De notre confrère espagnol periodicodeibiza.es – Par Juan Carlos Rodriguez
Jesús Soriano Carrillo (Madrid, 1950) est docteur en sciences géologiques et professeur honoraire de l’Université Complutense de Madrid. Il a été coordinateur scientifique et technique du Centre d’étude et d’expérimentation des travaux publics et depuis 2011, il est Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil du 33e et dernier Degré du Rite Écossais Ancien et Accepté pour l’Espagne.
Nous sommes face à l’homme le plus haut gradé de la franc-maçonnerie espagnole. Son organisation gouverne parmi les maçons entre les 4e et 33e degrés, étant la troisième plus ancienne au monde, fondée le 4 juillet 1811. Il nous rencontre dans un hôtel de Sant Antoni, où ils ont tenu un discours dans lequel trois orateurs ont partagé sous le titre Le Rite Écossais Ancien et Accepté face aux défis éthiques, politiques et sociaux du 21e s.
De ses réponses se dégage une vaste connaissance de ce qu’il explique, la didactique de quelqu’un qui s’est prodigué pour les cours universitaires en illustrant ses étudiants, ainsi qu’un certain automatisme typique de quelqu’un qui a été soumis à plusieurs reprises, à des questions morbides ou tendancieuses sur la franc-maçonnerie. Humble, proche et lucide, il répond à toutes les questions sans hésitation ni autocensure.
— Que poursuit un individu qui frappe à la porte d’une loge maçonnique ?
– Chaque personne est différente et chacun peut poursuivre des objectifs différents, mais en général toute personne qui frappe à la porte de la franc-maçonnerie peut être définie comme un chercheur qui cherche à s’améliorer, à améliorer la société et l’environnement dans lequel il vit.
— Quelles qualités définissent un bon maçon ?
– Il y’en a pleines. En me référant à la franc-maçonnerie philosophique régulière, que je représente, je dirais qu’un bon franc-maçon est celui qui est une bonne personne, qui croit en un Être suprême que nous appelons le Grand Architecte de l’Univers et qui a une série de valeurs éthiques et principes moraux comme être un homme loyal, fidèle à ses serments et, surtout, un bon citoyen respectueux des lois du pays dans lequel il vit.
— La franc-maçonnerie a-t-elle été le sein dans lequel la pensée des Lumières a été fécondée ?
– Probablement oui. C’est un peu comme avant : la poule ou l’œuf, mais probablement oui. La plupart des grands penseurs des Lumières étaient des francs-maçons et il est donc plus que probable que les enseignements et les connaissances qu’ils avaient sont devenus partie intégrante des Lumières, bien que de nombreux grands francs-maçons aient également été formés à partir des Lumières. Ce qui est certain, c’est que la franc-maçonnerie est strictement liée au mouvement des Lumières.
— Combien y a-t-il de pensée éclairée aujourd’hui dans la franc-maçonnerie espagnole ?
– Je pense pratiquement à tout car les principes défendus par les Eclairés sont les mêmes que ceux défendus par la franc-maçonnerie. La franc-maçonnerie philosophique peut être définie comme l’éthique de la démocratie, avec laquelle tous ces principes que les éclairés ont défendus sont encore valables aujourd’hui et tous les maçons des hauts degrés philosophiques les maintiennent et continuent à les soigner et à les accepter.
— Quel rôle la franc-maçonnerie philosophique a-t-elle au 21ème siècle ?
« Le même qu’il avait quand il a été fondé. La franc-maçonnerie philosophique s’appuie sur les maîtres maçons issus de la franc-maçonnerie symbolique (une institution qui régit les trois premiers degrés maçonniques : apprenti, compagnon et maître) qui est chargée de transformer un homme bon en un meilleur. À cet homme meilleur, dans la franc-maçonnerie philosophique, nous avons l’intention de le convertir en rien de plus et rien de moins qu’un bon citoyen.
« Comment la franc-maçonnerie philosophique transforme-t-elle un homme meilleur en un bon citoyen ? »
– Nos rituels enseignent une série de principes importants : la nécessité de payer des impôts, le droit d’habeas corpus, la loyauté, la défense des valeurs nationales, la croyance en un Être Suprême… tous ces principes sont inculqués en permanence aux personnes avec lesquelles ils travaillent avec nous à travers nos liturgies. C’est une démarche basée sur un travail personnel pour influencer ces valeurs démocratiques qu’on nous enseigne et que nous devons mettre en pratique.
— Une doctrine s’impose-t-elle au frère maçonnique ?
– Non. Dans la franc-maçonnerie, il n’y a pas de doctrines. Il n’y a pas de pensée unique qui soit contraire à nos valeurs. Ce que nous voulons, c’est apprendre de ce que le reste de nos frères nous enseigne. Dans notre sein il est interdit de parler de politique et de religion car c’est ce qui peut séparer les gens. Évidemment, nous sommes respectueux de toutes les religions et de toutes les convictions politiques.
“Qu’est-ce que le Suprême Conseil du 33e degré ?”
– C’est l’organisation maçonnique qui regroupe les frères entre le 4e degré et le 33e degré. Cette structure se divise en trois parties principales : la franc-maçonnerie rouge ou capitulaire qui couvre les 4e au 18e degrés, la franc-maçonnerie noire philosophique qui va du 19e au 30e degré puis la franc-maçonnerie blanche ou administrative qui va du 31e au 33e degré. Avec chacun de ces diplômes, toutes les vertus que doit avoir un bon citoyen sont acquises et apprises : respectueux des autres et croyant aux valeurs de la démocratie.
— La franc-maçonnerie est-elle un « lobby » qui influence la politique ?
