ven 22 novembre 2024 - 03:11

De la franc-maçonnerie aux sciences humaines (2/2)

Connais-toi toi-même

Suite de l’article du 26 août

Encore faut-il, pour penser la société des hommes et prétendre lui transmettre des principes de vie, que en tant que « passeur de valeurs », je sois au clair avec moi-même. C’est-à-dire que, avec ma conscience d’être, je comprenne mon propre fonctionnement mental et ma relation à ce monde dont je dépends… avant de tenter de comprendre les autres et décider de les instruire ! Connais-toi toi-même… dit justement – à l’apprenti maçon que je suis et que je demeurerai à vie – l’injonction qui orne le fronton du Temple de Delphes et empruntée par Socrate (469-399 avant Jésus-Christ) comme devise. La deuxième partie de la maxime, souvent citée avec « …et tu connaîtras l’univers et les dieux » est l’un des ajouts en forme d’une promesse poétique, d’origine inconnue, surgi de l’histoire récente. Il a le mérite de me rappeler que je suis organiquement composé des mêmes éléments que le cosmos. Lequel correspond au Divin des grecs anciens, et, ce qui revient au même, à la Nature de Spinoza.

Traduite du grec « gnôti seauton », l’expression « Connais-toi toi-même », reprise comme sentence emblématique par la franc-maçonnerie, signifie après traduction littérale et juste interprétation : « Deviens capable de juger les limites de tes possibilités ». C’est une invitation à la lucidité, donc à l’humilité, à la modestie. Mais par extension, et une lente dérivation de sens, elle a été comprise comme une invitation à l’introspection. Dès lors, sous cet angle, l’analyse de nos sentiments et états d’âme, reflets psychiques variables, ne peut tenir lieu de véritable connaissance de soi.

En revanche, la méthode maçonnique, appréhendée au niveau conscient, comme méthode de développement personnel, implique la progressivité donc une notion de temps, très bien valorisée par nos rituels. Nous pouvons alors, sur la durée, apprécier objectivement nos capacités et mesurer nos efforts.

C’est avec moi que je passe précisément le plus clair de mon temps : une excellente raison pour entretenir de bons rapports « auto personnels » et ainsi recenser mes possibilités, aptitudes, efforts, tendances, goûts. Il n’est pas inutile, dans le cadre de mon appartenance maçonnique, d’inventorier le potentiel dont je dispose et que je peux mettre à la disposition du groupe.

  • Au stade biophysique : ma vitalité, ma capacité énergétique, mon endurance.
  • Au niveau psychologique : mon affectivité, ma volonté, mes réactions émotionnelles, mon imagination.
  • Sur le plan pratique : mon savoir-faire, mes expertises, ma créativité, mon aptitude relationnelle
  • Dans le champ intellectuel : ma mémoire, ma réflexion, mes convictions, ma culture, mes valeurs spirituelles.

Il n’intervient ici aucune pensée magique, aucune concession à l’irrationnel. Se connaître, revient à passer, sans narcissisme, par le « centre de soi » pour en évaluer le contenu réel : les forces disponibles comme les faiblesses constatées. Ce qui est améliorable et ce qui ne l’est pas. Car on peut changer de regard, d’idées et de manières de faire, mais pas de programme génétique !

La méthode maçonnique comme savoir, n’a jamais prétendu représenter « tous les savoirs ». En revanche, elle invite au savoir partagé, provenant aussi bien de ses membres que de l’extérieur. Là réside l’un de ses grands attraits d’ordre éducatif : elle constitue un remarquable tremplin pour rejoindre d’autres centres d’intérêts, tout comme d’autres disciplines, et s’y ouvrir.

Quoi de neuf ? Freud !

En entrant ainsi, s’ils le veulent, dans d’autres univers complémentaires, les pratiquants de l’Art Royal agrandissent d’évidence la sphère maçonnique tout en « amplifiant » leur propre pensée. Une forme d’enrichissement dont ils feront profiter à l’occasion leur entourage maçonnique, mais aussi familial, amical, professionnel. Emmanuel Kant, le premier, a proposé ce principe d’ouverture éducative multidisciplinaire, qu’il nomme « pensée élargie » en y voyant même carrément le sens de la vie. Jean-Jacques Rousseau valorisera ce principe dans le même esprit. Et, de nos jours, le philosophe Luc Ferry y voit une « idée cruciale » : elle permet, en s’intéressant à son semblable, en quelque sorte, d’élargir notre pensée à celle de l’autre, non seulement pour s’arracher de notre égocentrisme, mais encore pour nous parfaire, par addition des points de vue. Nous sommes bien ici également au cœur de la pensée maçonnique !

