ven 22 novembre 2024 - 22:11

Le mot du mois : « Nuance »

C’est peu dire que nous vivons une époque sans nuances, empreinte de brutalité et de vindicte. Mots non pas échangés, mais jetés à la face dans la crudité d’une grossièreté banalisée. Gestes peu retenus, au mieux ébauchés dans l’immédiateté de leur irréflexion, souvent violents par leur spontanéité sans prévention. Et l’ensemble contribue à une superficialité des relations et une virulence sociale qui n’en mesurent pas l’effet désastreux. A tout propos et hors de propos, l’insulte fuse, la bourrade sans contrôle déséquilibre jusqu’à la chute.

Il est loin le temps des “noms d’oiseaux” dont on gratifiait l’adversaire du moment. Certes, pour les oreilles et les épées susceptibles, le seuil de tolérance à l’injure s’avérait très bas et l’on se souffletait à l’envi et criait au duel à la moindre oeillade jugée déplacée, au “mot de travers”. Encore fallait-il détenir l’épée vengeresse et la compétence d’en user.

Dans un monde sans nuanciation, où tout ne peut être que blanc ou noir, bien ou mal, beau ou laid, etc., on se prend à rêver de clair-obscur, de politesse et de diplomatie, de vocabulaire choisi à bon escient et de lenteur voulue dans la réfutation.

L’étymon de la nuance, *nebh, désigne tout ce qui “couvre”. La nébuleuse et le cumulonimbus, la nuée et le temps nuageux. Et même la nielle, une maladie céréalière ainsi nommée parce que le brouillard est nuisible au blé, entre autres.

On redoute toutes les formes de brouillard, visuel ou mental, parce que le sens de la vue y perd son hypertrophie rassurante et le rationnel sombre sans prévention. Et quand s’annonce le brouillard de la barbarie, s’instaurent alors les temps opaques de Nacht und Nebel, Nuit et Brouillard de l’humanité. De quoi s’obnubiler sans réponse sur les remèdes à lui apporter.

Il y a aussi ceux qui toujours “tombent des nues” dans une apparente naïveté désarmante, tel le Professeur Nimbus, de désopilante mémoire. Son point d’interrogation capillaire fit la joie de nombre de générations. Et son nom est devenu une métaphore courante.

Le verbe nuer permet d’assortir les couleurs dans toutes les variations des nuages. De là vient la nuance. Aussi nécessaire que le nuage pour voiler la crudité aveuglante d’un soleil ou d’une franchise propre à blesser.

“Autrefois tu me disais tout”, ainsi se plaint le Comte à Figaro, qui lui répond : “Et maintenant je ne vous cache rien.” (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, III, 5). Ah, la subtilité du renversement par la négation ! Les Jésuites s’étaient fait une spécialité de cette forme de péché par omission… Le mensonge “en creux” désarme infailliblement la virulence de l’attaque.

Et Voltaire, taraudé de jalousie, disait de Marivaux, son rival en théâtre :”Il pèse des oeufs de mouche dans une balance en toile d’araignée.”

Dans la société contemporaine et ses affrontements de mots et de gestes si abrupts et assassins, on se prend à rêver de restaurer plus généralement une courtoisie de bon aloi nimbée de nuances.

Annick DROGOU

As-tu jamais ouvert un nuancier ? C’est ce jeu de cartes qui, à partir des trois couleurs primaires, présente une gamme, une infinie palette de couleurs qui nous ouvrent à la richesse, à la fécondité du réel qu’on a oublié de voir et contempler. Intensité ou légèreté, luminosité ou obscurité, chaleur ou froideur des couleurs qui varient par degrés infinitésimaux, le nuancier n’est jamais dualiste. Et quand il faut rompre le silence, la parole s’apprivoise et s’élève dans l’art de la nuance.

Beauté. Avec la nuance, ce n’est pas le diable qui est dans le détail mais le beau. La nuance est l’art des transitions. Il y a de la douceur dans la nuance, souvent un geste de paix, d’ouverture, mais rien d’émollient, de lâche. Bien au contraire, la nuance est exigeante, elle nous mobilise dans la recherche de la précision. La nuance avance avec esprit de finesse. Mécanique de l’affleurement de l’adverbe et de la pointe de l’épithète choisi avec justesse pour teinter les mots.

Force. Pourquoi la nuance ? On pourrait se contenter de grosses évidences, toujours choisir son camp. Pas de nuances sur un panneau indicateur : le rouge est mis, c’est interdit. Non, l’art de la nuance est plus fort que tous les jugements à l’emporte-pièce tonitruants. La nuance n’est pas pour autant un relativisme paresseux. La nuance sait viser juste. Derrière son apparente faiblesse, la nuance est une force. Celle qui préférera toujours le chemin de crête de recherche de la vérité, de l’exactitude, à l’autoroute des conformismes.

Sagesse. La nuance est la politesse des mots, la civilisation du verbe. « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde », écrivait Albert Camus dans un article en hommage au philosophe Brice Parrain. Humilité aussi de la nuance que sert si bien l’humour. Entendre et sous-entendre. La nuance comme une salutaire gymnastique d’intelligence du réel. La vie en couleurs.

Jean DUMONTEIL

2 Commentaires

  1. Quand deux beau esprits nous racontent … Les mots deviennent des personnages de la Commedia dell’arte changeant leur masque pour se glisser dans les scénarios de leur mise en scène. Délicieux !

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Annick Drogou
Annick Drogou
- études de Langues Anciennes, agrégation de Grammaire incluse. - professeur, surtout de Grec. - goût immodéré pour les mots. - curiosité inassouvie pour tous les savoirs. - écritures variées, Grammaire, sectes, Croqueurs de pommes, ateliers d’écriture, théâtre, poésie en lien avec la peinture et la sculpture. - beaucoup d’articles et quelques livres publiés. - vingt-trois années de Maçonnerie au Droit Humain. - une inaptitude incurable pour le conformisme.

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