sam 05 octobre 2024 - 13:10

Éloge de la paresse

Je tournais gentiment sur le manège du rêve, plongé dans une de ces méditations où l’on ne pense à rien, surtout à rien, sauf que la vie n’est supportable que lorsqu’elle se la coule douce, et que pour ça il suffit de changer de nom, comme moi désormais, profession retraité, la vie enfin, car la vie voyez-vous, elle devient ce qu’on est, elle aussi retraitée, retirée de ce traitement absurde à base de harcèlement téléphonique, de centaines de mails par jour à avaler, sans compter les courriers, tous les « y’a qu’moi qui compte », « moi l’premier, les autres j’m’en fous », et les chefs c’est pareil, ne m’en parlez pas des chefs, une seule idée en tête leur carrière, la course à la promotion, alors ils exigent des autres, rendement, toujours plus avec moins de moyens, aujourd’hui c’est le top, pensez donc avec ça on se fait mousser comme un bain qui cache ce qu’il y a en dessous, et quand ils vont voir le Directeur Général pour l’évaluation annuelle, alors là c’est le tralala, ils mettent leur JE en avant tout en disant MON équipe, mais l’équipe c’est moi, salopard !, et pour moi pas un merci, rien, moi j’vous l’dis, le rien c’est eux, rien que des toxiques ces p’tits chefs, des nuisibles, des rats, des araignées, des vipères et des scorpions, tous dans le même sac et si tu retournes le sac, c’est eux qui sortent, résolument malfaisants, insupportablement insupportables, et ça durant quarante-deux ans, huit mois et dix-sept jours, alors, pensez, devenir libre, pouvoir résider enfin dans sa case vide, au centre de l’inutile, est un plaisir aussi doux qu’un réveil sans douleur au dos.

Ah, le dos ! Qui dira jamais les délices d’un bon canapé, pas ceux en soi-disant cuir qui soulignent les vertèbres et collent en été, non, un canapé au moelleux d’oreiller qui vous prend au corps comme une doudoune et vous entoure de mou, de tiède, de rien-faire, de cette exquise caresse qui sait aimer béatement en offrant des bouquets d’images de kaléidoscope, souriantes de temps passé qui aimerait repasser, ou illuminant soudain d’une lumière crue la phrase qu’on n’a pas dite, et qui surgit tout naturellement, belle comme l’inattendu, cette répartie magnifique qu’on tâche de garder pour la resservir la prochaine fois, comme s’il allait y avoir une prochaine fois et que la lutte contre l’oubli n’était pas perdue d’avance, et j’entre sur la pointe des pieds dans l’illusion du rêve, oh bien sûr éveillé, mais si je ferme un peu les yeux pour filtrer une idée, fugace comme un baiser d’enfant, je la vois s’assoupir dans une bienveillante indolence qui me fait retomber d’un coup dans la torpeur, cette espèce de rideau un peu lourd qui s’écarte doucement pour laisser place au songe où se présentent des personnages dont on n’entend pas la voix, mais qui impriment pourtant des paroles dans la tête, et un mot surgit soudain, s’établit dans sa présence, fort comme une statue : « paresse », succulente paresse comme un chocolat à la liqueur, d’où viens-tu, ma paresse, moi qui ai toujours été d’active, ¾ chérie, que faisons-nous aujourd’hui ?, ¾ mais rien, se reposer, ¾ se reposer ? on fera ça quand on sera morts,  et maintenant avachi et heureux de l’être.

Paresse, paresse… D’où diable peut bien venir le mot ? L’étymologie c’est comme la philologie, ça mène au pire, dixit Ionesco. Et pour le coup c’est vrai, ça me réveille d’un coup, pas de massue, pas de génie non plus, un coup bas, de traîtrise dans l’ombre de la matière grise, de quoi la faire froncer comme un bandonéon sans néon, mais je me demande où j’ai bien pu attraper ça, cette fichue paresse qui m’a assigné le canapé pour refuge. Voyons, voyons, que je me dis ! Pourtant j’ai bien mis le masque, respecté la distanciation sociale, j’ai bien fait les gestes barrière jusqu’à me confondre avec un passage à niveau, collé le passe sanitaire sur la fesse droite, QR Code dit bien l’endroit où il faut le mettre, le R étant l’initiale de Right, droit ou droite en anglais, ça dépend du sexe, et j’ai suivi scrupuleusement les consignes, pas ceci et pas cela, et encore un peu moins parce qu’on vous dit que « c’est un plus », mais alors, où ai-je bien pu l’attraper la terrible paresse, ce virus venu de nulle part, terrible neuropathie qui attaque les nerfs des bras et handicape à vie les doigts des mains, sauf les pouces qui tournent sur eux-mêmes, qui tournent, et tournent, tournent…

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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