mar 03 décembre 2024 - 18:12

Les citations et leur impact sociétal : l’exemple du Rasoir de Hanlon

Grâce à l’étude du succès de la citation « anti-complotiste » attribuée à Michel Rocard, on comprend le succès actuel des citations sur les réseaux sociaux, mais aussi les limites, vite atteintes, de leurs effets positifs, et les bénéfices secondaires qu’elles ont pour nos égos.

Les réseaux sociaux sont une dramatisation de ce qui se passe dans nos cerveaux ; dramatisation car, nous l’avons tous observé, la voix du plus radical finit par couvrir celle des autres, montrant le spectacle navrant de la noirceur humaine. Quelques groupes tentent maladroitement de se protéger en publiant maintes images de chatons, et essayant de détecter et stopper les trolls avant qu’ils n’endommagent durablement l’ambiance du groupe.

D’autres tentent de rappeler quelques principes de vie en société :  ceci explique un partage fréquent de maximes, proverbes et citations de personnes célèbres. Les esprits chagrins diront bien sûr que colporter les réflexions élaborées par d’autres permet d’éviter la surchauffe de son propre neurone, ou que tout cela est un expédient permettant de planquer sa propre pensée derrière celle des célébrités.

On pourra aussi remarquer que le sens moral fonctionne sans sollicitation volontaire , et pond ses jugements automatiquement, les citations au parfum moralisant sont donc à la mode. Jung disait d’ailleurs «  penser est difficile, c’est pourquoi les gens jugent. »

Nous examinons ici un cas d’école, dont pas mal d’aspects sont généralisables à notre vogue des aphorismes.

Comme pour toutes les maximes, on ressent d’abord un désir de l’auteur de corriger une erreur de jugement fréquente : on vise donc officiellement une augmentation de précision de la pensée .

Mais rappelons d’abord que nous sommes dans la civilisation du poisson rouge :  durée moyenne d’attention de l’utilisateur de smartphone pour un sujet donné : 9 secondes. D’où les 280 caractères maxi d’un tweet, et le succès des citations. Tant pis pour la pensée complexe. 

Ensuite, il faut que la citation en vogue soit en prise sur les problématiques en cours de discussion dans la société :  elle colle au Zeitgeist.

Ces derniers jours on a vu un bon succès de la citation reprise dans l’image, attribuée à Michel Rocard. Des citations similaires ont précédemment été attribuées à Napoléon, et également, dans le monde anglophone, à Ayn Rand, mais surtout à l’informaticien Robert Hanlon. On y accole le qualificatif de « Rasoir », par référence au rasoir d’Ockham, qui incitait à la parcimonie en matière d’hypothèses menant à une démonstration métaphysique. Dans le cas présent, la maxime incite à « raser », c’est-à-dire minimiser, en tous cas dans un premier temps, le recours à l’explication par l’existence d’un complot.

Nous avons là d’emblée ce qui explique le succès de la citation :  les réseaux sociaux sont saturés d’explications complotistes pour tous les dysfonctionnements de la société, y compris toutes les attentes de nos impatients congénères rencontrées imparfaitement ou trop tardivement. Bien sûr, m’argumenterez-vous, les complotistes ne disent pas qu’il y a un gros et méchant complot derrière tout problème, mais juste que le problème est le résultat d’une intention condamnable ( par exemple le désir de cacher un conflit d’intérêt ) de l’un ou l’autre membre des élites qui nous dirigent.

Ce qui nous ramène au biais d’intention :  voir une intention malveillante derrière un rideau de feuilles qui bouge nous a certes permis de survivre au paléolithique, mais nous a laissé un biais d’agentivité ( comme disent ceux qui parlent la sociolangue ) qui nous laisse tremper en permanence dans un désagréable bain de méfiance : tous (un peu) paranos !

Bref, la citation nous amène une brise qui allège la lourdeur des soupçons généralisés :  oui, peut-être que notre interlocuteur est con, tout simplement, au lieu d’être le salopard que nous pensions.

En évitant de caricaturer, disons qu’il faut analyser si l’interlocuteur a commis une erreur cognitive ( ayant d’autres infos que nous, ou d’autres vécus expliquant une autre manière de raisonner ou d’échelonner les valeurs, etc. ) avant de supposer qu’il a formé une intention négative . Un accord toltèque disait déjà :  « ne fais pas de suppositions. »

Deux effets positifs : d’une part, cela peut ramener un peu de positivité dans notre monde de brutes, et d’autre part, cela flatte notre égo de repérer un raisonnement erroné chez l’autre , qui du coup a moins à être surveillé, ce qui est consommateur d’énergie, mais plutôt à être accompagné vers les hautes sphères que nous fréquentons :  délicieux surplomb, n’est-il pas ? Plus détendu, on sera plus bienveillant : le Rasoir de Hanlon serait-il maçonnique et boostant la solidarité humaine ?

Voilà pour les explications, mais les limites de la maxime apparaissent bien vite :  qui dit que l’interlocuteur ne simule pas un raisonnement faible dans une intention manipulatoire ?

Mais surtout, qu’est ce qui nous prouve que l’ erreur n’est pas de notre côté, soit une erreur cognitive comme détaillé plus haut, qu’on pourrait alors nommer un angle mort ( on ignore ce qu’on ignore ) , mais aussi une intention pas nette de notre fait… Connais-toi toi-même, y compris tes côtés les plus sombres !

Tentative de conclusion :  le cas analysé ici ( résumé d’un travail autrement fouillé mené par des psychologues outre-Atlantique ) montre que le partage de citations sur les réseaux sociaux correspond à des préoccupations sociétales du moment, et peut avoir quelques impacts positifs . Les limites des aphorismes, à commencer par les exceptions non mentionnées dans le texte obligatoirement court, sont toujours très vite présentes, et bien souvent l’aveuglement sur soi et l’évacuation de la complexité des choses font dégringoler l’efficacité de la citation.

Méfiez-vous de tout ce qu’on trouve sur internet, comme disait Victor Hugo.

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Patrick Van Denhove
Patrick Van Denhovehttps://www.lebandeau.net
Après une carrière bien remplie d'ingénieur dans le secteur de l'énergie, je peux enfin me consacrer aux sciences humaines ! Heureux en franc-maçonnerie, mon moteur est la curiosité, et le doute mon garde-fou.

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