ven 19 avril 2024 - 18:04

Miroirs, dites-moi qui je suis

Illustration : Jacob de Gheyn II ( 1565 – 1629 ) – Prudentia

Le mot « miroir» fut utilisé pour un genre littéraire né au Moyen Âge, il désignait des ouvrages destinés à conseiller le lecteur sur des questions morales. Les premiers exemples du genre remontent au IXe siècle et dans la tradition chrétienne, le Miroir sans tache (speculum sine macula) est le symbole de Marie, mère de Jésus où l’Éternel se reflète.

Le langage des oiseaux (Mantiq al-Tayr) de Farid ûd-Dîn Attâr est une épopée mystique qui retrace la quête d’oiseaux partant à la recherche de leur roi, le Sîmorgh. Partis par milliers, à la fin de l’épopée, seuls trente oiseaux parviennent au terme de leur quête et peuvent contempler l’oiseau sublime. À ce moment précis et par un subtil jeu de mots, le Sîmorgh devient le miroir de ces sî-morgh (trente oiseaux en persan) qui découvrent en l’oiseau qu’ils cherchaient le secret profond de leur être. Comme l’a analysé Henry Corbin, «Lorsqu’ils tournent le regard vers Sîmorgh, c’est bien Sîmorgh qu’ils voient. Lorsqu’ils se contemplent eux-mêmes, c’est encore Sî-morgh, trente oiseaux, qu’ils contemplent. Et lorsqu’ils regardent simultanément des deux côtés, Sîmorgh et Sî-morgh sont une seule et même réalité. Il y a bien là deux fois Sîmorgh, et pourtant Sîmorgh est unique, identité dans la différence, différence dans l’identité.» On retrouve ici le concept d’âme du monde identique à tous les êtres, tout en se manifestant à chacun d’eux de façon différente[1].

On y voit autrui plutôt que soi-même. Les séphirot se présentent comme des miroirs qui réfléchissent la lumière divine et la projettent vers les hommes, hormis la dernière, la Malkhut qui, entre autres, représente la Lune, une sorte de miroir non réfléchissant. Maître Eckhart, dans le même sens, affirmait que «le regard par lequel je Le connais, est le regard par lequel Il me connaît».  Le motif central du miroir est de nouveau présent ; la contemplation du reflet de la divinité dans sa propre âme, livrant le secret et donnant l’ultime clé d’accès à la cité intérieure de l’être.

Moins mystiquement, Carl Gustav Jung en dit : «celui qui regarde dans le miroir de l’eau voit d’abord sa propre image. Celui qui se regarde, risque de se rencontrer. Le miroir ne flatte pas, il montre fidèlement ce qui s’y reflète, à savoir ce visage que l’on ne montre jamais au monde car on le cache par le personnage, le masque de l’acteur.»

Les miroirs en étain poli, que les femmes des hébreux apportèrent (ainsi que leurs bijoux) pour être fondus afin de fabriquer les ustensile servant aux ablutions des prêtres du Tabernacle, furent refusés dans un premier temps, sous prétexte d’être des objets de frivolité. Cependant,  D.ieu ordonna de les prendre parce qu’ils servaient aux femmes pour se faire belles afin d’adoucir la souffrance de l’esclavage de leurs époux (Échanges avec Haïm Korsia  à la GNLF, à partir de 12’40)

Dans la Tradition, la Prudence est représentée par un miroir entouré d’un serpent. Cela fait dire à Philibert De l’Orme : «un compas entortillé d’un serpent signifie que l’architecte doit mesurer et compasser toutes ses affaires et toutes ses œuvres et ouvrages avec prudence  et mûre délibération» et de rajouter «soyez prudents ainsi que les serpents et simples comme les colombes[2]».

En alchimie, le miroir de la Prudence, «qui est celui de la Vérité, fut toujours considéré par les auteurs classiques comme le hiéroglyphe de la matière universelle, et particulièrement reconnu entre eux pour le signe de la substance propre du Grand Œuvre. Sujet des sages, Miroir de l’Art sont des synonymes hermétiques qui dérobent au vulgaire le nom véritable du minéral secret. C’est dans ce miroir, disent les maîtres, que l’homme voit la nature à découvert. C’est grâce à lui qu’il peut connaître l’antique vérité en son réalisme traditionnel. Car la nature ne se montre jamais d’elle-même au chercheur, mais seulement par l’intermédiaire de ce miroir qui en garde l’image réfléchie[3]

La catoptromancie est un art antique basé sur un phénomène d’autohypnose où la conscience flottante s’abandonne à ses visions intérieures, via le miroir[4].

 Le regard de l’autre va devenir le miroir où nous allons retrouver ce double que nous avons perdu (Gaston Bachelard, une enfance parmi les eaux)

Le franc-maçon se rencontre lui-même comme miroir du Tout qu’il construit dans son intériorité singulière ; ne parle-t-on pas de maçonnerie spéculative !

