d’impression mécanique qui permettent la reproduction d’une même image à l’infini et sa diffusion à moindre coût et au plus grand nombre à des fins d’information, mais également de propagande. L’un des principaux centres de fabrication de ces gravures populaires est Épinal – on parle en ce cas d’images d’Épinal.
Renaissance : Mouvement artistique né au XVe siècle en Italie et qui se diffuse dans le reste de l’Europe au XVIe siècle. Il repose sur la redécouverte, l’étude et la réinterprétation des textes, monuments et objets antiques. À la différence de la pensée médiévale qui donne à Dieu une place centrale, c’est l’homme qui est au cœur de la pensée de la Renaissance.
Pour citer cet article
Alexandre SUMPF, « Nostradamus, l’éternel retour », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 10/12/2022. URL : histoire-image.org/etudes/nostradamus-eternel-retour