mar 03 décembre 2024 - 06:12

Remercier n’est pas toujours dire merci

Lorsque qu’un frère (ou une sœur) remercie en loge, il est souvent repris par  cette sentence : « on ne remercie pas en Loge ! ».

Étonnant dans une société où la courtoisie[1] est considérée comme une vertu[2]. Le philosophe André Comte-Sponville en fait même la mère des vertus, et même Dante considérait qu’elle était nécessaire à la recherche du perfectionnement. (À partir de 19’38 : https://vimeo.com/ledroithumainfrance/franc-maconnerie-spiritualites-1).

Pourtant les termes remercier / remerciement apparaissent bien dans les rituels maçonniques du XVIIIe siècle :

– Publié en 1785, le Recueil précieux de la maçonnerie adonhiramite précise : ceux de qui on porte la santé ne doivent jamais boire avec les autres, mais après, en acte de remerciements. On y voit  que les apprentis demandent la parole pour exprimer leur reconnaissance du témoignage d’estime et d’amitié qu’ils ont reçus ; ils le marquent en portant à leur tour une santé[3].

– Le Manuel du franc-maçon de Bazot (1817) mentionne comment il convient aux apprentis de remercier lors du banquet d’ordre[4].

Alors d’où peut provenir cette assertion «on ne remercie pas en Loge» pour le moins surprenante ?

Plusieurs hypothèses sont proposées.

1)- « Dans beaucoup d’états, quand un Compagnon de métier avait fini son tour de France et qu’il voulait se fixer dans un lieu quelconque, il remerciait sa Société, c’est-à-dire qu’il s’en retire muni d’un certificat, à lui délivré dans une grande réunion, par ses confrères, certificat attestant la moralité et la conduite sage de celui qui l’obtient : ce certificat est une sorte de congé. Celui qui a remercié n’appartient plus à la Société active, il n’y doit plus rien, il est indépendant. Il reste cependant attaché de cœur à cette Société et l’aime comme un bon soldat aime son régiment et ses vieux compagnons d’armes, avec lesquels il a souffert et combattu longtemps ; il l’aime même à un degré supérieur, car son attachement fut toujours libre et ne dura qu’autant qu’il le voulut : aussi cette Société pourrait encore dans une grande occasion compter sur ses secours pécuniaires et sur sa personne.[5]

«On ne remercie jamais en Loge», pourrait prendre alors la signification qu’avoir été initié crée un lien affectif et solidaire entre frères et sœurs qui ne change pas, même en quittant la Franc-Maçonnerie . La réalité récuse cette hypothèse !

2)- Cependant il est des Sociétés où l’on ne remerciait jamais ; celle des Compagnons étrangers tailleurs de pierre est de ce nombre ! D’où une deuxième explication :« Les compagnons tailleurs de pierre, dont nous sommes les héritiers, n’avaient pas pour habitude de remercier. Nous devons nous conformer à cet usage.»

Ce même glissement sémantique de cette explication (au moment d’un congé) n’est pas davantage satisfaisant puisqu’il n’est pas de circonstance car “on ne remercie pas en loge” est une remarque faite justement à celui (celle) qui est en loge !

3)- «Dans une vision progressiste et socialisante, la lutte contre les puissants et pour l’émancipation sociale a entrainé l’idée que des actes aussi simples que la demande d’excuse ou les remerciements étaient la marque infaillible de l’hommage que les faibles – ou les “opprimés” – faisaient par obligation aux élites dominantes – les “oppresseurs” ! Le franc-maçon, à l’avant-garde du combat social, se devait de renoncer à ces manifestations de servilité. Dans cette ambiance intellectuelle nouvelle, le principe de l’égalité foncière de tous les Frères a peu à peu imposé l’idée qu’ils ne se devaient ni excuse ni remerciement…[6]» En portugais, “merci” se dit “obligo” et rend bien compte de cette vision du rapport induit par un remerciement. Poussé à l’extrême, on pourrait le comprendre comme “se mettre à la merci” d’un autre.  

Pourtant le remerciement c’est aussi le témoignage d’une reconnaissance. Les francs-maçons devraient-ils se montrer ingrats à cause de la trace des usages de francs-maçons opératifs ou d’un relent de lutte des classes ?

Comment se contenter de ces explications puisque dire merci est aussi une «obligation» de bienséance entre égaux[7] (montrer que l’on se sent l’obligé d’avoir reçu, le merci étant une façon de donner réciproquement), une politesse, une des «choses tendres de la vie». Alors témoigner par un mot de gratitude pour ce qu’on a reçu en partage, le travail d’une planche par exemple, par un remerciement serait-il inconvenant ?

A priori, dans le monde profane, ce serait la moindre des choses. Seulement voilà : écouter une planche se passe lors d’une tenue avec une caractéristique rituelle très particulière. Celui qui parle s’adresse à tous les présents, pas en particulier à celui qui voudrait remercier. La parole est donnée pour tous. Alors remercier ne serait-ce pas s’approprier la totalité indivisible de ce qui est offert et manifester un égotisme ?

