ven 22 novembre 2024 - 12:11

ESPAGNE : “L’humanité a de plus en plus besoin de fraternité” – Interview de Audrey Desplanques Conseiller de l’ordre du GODF

De notre confrère espagnol elfarodeceuta.es

Audrey Desplanques, conseiller de l’Ordre du Grand Orient de France, auquel appartient le Triangle d’Hercule de Ceuta, visite notre ville.

Cette franc-maçonne, psychologue clinicienne, est la responsable du Grand Orient de France chargée des questions humanitaires. Particulièrement liée à Ceuta (qu’elle a déjà visitée), cette française connaît déjà le Triangle d’Hercule de Ceuta et ses membres.

En plus du contact avec la formation maçonnique de Ceuta, dépendante de la Loge maçonnique Héraclès de Malaga, Audrey Desplanques s’est rendue dans la Cité Autonome pour constater in situ la réalité de l’immigration dans la région du détroit de Gibraltar.

El Faro : Pourquoi la Franc-maçonnerie s’intéresse-t-elle à Ceuta?

– La Franc-maçonnerie, et en l’occurrence le Grand Orient de France (GODF), s’est toujours sentie liée à Ceuta, et les raisons ne manquent pas. Ceuta peut être décrite comme une ville dans laquelle la franc-maçonnerie avait une implantation très importante. Avant le coup d’État de 1936, il y avait à Ceuta quatre loges maçonniques ayant leur siège dans la rue Lieutenant Pacheco où se tenaient les tenues [réunions de maçons], et tout cela pour une population de 50 000 habitants. De plus, Ceuta regorge de symboles maçonniques dans tous les coins où que vous regardez, de l’ancienne salle plénière en passant par la Maison des Dragons, dans les vieux lampadaires ou la statue de notre frère “Grecia” à Gran Vía, tout nous rappelle le lien privilégié avec la franc-maçonnerie. De plus, il y a quelques années, un Triangle [structure maçonnique de base] a été créé ici, avec le nom d’Hercule au sein du Grand Orient de France. Le Triangle d’Hercule est venu prendre le relais de la loge qui fut celle d’Antonio López Sánchez-Prados. Il est clair que la maçonnerie a des raisons plus que fondées de s’intéresser à Ceuta.

Ceuta est l’un des carrefours de l’immigration…

  • C’est l’une des raisons de ma visite à Ceuta. Bien sûr, le phénomène de l’immigration n’est pas une chose qui ne concerne que Ceuta, loin de là. Nous ne pouvons pas transformer Ceuta en une île, comme le sont Malte ou Lampedusa, en un no man’s land que l’Europe ne veut pas regarder parce que la question est génante ou difficile à résoudre. En dehors de cette considération, que je considère importante pour le GODF, la question humanitaire est une priorité. En effet, le GODF apporte une aide économique importante aux pays touchés par des catastrophes naturelles et/ou une aide humanitaire (entre autres actions à travers sa Fondation). Revenons à la question de l’immigration dans la zone du détroit de Gibraltar, force est de rappeler que, précisément dans ce morceau de mer où se rencontrent la Méditerranée et l’Atlantique, c’est aujourd’hui l’un charnier les plus importants au monde. Ici, malgré les efforts du Secours Maritime, de la Garde Civile ou de la Croix Rouge, un nombre important de personnes meurent dans un cruel anonymat à la recherche d’un monde meilleur. Nous ne pouvons, ni ne voulons rester impassibles face à ce génocide social qui se déroule quotidiennement, et je suis là pour recueillir des informations de première main.

-L’immigration à Ceuta est-elle une solution ?

  • Tout d’abord, je voudrais souligner qu’on ne peut pas trouver de solution à quelque chose qui n’est pas un problème, mais un phénomène. Les phénomènes migratoires sont à l’origine de la fondation de ce que nous appelons l’humanité. Les êtres humains ont toujours migré : pour découvrir de nouveaux territoires, pour exporter et échanger leurs découvertes et leurs connaissances, pour améliorer leurs conditions de vie, ou simplement pour pouvoir survivre. Depuis, rien n’a changé.

Ce qui nécessite une intervention urgente, ce sont les conditions de vie de ces personnes, et il est clair que la ville de Ceuta est impliquée dans ces améliorations, mais elle ne peut pas être laissée seule sur ces questions. Il faut ici plus de moyens pour s’occuper de ces personnes car une chose est claire, elles continueront à venir car dans leurs pays d’origine les conditions de vie sont nettement pires que les nôtres. Évidemment, il faudra faire le nécessaire pour que, dans les territoires d’origine de ces personnes, les conditions de vie soient suffisamment décentes pour que ces femmes et ces hommes n’aient pas à risquer leur vie pour survivre. Transmettre cette idée et y travailler fait partie de notre mission de francs-maçons.

