LES DÉFIS DU DIABLE :L’homme qui voulait être l’égal de Dieu.
Puisque le Diable est la négation de Dieu. Il le représente comme symbole : il en possède le geste et la parole, l’art du persiflage et l’ambiguïté, l’attrait fascinant des apparences, le pouvoir de soumettre à ses fins les attributs sacrés du Ciel. Et puisque le signe de ce symbole est un non-sens il faudra-t-il , pour qu’il le reste, condamner toute forme de symbolisme et les sens qui s’y attachent ?
Les défis de l’homme révolté
Don Juan est l’homme des défis.
Pour lui, défier, c’est afficher sa liberté. Alors il défie, il se défie de tout : défi pour vivre son être dans l’état de nature, contre les états (d’âme, de grâce, de péché, de conscience) d’êtres qui vivent en état de culture (artistique, politique, économique, théocratique) ; défi pour les instincts sacrilèges, contre les institutions qui sacralisent ; défi pour l’insane contre le saint, conversion au moi, inversion de la foi ; défi pour l’Homme-Dieu contre le Dieu fait Homme ; défi pour imposer son néant, contre les œuvres qu’on prétend éternelles ; tous défis relevés et accomplis par transgression : “Je ne veux plus souffrir de Père ni de Maître ; et si les Dieux voulaient m’imposer une Loi, je ne voudrais ni Dieux, ni Maître, ni Roi… Je suis mon roi, mon maître, et mon sort et mes dieux[1]”, s’enorgueillit-il sous la plume de Villiers. Rien moins. Il défie ce monde d’ordre qu’il abhorre : “Où que je fus, j’ai renversé la raison, j’ai bafoué la vertu, j’ai brocardé la justice et j’ai vendu les charmes des femmes[2].” Il s’attaque à tous les symboles.
Profane avant tout, il est sacrilège : voilà l’homme qui tourne ses armes contre Dieu. Et le défi contre Dieu est son plus grand Je(u) : il oppose un contre-pouvoir profane à la toute-puissance du sacré. Il repousse la foi en Dieu au nom de la foi en l’Homme, parce qu’il dresse les joies bien réelles du moment à la promesse d’une vie future, l’immédiate certitude du présent à l’hypothèse d’une éternité ! Et parce que l’Église symbolise le Ciel, il déflore la pureté de ses représentantes. En blasphémant Don John prend pour cible une religieuse : “Un viol tel que le mien, mes gaillards, mérite d’être conservé dans les annales ; ce fut un viol noble et héroïque”, se flatte-t-il sans vergogne. Il est le “pro-fanus, “celui qui se situe hors du temple”. Aucun sanctuaire n’est assez sacré pour qu’il le respecte : il met le feu à un couvent et profane un tombeau[3].
Le symbole du Diable
Si Christ est le “Dieu fait homme”, Don Juan a le “Diable au corps[4]”, écrit Lord Byron. Dorimond le désigne comme un “Diable incarné, un démon visible des enfers.[5]” Quant à Villiers, il a vu sur “son front la griffe et la marque du Diable.” Zorrilla prétend qu’il est “un des enfants de Satan[6].” Et “si cet homme n’est pas le démon, c’est au moins la créature humaine qui lui ressemble le plus[7]”, conclut Dumas Père.
Á lui seul, donc, il incarne le renversement du monde – c’est-à-dire le Diable, puisque le Diable est la négation de Dieu. Il le représente comme symbole : il en possède le geste et la parole, l’art du persiflage et l’ambiguïté, l’attrait fascinant des apparences, le pouvoir de soumettre à ses fins les attributs sacrés du Ciel. Et puisque le signe de ce symbole est un non-sens il faut, pour qu’il le reste, condamner toute forme de symbolisme et les sens qui s’y attachent.
Don Juan relève le gant. Il est décidé à se jouer de Dieu jusqu’au bout, jusqu’au trépas : “C’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons ensemble”, décrète-t-il. “Jusqu’au bout je défierai ton pouvoir. Vois, je me tiens droit et méprise tes menaces. Ton meurtrier est devant toi ; frappes si tu l’oses”, lance-t-il au Commandeur. Dans un univers conditionné par le sacré, la condition d’homme libre ne peut s’affirmer que par la désacralisation des valeurs. En s’égalant à Dieu, il se place sur un plan divin ; car il l’oblige (lui ou sa statue, c’est pareil) à se mettre à son niveau pour se battre et le vaincre. Dans cette bataille qui imite celle qui eut lieu aux temps bibliques entre les forces du Bien et du Mal, le Commandeur est l’affidé de Dieu et Don Juan le leude du Diable. Seuls les champions sont en lice, les chefs restent dans l’ombre.