– Absolument. Cela n’a jamais été un lobby qui a influencé la politique. Bien qu’il soit vrai qu’aux XIXe et XXe siècles, il y avait de grands hommes d’État qui étaient des maçons. Dans le cas de l’Espagne, un exemple clair était Miguel Morayta (professeur d’histoire, journaliste et homme politique de la Première République), qui était également Souverain Grand Commandeur du Conseil suprême du 33e degré. C’est à lui, par exemple, que l’on doit la liberté académique. Cela a influencé le fait qu’un professeur pouvait enseigner à l’université ce qu’il jugeait nécessaire, en fournissant aux étudiants les notes ou les livres correspondants et il n’y avait pas une seule pensée au sein de l’université.
— L’Église est-elle un antagoniste ou un ennemi de la franc-maçonnerie ?
– “Non, pas du tout.” Nous respectons toute croyance religieuse et, en fait, dans notre ordre il y a des frères de toutes les religions. Bien qu’il soit vrai qu’à un certain moment de l’histoire de l’Église catholique, les maçons étaient des gens dangereux et ont même été excommuniés. Maintenant ce n’est plus le cas. Nous n’avons aucun antagonisme avec personne et nous en avons assez dit.
— Pourquoi faut-il être croyant pour être franc-maçon ?
– Nous croyons que l’homme est composé d’un corps, d’un esprit et d’une âme. Donc, si l’on croit être doté d’une âme, il faut croire en une entité supérieure. Il est vrai aussi qu’on ne peut pas parler de franc-maçonnerie au singulier, mais il faut parler de franc-maçonnerie au pluriel car il existe d’autres branches de la franc-maçonnerie (irrégulière) auxquelles il n’est pas nécessaire d’être croyant. Dans la franc-maçonnerie ordinaire, vous devez être croyant car nous comprenons que si ce n’est pas le cas, bon nombre de nos principes ne peuvent pas être maintenus.
— Pourquoi la symbologie maçonnique est-elle basée sur des éléments d’architecture et de construction ?
– Parce que la franc-maçonnerie commence par les maçons opératifs qui furent les grands bâtisseurs de cathédrales. Tous ces symboles représentent beaucoup de choses. Par exemple, l’équerre, le niveau, le compas ou le fil à plomb représentent une série de valeurs de rectitude, de respect d’autrui, etc., qui pour nous ont une valeur symbolique très utilisable.
« Qu’est-ce que vous gagnez en montant d’un grade ? »
– Amélioration personnelle accrue. Il s’élève parce qu’il a une plus grande connaissance des choses. C’est comme tout, pour devenir médecin, il fallait d’abord être un enfant d’âge préscolaire, puis un baccalauréat, puis un diplômé. C’est un effort continu d’étude et de travail. Dans mon cas particulier, ce que j’ai obtenu est une grande satisfaction personnelle pour le devoir accompli.
— Quelle importance le rituel a-t-il au sein de la franc-maçonnerie ?
– Tout. La franc-maçonnerie est un ordre initiatique et, par conséquent, le rituel est la manière dont nous devons nous comporter dans certains aspects de la vie. C’est notre outil de travail.
— Pourquoi en Espagne la franc-maçonnerie n’a-t-elle pas l’acceptation sociale qu’elle a dans des pays comme la France, le Royaume-Uni ou les États-Unis ?
– La réponse est très simple : parce que l’Espagne est la seule nation au monde qui ait eu une loi pour réprimer la franc-maçonnerie. Une personne a été condamnée à mort pour le simple fait d’être maçon. De toute évidence, les quarante années de dictature de Franco ont créé un sédiment. Il ne faut pas oublier que quelques jours avant sa mort, Franco a encore dit sur la Plaza de Oriente qu’à propos de la « conspiration judéo-maçonnique », alors tous les grands maux du pays, y compris les tremblements de terre ou les éruptions volcaniques, étaient la faute de la franc-maçonnerie. C’est la goutte malaise, si à chaque fois vous obtenez la goutte de “à quel point ils sont mauvais”, eh bien… Beaucoup de grands personnages de l’histoire qui ont fait beaucoup de bien pour l’Espagne ont été des maçons. Maintenant, les gens sont beaucoup plus intelligents, en Espagne, ils commencent à avoir une éducation.
— Pensez-vous que cette situation est en train de s’inverser et que la franc-maçonnerie commence à être mieux acceptée dans la société espagnole ?
– Je crois que oui. Il existe déjà de nombreux organismes étatiques qui reconnaissent l’honorabilité de la franc-maçonnerie : conseils municipaux, parlements régionaux (comme les îles Baléares), etc. Il est vrai aussi qu’il faut reconnaître que les seuls à qui on n’a pas demandé pardon pour la répression de la guerre civile sont les francs-maçons. C’est une dette que l’État espagnol a envers les personnes qui ont donné leur vie pour défendre les valeurs démocratiques.
— Que diriez-vous à une personne qui associe la franc-maçonnerie au satanisme ?
– Eh bien, simplement qu’il est inculte, qu’il ne sait pas de quoi il parle et que dans cette vie, pour avoir une opinion, il faut d’abord avoir une formation.
— Quelle est la situation actuelle de la franc-maçonnerie à Ibiza ?
– En ce qui concerne le Suprême Conseil du 33e degré, à Ibiza, nous sommes dans une bonne situation. Nous avons trois corps capitulaires : une loge capitulaire de perfection, un chapitre rosicrucien et un conseil des chevaliers Kadosh. La franc-maçonnerie ici à Ibiza se développe très bien car il y a des jeunes qui entrent avec beaucoup d’enthousiasme et de désir. Petit à petit, comme dans le reste de l’Espagne, la raison prévaudra et être franc-maçon sera quelque chose de normal accepté par la société, sans aucun problème.