Vous avez pu voir à quoi ressemble l’immigration Ceuta …

  • J’ai été frappé par la Ceuta solidaire, la Ceuta qui se donne à l’aide, la Ceuta qui s’engage, la Ceuta qui comprend, la Ceuta humanitaire. Cette ville a un taux impressionnant de volontariat et de volontaires. Mes sœurs et frères, tous impliqués d’une manière ou d’une autre dans tout ce qui touche à l’immigration, m’avaient déjà transmis à ma demande des informations sur ce qui se passait ici dès le premier instant, y compris la crise migratoire de mai dernier. De plus, j’ai visité les campements où les gens vivent mal, en attente d’une place dans les abris, et les abris eux-mêmes ouverts par la Ville autonome et gérés par la Croix-Rouge. Je dois redire à ce sujet que Ceuta est un modèle de la manière dont il faut affronter avec humanité une crise comme celle-ci, à laquelle qui est venu se mêler le Covid et la fermeture de la frontière.

Comment le GODF compte-t-il y contribuer?

  • Les Francs-Maçons du GODF n’ont pas attendu un positionnement de l’Obédience pour se mettre au travail en citoyens et citoyens qu’ils sont, et le Triangle d’Hercule en est une bonne preuve. Non seulement ils ont rapporté de manière très précise et objective ce qui se passe ici, mais ils ont aussi été là où se trouvent toujours les membres de la Franc-Maçonnerie : en première ligne pour la défense des Droits de l’Homme. Au delà de cette situation, au Grand Orient de France nous menons depuis de nombreuses années une réflexion approfondie, afin de pouvoir apporter notre contribution spécifique sur ces questions. Indépendamment de ce que nous pouvons élaborer organiquement, notre première mission est, et restera, de mettre en lumière ces problèmes pour que tout le monde les connaisse, au-delà de la première explosion émotionnelle. Pour le GODF , nous le répétons encore, rien de la souffrance humaine ne nous est étranger, et ce depuis la création en 1728.

Considérez-vous que la Franc-Maçonnerie est nécessaire au XXIe siècle, en pleine ère numérique ?

  • La franc-maçonnerie est le plus grand représentant de la liberté et le moteur de la séparation des pouvoirs. Si l’on part du constat que la liberté doit être conquise au quotidien et que la séparation des pouvoirs est le fondement de toute société démocratique, la franc-maçonnerie est plus que jamais nécessaire. Que nous soyons au milieu de l’ère numérique, comme vous le soulignez, ne rend pas la franc-maçonnerie inutile, bien au contraire. Nous constatons le danger du contrôle que les ordinateurs peuvent exercer sur la population, si les garanties nécessaires ne sont pas exigées, et pour cela nous devons avoir une fédération de pensée, capables d’analyser, de réfléchir, de se soulever contre l’oppression et de démontrer l’injustice. Voici comment fonctionne la franc-maçonnerie depuis sa création

-Certaines publications du GODF suggèrent que la Franc-Maçonnerie est particulièrement soucieuse de l’environnement…

  • C’est tout à fait exact. L’environnement n’est pas le défi des générations futures, c’est un problème qui nous concerne tous, ici et maintenant. La crise du changement climatique a de multiples facettes, dont l’une est précisément l’immigration. La défense énergique de l’environnement est une question de survie, et la franc-maçonnerie ne peut et ne doit pas l’ignorer. Nous y travaillons à travers des études et des commissions, il y a de nombreuses loges et des centaines de Frères et Sœurs qui y participent, préparent des propositions et montrent la situation dramatique que vit la planète au bord du point de non-retour. C’est quelque chose qui me concerne directement, et je me sens très impliquée dans ces questions comme le reste de mes sœurs et frères. C’est une question vitale pour l’Humanité. Tout doit être repensé d’un point de vue humaniste et non consumériste, d’une vision rationaliste et non du marché. L’humanité a de plus en plus besoin de Fraternité, et cela en est une bonne preuve.

« La franc-maçonnerie est le plus grand représentant de la liberté et le moteur de la séparation des pouvoirs »

-GODF accepte les femmes…

  • Il y a deux réponses. L’une très évidente, et l’autre encore plus. La première est qu’il est normal qu’une femme travaille au sein de l’exécutif de l’Obédience, comme c’est mon cas. La seconde est que, contrairement à d’autres obédiences (et si je peux me permettre d’autres institutions) le GODF comprend que 50% de l’humanité ne peut être évincée de ses loges. Expliquer à ce stade l’égalité des droits qui devrait exister entre les femmes et les hommes est une idée datant au plus tard du XIXe siècle. Dans le GODF, contrairement aux autres Obédiences, nous ne faisons pas de différences ou de discriminations.

-La franc-maçonnerie est-elle utopique ?