Le « Negator »
Le profanateur a bien compris ce qui l’attend. Pourtant il n’hésite pas. Rebelle aussi bien aux valeurs sociales et légales qu’aux valeurs morales et théologales, il est le “Negator”,“celui qui renie le Christ”. Verlaine témoigne :
“S’il est damné, c’est qu’il le voulut bien.
Mais, s’étant découvert meilleur que Dieu,
Il résolut de se mettre en son lieu.[8]”
Il se révolte contre ce destin qui doit l’écraser, il est libre jusque dans la mort : “Repens-toi, ô scélérat”, supplie le Commandeur.“Non !”, répond-il. “Ce que je suis, je le reste. Et Don Juan je suis. Je ne serais plus rien, si je devenais un autre[9].”
Il pèche volontairement, et c’est pour inciter Dieu à le punir. La grandeur du combat est dans l’acceptation de sa fin. Mais on ne lutte pas contre son “fatum”. La faute appelle la fatalité :
“Seule la mort pouvait être à sa taille.
Il l’insulta, la défit. C’est alors
Qu’il vint à Dieu sans peur et sans remords.
Il vint à Dieu, lui parla face à face,
Sans qu’un instant hésitât son audace,
Le défiant, Lui, son Fils et ses saints !”, achève Verlaine.
On ne prend la mesure de sa vie qu’en se mesurant à la mort. Le désir de ne plus être… est toujours un désir de l’être !
Pour Don Juan être, c’est celui de dispar-être…
« L’hybris » et « l’agôn »
Peut-on être diabolique jusqu’au bout ? questionne le mythe. Non, car si la transcendance ne fait pas toute l’existence, toute existence ne peut s’abstraire de transcendance.
“L’hybris”, le défi de Don Juan, l’a conduit à l’affrontement de Dieu – homme de chair contre homme de pierre – ; et ce combat, son “agôn”, l’a mené à l’agon-ie. Par les pulsions de sa vie, il appelle sur lui les pulsions de la mort. On ne se sert pas des valeurs, on les sert. Pour que notre vie prenne un sens sur Terre, le Ciel doit condamner celui qui se met hors-le-roi, hors-la-loi, hors-la-foi. Le feu qui brûle le mécréant est le symbole de son châtiment.
Le droit divin a triomphé.
Don Ottavio clame : “A présent tous nous sommes vengés par le Ciel.” Et Sganarelle peut conclure : “Voilà, par sa mort, un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content[10].”
Et Thomas Corneille achève : “L’exemple est étonnant pour tous les scélérats : Malheur à qui le voit et n’en profite pas[11].”
Le devoir absolu l’emporte sur le caprice absolu. L’instinct et le désir ne peuvent être l’aune des hommes. Dans ce rapport de forces le sens, le signe et le symbole obtiennent la victoire sur le contresens, le mauvais signe et la fausse image.
George Sand sentencie : “Apprenez, mes enfants, que Don Juan est devenu un type, un symbole, une gloire, presque une divinité[12].”
Don Juan, double de Dieu ? Non, il est jusqu’au bout son négateur :
« Je suis de mon cœur le vampire,
Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire[13] !”, déclame le supplicié sous la plume de Baudelaire.
Une dernière question reste posée : Celui qui était un démon sur terre, “l’Abuseur de Séville”, n’a-t-il pas été lui-même dupé par le Diable – qui est aussi le “Trompeur” ? Qui le saura jamais ?… Pierre PELLE LE CROISA
[1] VILLIERS sieur de, Le Festin de pierre ou le Fils criminel.[2] TIRSO DE MOLINA, L’Abuseur de Séville. [3] SHADWELL J.-E., The Libertine.[4] BYRON Lord, Don Juan.[5] DORIMOND, Le Festin de pierre ou le Fils criminel.[6] ZORRILLA J., Don Juan Tenorio.[7] DUMAS A. père, Don Juan.[8] VERLAINE, Don Juan pipé.[9] TIRSO DE MOLINA, L’Abuseur de Séville.[10] DA PONTE L., MOZART W.-A., Don Giovanni.[11] CORNEILLE T., Le Festin de Pierre.[12] SAND G., Lélia.[13] BAUDELAIRE, L’Heautontimoroumenos in Les Fleurs du mal.