L’épreuve du miroir apparaît en 1778 dans la Maçonnerie lyonnaise où naquit le RER. Alors, la cérémonie de réception de l’apprenti ne mettait pas en œuvre le miroir. C’était «au 2ème grade, que le candidat les yeux bandés était conduit devant un miroir caché par un rideau. Après que le vénérable l’ait incité à rentrer en lui-même pour y passer en revue ses erreurs et ses préjugés, le bandeau lui est enlevé et il contemple son, visage dans le miroir éclairé par un réverbère.» Ce n’est qu’en 1782, au Convent de Willemsbad, qu’elle fut adoptée par le RER au 1er degré et perdure dans les autres Rites qui pratiquent cette épreuve.

 Dans le rituel d’initiation au REAA  et au Rite Français Groussier, le miroir présenté à l’impétrant a pour signification  que son reflet est son plus grand ennemi avec lequel il faut se réconcilier. Le Gnothi seauton, connais-toi toi-même, de Socrate est explicite : il s’agit de connaître ses limites. C’est un rapport aux autres, une indication de juste mesure, celle qui fait se courber pour passer une porte basse. Cette injonction est initiatique et indique une démarche progressive dans un état de conscience, non d’inconscience.  La phronésis, la sagesse pratique, est une incitation à la réserve par le savoir. Le miroir n’est pas seulement un appel à une introspection, c’est surtout une invitation à une mise en relation de l’être avec ses limites. Le dédoublement et l’inclusion de l’initié dans son propre champ de vision sont en effet les conditions minimales de la transformation initiatique. Le face-à-face concentré du néophyte avec son propre reflet manifeste que l’initiation est un retour sur soi. Se regarder pour se connaître, c’est ne pas rester médusé par son propre reflet mais ouvrir son visage sur l’altérité avec l’humilité qui fait place à l’autre en l’acceptant dans la lumière nécessaire pour le voir.

Au RER, une épreuve du miroir, voilé de bleu ou de brun, se passe au cours du quatrième voyage de la réception du compagnon. Lorsqu’il lui est présenté, le récipiendaire peut y lire sur un phylactère : «Si tu as un vrai désir, du courage et de l’intelligence, écarte ce voile et tu apprendras à te connaître.»

Le miroir donne à réfléchir sur soi et sur le monde ; qui scrute qui dans le miroir ?  

Dans son Cours pratique de la Franc-Maçonnerie au grade de compagnon, Jean Baptiste Chemin-Dupontès, en 1840, évoque une pratique du Rite Français peu connue : «Le Vénérable présente à l’aspirant une autre face du miroir qui lui défigure entièrement les traits, en les allongeant outre mesure sous un aspect, les adoucissant sous un autre, et les montrant sous un troisième très oblique. C’est, lui dit-il, l’emblème du vice, du mensonge et de l’erreur qui altéraient la beauté de votre âme et obscurcirait votre entendement si vous n’étiez sur vos gardes… Combattez sans cesse l’autre, qui est votre ennemi le plus dangereux, et qui rôde sans cesse autour de vous.[5]» Il faut également retenir le sens de visée (venant du mot mire). Le miroir doit être l’instrument qui permet la visée (morale), l’alignement. C’est pourquoi le miroir n’est pas, en fait, qu’un objet d’auto-contemplation, mais aussi l’instrument de la ligne de mire qui doit révéler l’angle secret de ce qui n’apparaît pas encore, mais qui est en gestation, le futur maître. Ce n’est pas la complaisance que le miroir propose, c’est un «autre» mis au-devant de nous. Nous sommes, sans le savoir incomplets, inachevés. Il y a une habitude à se voir ; une telle habitude que c’est à son image inversée que l’on croit ressembler. Nous sommes souvent surpris de nous voir tel que les autres nous perçoivent. Il faut un jeu de doubles miroirs pour annuler l’effet d’optique et remettre le reflet à l’endroit ; il faut le regard de l’autre pour compléter la vérité de notre être. C’est la réponse à la question «êtes-vous franc-maçon» qui le dit explicitement, «mes frères me reconnaissent comme tel».

Ton prochain est ton reflet. Si ton visage est propre, telle sera l’image que tu recevras en retour. Mais si tu vois une tâche sur ton prochain, c’est en fait ta propre imperfection que tu aperçois[6]. Alors quand deux ramoneurs sortent d’une cheminée ; l’un en sort tout noir et l’autre tout blanc ; lequel des deux va se laver ?


[1] Miroirs : solange-sudarskis.over-blog.com/2018/06/miroirs.html

[2] Œuvres de Phillibert de l’Orme, Livre III, De l’Architecture 1626, p. 50v gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1043197v/f110.item

[3] Fulcanelli, Les demeures philosophales, planche XXXVIII, 1930 :    le-miroir-alchimique.blogspot.com/search/label/FULCANELLI Les Demeures Philosophales (Tome 2)

[4] Julien Bonhomme Réflexions multiples. Le miroir et ses usages rituels en Afrique centrale : journals.openedition.org/imagesrevues/147

[5] p. 145 sur : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97351964/f1

[6] Aphorismes du Baal Chem Tov

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».
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