  • Je dirais que la Franc-Maçonnerie défend une utopie différée, et je m’explique. En Espagne, notre frère Ferrer i Guardia a été fusillé pour avoir défendu une école laïque dépourvue de dogmes, mais moins de 100 ans après sa mort, ses théories sont non seulement mises en pratique dans de nombreuses écoles, mais sont aussi enseignées à l’université. Si l’utopie est de défendre quelque chose qui sera tôt ou tard la réalité, nous sommes bien des utopistes. Nous défendions l’avortement légal, la contraception, le divorce, la sécurité sociale ou, à l’époque, la séparation des pouvoirs et la séparation des Églises de l’État avant l’heure et nous avons oeuvré pour sa réalisation, certains au prix de leur vie. Comme le disait Eduardo Galeano, l’utopie sert à avancer… et nous n’avons cessé de le faire depuis la création de la franc-maçonnerie.

Pourquoi la franc-maçonnerie est-elle toujours entourée de tant de mystère et de secret ?

Il n’y a ni mystère ni secret. La franc-maçonnerie est discrète, jamais secrète. En fait, s’il était secret, le GODF n’aurait pas de quartier général ouvert, entre autres. Les francs-maçons sont des libres penseurs, nous rejetons les dogmes… et cela déplait souvent à ceux qui détiennent le pouvoir. Historiquement, il en a toujours été ainsi, en particulier dans les régimes dictatoriaux. Mussolini, Hitler, Pétain, Franco, l’Union soviétique et bien d’autres ont vu un danger dans la maçonnerie car elle représente une véritable école de citoyens, dans laquelle on leur apprend à penser par soi-même, ou à comprendre qu’une différence, loin de nous gêner enrichit. Le chemin maçonnique est initiatique, nous venons des bâtisseurs de cathédrales, de ceux qui ont fait du savoir un trésor et c’est pourquoi pour nous, culture et savoir sont fondamentaux, sans distinction de race, de sexe,

Nous passons notre vie à acquérir des connaissances et à nous améliorer en tant qu’être humain parce que nous aspirons à une société dans laquelle l’être humain est lui-même et, évidemment, nous diffusons ces valeurs. Est-il vraiment possible que quelqu’un ne soit pas d’accord avec les principes du GODF, auxquels j’ai fait allusion plus tôt ? Quelqu’un qui défend des positions démocratiques peut-il prendre position contre la liberté, l’égalité ou la fraternité ? Est-ce mystérieux de défendre ces termes?La réponse est si évidente…

  • On dit aussi que la franc-maçonnerie est élitiste ?

-Pas du tout; Les femmes et les hommes qui composent nos loges ont des origines sociales très diverses et toutes les professions sont représentées ; on ne peut le concevoir autrement. La franc-maçonnerie n’accorde aucune importance à leurs métiers respectifs mais seulement aux sentiments sociaux qu’ils nourrissent. Si quelque chose n’est pas élitiste, c’est la franc-maçonnerie.

elle est aussi stigmatisée comme sectaire…

– Cela n’a aucun sens parce que nous sommes à l’opposé. Dans une secte, il est très, très facile d’entrer et extrêmement difficile d’en sortir, quand ce n’est pas impossible. En Franc-Maçonnerie, il est difficile d’entrer, car la personne qui manifeste son intérêt à entrer est soumise à plusieurs entretiens et à un long processus pour, enfin, être soumise au vote de tous les membres de la Loge pour son admission. Au contraire, partir est aussi simple que de franchir la porte. Sans plus. Nous sommes un pari pour la liberté, pas pour les barreaux.

Un pari pour la liberté, dans quel sens ?

  • Le Grand Orient de France se soucie de ce qui se passe dans la société, mais jamais de manière partisane. Qu’il s’agisse de choix politiques ou de convictions religieuses, la liberté de conscience est essentielle. La franc-maçonnerie a vocation à réunir des hommes et des femmes d’opinions différentes et toutes les sensibilités sont ici représentées, sauf celles qui se positionnent contre la Déclaration universelle des droits de l’homme ou en faveur de la haine ou de la xénophobie.

Si vous deviez résumer la Franc-Maçonnerie… ?

  • Sans hésiter, je le ferais avec l’article premier de notre Constitution : « La franc-maçonnerie, institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressiste, a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité. Ses principes sont la tolérance mutuelle, le respect d’autrui et de soi-même et la liberté absolue de conscience. Considérant que les conceptions métaphysiques sont du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de leurs membres, elle se refuse à toute affirmation dogmatique. Elle attache une importance fondamentale à la laïcité ». Il n’y a pas de meilleure façon d’exprimer ce que nous sommes et ce à quoi nous aspirons.

L’article intégral en espagnol

1 COMMENTAIRE

  1. Concernant l’accueil des migrants, j’aimerai vous signaler ce colloque “L’accueil des migrants en ville : les politiques urbaines et les mobilisations citoyennes en question”, le lundi 10 janvier 2022 avec comme conférenciers invités Michel Agier (EHESS, IRD), Susan Bibler Coutin (University of California at Irvine) et Thomas Lacroix (CNRS – Migrinter) qui aura lieu à l’Université Toulouse – Jean Jaurès (Toulouse, Haute-Garonne).

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