On parle tant de tolérance qu’on en vient à douter de ses opinions. À chaque fois que j’ai envie de m’en faire une, d’opinion, je m’interroge. Est-ce que penser en tolérant c’est donner raison à ceux qui affirment avoir raison ? Est-ce que lire en tolérant c’est n’acheter que ce qui est recommandé ? Est-ce qu’écouter en tolérant c’est approuver ? Est-ce que parler en tolérant c’est se taire ? Est-ce que jouer en tolérant c’est laisser l’autre gagner ? Il y a de quoi être perplexe, non ? Hélas ! autant de fois hélas ! désormais, vivre n’est que questions, tant les opinions sont devenues gênantes. Et puis, on peut ne rien dire, mais il m’est très difficile de ne pas m’en dire un mot à moi-même. Or les mots constituent un terrible danger pour les opinions. Ils les peignent en blanc et rouge, couleur de cible.
Tenez, pas plus tard qu’hier je me suis rendu compte que j’avais une souris dans l’appartement. C’est très joli, les souris… mais au cinéma ! Chez soi ça fait perdre un temps fou à chercher le trou. Je finis par aller dans une pharmacie. Une jeune femme, accorte m’y accueille. À l’exposé de mon problème, elle semble tout à la fois gênée et offusquée.
- « Mais enfin, Monsieur, me dit-elle d’une voix étouffée, vous êtes étranger ? »
Je la regarde éberlué.
- « Vous ignorez donc, ajoute-t-elle en baissant la voix, que certains mots sont interdits par la loi ? Par exemple le mot race (il ne lui restait plus qu’un filet de voix), ou le mot nègre, même s’il a caractérisé un art cher à André Breton ou à Brancusi. Eh bien, le terme de souris vient d’être mis à l’index. On dit que ce serait à cause d’un Chargé de mission qui aurait lu Steinbeck, vous savez le roman Des souris et des hommes. Mais c’est tellement improbable ! Toujours est-il que si on vous entend parler de souris, vous serez condamné pour machisme. »
Je m’éloigne donc à pas pressés craignant d’être suivi. Au passage, je m’enfourne dans une quincaillerie. Je demande poliment au vendeur, un beau jeune homme avec un catogan, des boucles d’oreille, des bras tatoués et une chemise arc-en-ciel :
- « Je voudrais une tapette. »
Aussitôt il me lance un œil furibond et me répond, avec la bouche en cul-de-poule :
- « Nous n’avons pas cet article ! »
Je sortais, déçu, lorsque je l’ai entendu expliquer à une vendeuse aux cheveux violets, hérissés à l’iroquoise :
- « Encore un homophobe ! »
J’étais vraiment très embêté. Et si jamais il portait plainte, hein ? Aujourd’hui, la peine est moins lourde si on fait un hold-up…
Le découragement me gagnait. Je décide de rentrer chez moi et de vivre avec ma souris. En passant je vois une droguerie. J’y entre. Comme il n’y avait personne dans le magasin, je pouvais parler librement.
- « J’ai une souris chez moi. Je voudrais de la mort-aux-rats. »
- « Il s’agit bien de souris, n’est-ce pas, et non pas de rats ? »
C’était probablement le propriétaire ; il portait une blouse blanche, peut-être pour faire sérieux, et il l’était. On décelait dans sa question une certaine inquiétude.
- « Oui, lui répondis-je. Pourquoi ? Le produit est différent pour les souris et les rats ? »
Il ne répondit pas directement à la question.
- « De quelle couleur est-elle, votre souris ? »
- « Grise, je crois. »
- « Oh, dans ce cas, il faut faire une déclaration à la Préfecture et attendre l’autorisation. »
- « Ah bon ? »
- « Oui, si elle avait été blanche, il n’y aurait pas eu de problème. On peut se débarrasser de toutes les blanches qu’on veut. Mais les grises sont protégées par la loi antiraciste votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale. »
Je me rendis compte soudain que ma vie, avec ses souvenirs et ses repères, tout s’inscrivait non seulement dans la trame du temps, mais dans le drame du temps. Trame, drame, il se tramait donc quelque chose, c’était clair. Il me fallait savoir quoi ? Qu’était devenue la tolérance ?
J’entrai chez les francs-maçons et ils me montrèrent un grand damier en m’expliquant que la vérité n’était ni dans les cases blanches ni dans les cases noires, et certainement pas dans leur affrontement, mais plutôt dans la diagonale. « Sans doute celle du fou » – me dis-je in petto et sans en rien laisser paraître, ce qui est la définition même du petto.
- « Et à quoi servent les trois colonnettes autour ? », demandai-je.
- « Elles symbolisent la Sagesse, la Force et la Beauté, la première intervient dans la conception de l’œuvre, la seconde dans sa réalisation, la troisième dans son ornementation. »
- « Et la tolérance ? »
- « Elle est dans le pilier manquant. »
J’avais tout compris.