Mais surtout, toute parole en loge est un apport pour rechercher la parole perdue. La parole circule certes, mais autour de quoi ? Une évidence s’impose : autour du tableau de Loge qui irradie les colonnes. Le tableau de Loge est le lieu à partir duquel s’élabore le sens des différents degrés. Là est le principe fondamental de l’unité et chaque frère et sœur, par son oralité, complète le sens de son mystère. C’est le tableau de Loge qui reçoit la parole, il ne saurait remercier qui que ce soit !

Mais nous sommes aussi aimables ! Comment faire pour ne pas priver le frère (ou la sœur) qui a planché du plaisir/salaire qu’il éprouverait à recevoir cette « douceur de la vie » que le tableau ne peut lui donner ? Le Vénérable seul ne pourrait-il le faire, en remerciant au nom de tous les frères et sœurs présents ? Il conviendrait qu’il le fasse pour chaque planche, quelle que soit sa qualité, afin de suspendre tout jugement. Autrement dit, il conviendrait que ce soit une phrase du rituel et non des témoignages personnels d’affection ou d’appréciation qui peuvent toujours se faire ensuite en salle humide.

Et c’est tout autant au nom de tous les frères et sœurs que le Vénérable remercie les visiteurs parce qu’ils viennent aider au travail sur le chantier.

Je vous remercie de m’avoir lu.

Illustration : Mains en prière, bronze à partir d’un dessin réalisé par Albecht Dürer pour remercier son frère Albert de lui avoir financé ses études tandis que ce dernier s’abîmait à la mine.


[1] Attitude de politesse reconnaissant la générosité de l’autre par un remerciement.

[2] Dante affirme qu’à cet âge [de compagnon] la tâche fondamentale qu’il faut accomplir consiste à rechercher sa propre perfection, et il considère à ce propos qu’il est nécessaire de développer cinq vertus : la tempérance, la force, la fraternité, la courtoisie et la loyauté.

[3] Louis Guillemain Saint-Victor, Recueil précieux de la maçonnerie adonhiramite, 1785, p.34 <books.google.be/books?id=41wGAAAAQAAJ&printsec=frontcover&hl>

[4] À la 3ème et 5ème santé du banquet d’ordre, p. 192 : <books.google.fr/books?id=EQYTAAAAIAAJ&printsec=frontcover&h>

[5] Agricol Pertiguier, Le livre du compagnonnage, T1, 1857, p.69-70 : <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5684793z/f88>

[6] Roger Dachez, On ne remercie pas en franc-maçonnerie – et on ne s’excuse pas non plus. http://pierresvivantes.hautetfort.com/archive/2013/07/07/on-ne-se-remercie-par-en-franc-maconnerie-et-on-ne-s-excuse.html

[7] Agricol Pertiguier, Le livre du compagnonnage, T1, 1857, p. 237 : LANGUEDOC —Vous avez bien des bontés pour moi, pays Provençal, et pour tout cela je ne peux que vous remercier. <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5684793z/f266>

3 Commentaires

  1. Pour le sourire qui ne me quitta point du début à la fin de cette planche oserai-je encore remercier l’auteur qui me tient à merci par le plaisir de le lire et la formidable houle de joie me montant à la gorge pour éclater de rire! Rabelais n’eut pas craint ‘écrire qu’il rota ! Cela ne s’entend pas comme une note gaillarde en fin d’agape, Mais souvent on ne se retient pas de dire un tendre merci quand tout l’amour fut donné….qui oserait remercier un drille joyeux, compagnon fidèle, frère inconditionnel ! Solange Sudarskis ma sœur!

  2. Même au sein d’une famille on se remercie. Pourquoi pas en maçonnerie?

    Cela me rappelle qu’en hiver 1968, arrivant de ma Slovaquie natale à la Gare de l’Est parisienne, j’ai proposé à une femme de l’aider à porter ses lourdes valises – mais elle s’est mise à crier « au voleur ». Les jours suivants, en voulant aider une amie à enfiler son manteau, en cédant ma place dans le métro à une dame pas très âgée, en ouvrant la porte pour en laisser passer une autre, je me suis fait rabrouer: « Tu crois que je ne suis pas capable de le faire moi-même? » ( « Tu » était de rigueur. ) En 1968 la galanterie était ressentie comme un signe de condescendance masculine vis-à-vis des femmes. Ce n’est plus le cas mais j’ai mis beaucoup de temps à réapprendre ces gestes de tendresse et de respect…

    Une anecdote historique : lors de la grande tourmente révolutionnaire des années 1790 qui envoya plus de 4000 personnes à l’échafaud, le vicomte Alexandre de Beauharnais fut arrêté et incarcéré à la prison des Carmes avec son épouse Joséphine.

    Chaque matin, un geôlier pénétrait dans les immenses salles où s’agglutinaient les malheureux et égrenait une liste des noms de ceux qu’une charrette attendait pour leur voyage vers la guillotine.

    Le 26 juillet 1794, le gardien a crié « Beauharnais ».

    Alexandre de Beauharnais se leva, passa devant sa femme, s’inclina et déclara :
    – Permettez, Madame, que pour une fois je passe en premier !

    Quelques jours après, grâce probablement à l’action du député Barras, ou de Tallien qui avaient été d’assidus soupirants de la belle Créole, Joséphine de Beauharnais fut libérée. Quatre mois plus tard, elle épouse Napoléon.

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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