Dans le cadre de ce possible rapprochement « maçonnerie-sciences humaines », pour enrichir le franc-maçon, nous ne pouvons faire l’économie d’un regard vers la psychanalyse ! Au-delà du cliché de « l’analysant » allongé sur un divan et de « l’analyste » assis derrière lui sur un fauteuil et censé l’écouter, cette autre méthode – fille de la philosophie – n’est pas qu’une thérapie par la parole. Elle constitue elle aussi un ensemble d’outils permettant l’observation et l’interprétation des comportements humains comme des faits de société. Sigmund Freud, son concepteur autrichien (1856-1939), qui eut nombre d’adversaires dans sa vie tourmentée, continue d’être régulièrement la cible de détracteurs qui lui reprochent ce qu’ils dénient : l’existence en eux de ce « continent noir » qui au vrai les apeurent : l’inconscient ! Freud « le spéléologue des profondeurs », n’a-t-il eu le front d’affirmer que ce n’est pas le rameur qui mène la barque, mais le passager clandestin ?!Un défi, pire une véritable insulte, pour tout rationnel pur et dur qui prétend être « maître à bord » de sa personne !

Pourtant, ne devraient s’autoriser à critiquer la psychanalyse pratique que ceux qui ont suivi une cure !! Elle ne convient pas à tout le monde, certes, comme nombre de méthodes de soins. Il n’empêche, et c’est l’essentiel, que des milliers de gens, sans anti-dépresseurs ni tranquillisants, sont soulagés chaque année de leurs souffrances névrotiques. Eux se fondent ensuite silencieusement dans la cité….

Rappelons que Freud n’a pas découvert l’existence de l’inconscient. Avant lui, plusieurs médecins et philosophes, dont Friedrich Nietzsche ont avancé son hypothèse. Mais c’est Freud qui l’a affinée, en allant plus loin avec son postulat d’un appareil psychique composé, selon ses appellations, du Ca (inconscient) du Moi (conscient) et du Surmoi (pression sociale). Ce schéma supposé du fonctionnement mental, n’a jamais été démenti à ce jour ! Et tout le travail de Freud et des psychanalystes qui lui ont succédé, Lacan notamment, a été et est toujours de nous permettre d’écarter les deux mâchoires féroces qui cherchent à nous enserrer : le « ça » (nos pulsions nocives) et le « surmoi » (la culpabilisation sociétale). Pour donner à leur « moi conscient » toujours plus d’espace vital. Et partant, de lumière. La liberté de l’individu étant le but ultime de la cure analytique. Comme celui de la franc-maçonnerie ! « Là où recule le ça, advient le Moi » insiste Freud.

Il avait une vision symbolique du monde, née de ses voyages sur les ruines de la Grèce antique et dont a profité toute son œuvre. Un symbolisme entretenu et pratiqué pendant une trentaine d’années au sein de la section viennoise du B’naï B’rith (« Les Fils de l’Alliance », organisation paramaçonnique, toujours existante), fondée aux Etats Unis en 1883 à New York par un petit groupe de francs-maçons juifs exilés. Tolérance, fraternité, droits de l’Homme, Freud connaissait bien ces valeurs ! On doit à ce génie du XXème siècle des apports conceptuels majeurs, outre ses travaux sur les désirs inconscients et la signification des rêves : théorie de la sexualité infantile, complexe d’Œdipe, refoulement et transfert, régression et conversion, déplacement et projection, identification et sublimation, fantasme et lapsus révélateur, etc. Autant d’expressions techniques largement passées dans le langage populaire, autant de mécanismes psychiques révélés qui nous sont devenus familiers. Ils nous expliquent aussi bien le fonctionnement de l’Homme dans la cité qu’ils éclairent très souvent nos travaux, sur les colonnes de nos ateliers. Parce que, soulignons-le, si la méthode maçonnique n’est pas une thérapie, elle ne manque pas en revanche, de bénéficier des raisonnements de la précieuse théorie psychanalytique.

Il est minuit plein en Europe : L’homme aux cheveux blancs quitte l’obédience au clair de lune et va reprendre son métro. La jeune femme dépose son attaché-case sur la banquette arrière de sa voiture et redémarre dans la nuit. Le postulant peine à s’endormir après son passage sous le bandeau. Il est midi au zénith de l’océan indien : La bande d’amis sort du temple après la tenue blanche ouverte, éblouie par le soleil. Les uns et les autres ont donné et reçu à leur manière, lors de ces rencontres maçonniques. Ils rejoignent la cité avec de « la matière à réfléchir », avec aussi l’idée que, en tant que « semeurs volontaires » de graines éducatives, effectifs ou en puissance, ils doivent faire progresser la culture, dans tous les domaines de l’esprit, donc du vivant.

Parce que transmettre, c’est le moyen humain à disposition pour lutter contre la mort. Parce qu’éduquer, c’est apprendre deux fois.

(Découvrir la première partie de ce texte)

1 COMMENTAIRE

  1. C’est avec moi que je passe précisément le plus clair de mon temps : une excellente raison pour entretenir de bons rapports( merci de Conaitre sera tu.

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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