I
VOIR SA MORT
Se réveiller de sa mort pour s’éveiller à sa vie. Pour que l’homme prenne conscience du destin qu’il doit accomplir, il faut qu’un événement fort, une épreuve de l’existence le conduise brusquement à s’interroger sur le néant qu’il y mène, afin de ne pas y sombrer et de se relever en renaissant à lui-même dans un sursaut de vie.
La « metanoïa »
Il existe un deuxième Don Juan, que Prosper Mérimée a immortalisé dans Les âmes du purgatoire. Celui que j’ai qualifié d’initié a pour prototype un certain Don Miguel de Maraña, qui « était sans nul doute la personnification de l’Esprit satanique sur la terre, il était le magnifique. Possédé », écrit Lorenzi de Bradi[1]. Rien moins !
Mais écoutons Prosper Mérimée. Il décrit la scène qui va transformer le personnage, l’événement qui va bouleverser sa vie, le déclic qui va convertir son regard et, du même coup, convertir son être et donner un sens à son existence.
C’est, en quelque sorte, la « metanoïa » la métamorphose de l’initié dans les anciens Mystères – ce qu’on traduit en philosophie par « un changement de point de vue radical » et qu’Albert Camus qualifie de « saut existentiel » dans Le mythe de Sisyphe.
Qu’entend-il par là ?
Un épisode change irrévocablement l’individu et modifie ses comportements, lui faisant réaliser que le monde n’est pas aussi absurde qu’il lui paraît, et que chaque homme a un destin s’il veut bien le rechercher puis l’accomplir.
Pour chacun de nous, au travers d’un événement qui nous réveille et qui nous révèle, il s’agit de découvrir la place de notre pierre dans l’édifice de l’humanité.
Le mythe initiatique du Don Juan de Mérimée
Comment cela s’est-il passé pour Don Juan ?
Résumons le récit en reprenant quelques éléments de l’œuvre de Mérimée.
Don Juan rentre chez lui, un soir de débauche, d’un pas tranquille, la cape jetée sur l’épaule. Au détour d’une rue, il aperçoit « deux longues files de pénitents portant des cierges allumés [qui] précédent une bière couverte de velours noir, portée par plusieurs figures habillées à la mode antique, la barbe blanche et l’épée au côté. La marche était fermée par deux files de pénitents en deuil et portant des cierges comme les premiers. Tout ce convoi s’avançait lentement et gravement. On n’entendait pas le bruit des pas sur le pavé, et l’on eût dit que chaque figure glissait plutôt qu’elle ne marchait. Les plis longs et roides des robes et des manteaux semblaient aussi immobiles que les vêtements de marbre des Statues.
À ce spectacle, don Juan éprouva d’abord cette espèce de dégoût que l’idée de la mort inspire à un épicurien. Il se leva et voulut s’éloigner, mais le nombre des pénitents et la pompe du cortège le surprirent et piquèrent sa curiosité. La procession se dirigeant vers une église voisine dont les portes venaient de s’ouvrir avec bruit, don Juan arrêta par la manche une des figures qui portaient des cierges et lui demanda poliment quelle était la personne qu’on allait enterrer. Le pénitent leva la tête : sa figure était pâle et décharnée comme celle d’un homme qui sort d’une longue et douloureuse maladie. Il répondit d’une voix sépulcrale :
- C’est le comte don Juan de Maraña.
Cette étrange réponse fit dresser les cheveux sur la tête de don Juan ; mais l’instant d’après il reprit son sang-froid et se mit à sourire.
- J’aurai mal entendu, se dit-il, ou ce vieillard se sera trompé. Il entra dans l’église en même temps que la procession.
Les chants funèbres recommencèrent, accompagnés par le son éclatant de l’orgue ; et des prêtres vêtus de chapes de deuil entonnèrent le De profundis. Malgré ses efforts pour paraître calme, don Juan sentit son sang se figer. S’approchant d’un autre pénitent, il lui dit :
- Quel est donc le mort que l’on enterre ?
- Le comte don Juan de Maraña, répondit le pénitent d’une voix creuse et effrayante. Don Juan s’appuya contre une colonne pour ne pas tomber. […] Enfin, faisant un effort, il saisit 1a main d’un prêtre qui passait près de lui. Cette main était froide comme du marbre.
- Au nom du ciel ! mon père, s’écria-t-il, pour qui priez-vous ici, et qui êtes-vous ?
- Nous prions pour le comte don Juan de Maraña, répondit le prêtre en le regardant fixement avec une expression de douleur. Nous prions pour son âme, qui est en péché mortel, et nous sommes des âmes que les messes et les prières de sa mère ont tirées des flammes du purgatoire. Nous payons au fils la dette de la mère ; mais cette messe c’est la dernière qu’il nous est permis de dire pour l’âme du comte don Juan de Maraña.
[…] Don Juan s’écria : « Jésus ! » et tomba évanoui sur le pavé[1]. »
L’épreuve de l’existence
Ce Don Juan voit sa propre mort, là, devant lui : son cadavre dans un cercueil. Mieux encore : il ne voit pas seulement sa mort ; il la touche. Alors il ne peut plus dire à la statue du Commandeur et au Dieu qu’elle représente, comme dans le Don Juan profane, celui dont Tirso de Molina a tracé le modèle : « Bien lointaine est votre échéance ! »
Non ! Il est maintenant confronté à sa propre mort, qu’il palpe du doigt ; et ce doigt, c’est celui de la justice (divine). Face au vide de son existence, devant son propre corps qui se décompose entre ses mains qui l’effleurent avec incrédulité pour s’assurer de sa réalité, il n’y a plus de délai, plus de compromis, plus de tergiversation possible. Il faut choisir définitivement sa mort… ou tenter une rédemption ! Même si la vie est absurde, Camus nous y invite : Il faut la vivre comme si elle ne l’était pas. Il faut lui donner un sens.
Quel est le message du Don Juan de Mérimée ?
Il dit : Pour que l’homme prenne conscience du destin qu’il doit accomplir, il faut qu’un événement fort, une épreuve de l’existence le conduise brusquement à s’interroger sur le néant qu’il y mène, afin de ne pas y sombrer et de se relever en renaissant à lui-même dans un sursaut de vie.
C’est un « saut existentiel » qui fait basculer ce « vaut-rien » vers un système de valeurs qui porte sens[2] ; c’est le « retournement du croyant » vers la foi – à l’exemple de Saint Paul sur le chemin de Damas – ; c’est la « lumière de l’initié » qui le conduit vers l’éveil de la conscience et du cœur.
Il s’agit, dans tous les cas, d’une conversion psychologique et spirituelle…
Pierre PELLE LE CROISA, le 21 mai 2021
[1] MÉRIMÉE P., Les âmes du Purgatoire in Romans et nouvelles de Prosper Mérimée (éd. N.R.F., coll. Bibliothèque de la Pléïade, Paris, 1942).
[2] CAMUS A., Le don juanisme 30 in Le mythe de Sisyphe. Essai sur l’absurde (éd. Gallimard, Paris, 1942).
[1] BRADI L. de, Don Juan. La légende et l’histoire (éd. Librairie de France, Paris, 1930).