lun 25 novembre 2024 - 02:11

Don Juan le profane I

Il faut s’intéresser au mythe de Don Juan parce que c’est un mauvais modèle. Et de même que les bons modèles sont des exemples de ce qu’il est conseillé de faire – à l’instar d’Hiram ou des grands initiés : Moïse, Pythagore, Socrate, Jésus, Confucius -, les mauvais modèles le sont de ce qu’il faut éviter –

I – L’ÉGOTISTE

Un profane non-initiable

Dans l’étude des trois visages de Don Juan, , j’explorerai « le triple destin de l’être humain : profane, initié, saint, en me fondant sur une seule figure mythique, monumentale, qui a traversé les siècles jusqu’à nous, Don Juan[1]. »

Irène Mainguy ajoute : « La confusion intérieure dans laquelle vit Don Juan, sa dispersion dans les formes et la matière s’accompagne d’une haine cachée, d’un besoin qui est devenu un plaisir, celui de profaner, de détruire. […] La question se pose [alors] : Pourquoi s’intéresser au personnage de Don Juan ? En fait, ce récit dramatique est complexe car il pose des questions d’ordre moral, social, philosophique et spirituel. Ce personnage, dans les versions initiales, est le prototype du profane non-initiable, celui qui se dilue dans la multiplicité, à l’opposé de l’initié qui, reconnu libre et de bonnes mœurs de l’apprentissage à la maîtrise, a la possibilité et le devoir de rassembler ce qui est épars. […] Ainsi le pire des exemples peut être le meilleur enseignement pour nous inviter et nous encourager dans notre quête à persévérer sur le chemin de la Lumière[2]. »

C’est dans cet esprit que le créateur de Don Juan, Tirso de Molina, a créé ce personnage au théâtre : en montrant ce qu’il ne faut pas faire (le mal), éduquer les hommes à faire le bien…

Le renversement des valeurs

« Pourquoi s’intéresser au mythe de Don Juan ? », s’interroge Irène Mainguy. Tentons de répondre à la question.

Je dirai que, comme l’a voulu son créateur, il faut s’y intéresser parce que c’est un mauvais modèle. Et de même que les bons modèles sont des exemples de ce qu’il est conseillé de faire – à l’instar d’Hiram ou des grands initiés : Moïse, Pythagore, Socrate, Jésus, Confucius -, les mauvais modèles le sont de ce qu’il faut éviter – comme un reflet-miroir des valeurs qu’ils condamnent. Karl Popper appuie la vérification d’une proposition scientifique sur le principe de réfutabilité. Adoptons cette position.

Nos coutumes sont la mémoire de nos ancêtres, et nos morts survivent dans nos mœurs. En référence à ces tables de valeurs, la société juge nos pensées et nos actes.

Don Juan, lui, les nie. Il inverse les valeurs de la société. Il s’oppose à celles qui sont codifiées par la loi, gouvernées par le roi et inspirées par la foi. Á ses yeux, ce ne sont que des idées, des “eidôlon”, c’est-à-dire des idoles, de vaines images, des statues de pierre – comme le Commandeur -. Il les récuse,  refusant nos principes et nos institutions. Avec le Bourgeois, le Père et Dieu qui représentent successivement le pouvoir économique, l’équilibre social et l’autorité religieuse, il rejette les symboles qui les accompagnent : l’argent (Monsieur Dimanche), la famille (Dom Louis, son père) et la religion (le pauvre et le Commandeur).

Dom Juan et la statue de pierre

« La nature nous a créés méchants »

Refusant tout ce qui pourrait le contraindre, Don Juan s’entête dans le refus – refus de la femme, qu’il rabaisse à n’être que son image ; refus de la famille, de son père, dont il bafoue l’autorité ; refus de la société, dont il érige les vices en vertus. En butte à toutes les manifestations du sacré, il se dévoile par son manque de transcendance. Négateur de toute symbolique, il s’affirme comme seul symbole. La transgression est sa règle d’exception[1].

Don John pousse cette conception de l’existence à ses dernières extrémités pour s’en faire un système de vie : “A chacun sa nature. Nous sommes ce que nous sommes, vous êtes ce que vous êtes. Si nous faisons le mal, c’est la faute de la Nature qui nous a créés méchants.” Et il explique : “La Nature ordonne que nos sens guident notre raison, puisque toute connaissance commence par la sensation[2].”

Don Juan oppose son “moi et mes sens” à toute essence. Il intériorise l’animalité qui transmigre en lui. Il ne s’interroge pas sur l’existence, il la vit. Il n’est pas homme de pensée, mais d’action. “Ici-bas il n’est rien d’immuable[3]”, décrète-t-il. Il n’intellectualise pas ses pulsions – c’est le tropisme de Casanova -, il les accomplit. Comme Lorenzaccio, il est une “force qui va[4]”. Tout est permis. L’insolence prime et le désordre s’installe.Dans un monde où il faut donner un sens à sa vie,il a choisi… de n’être rien ! Il est proprement in-sensé. Dans le miroir de l’autre, il contemple son double. La duplicité et le double langage sont l’expression de son double jeu.

Le contre-sens et l’immanence

Ainsi, face aux“ i-déités” de la société, à ses mythes et à ses images mentales, Don Juan oppose le mirage de son individualité. Il inverse le sens ordinaire de la vie, qui est d’avoir une vie droite : il va à contre-sens. Il transforme la réalité en mascarade, la belle ordonnance civile n’est plus que licence et folie, et la sagesse qu’elle prescrit devient objet de dérision. Il ré-introduit dans l’existence le dérèglement des mœurs et le chaos absolu de la violence. Il les impose par la domination, l’intimidation ou l’agression, en usant de la force s’il convient. En rébellion contre la société et ses normes, il fait reconnaître sa valeur d’homme et ses contre-valeurs dans l’intransigeance de sa révolte, dans le déchaînement de ses passions et dans sa transgression de l’ordre.

Son idéal, c’est lui, ici et maintenant : “Je vis de tout ce qui est au présent”, avoue-t-il à Hortensia. Créateur de sa propre vie, il cherche à la perpétuer en la recréant toujours. La plénitude du présent rejette la certitude d’un passé sur lequel on ne peut plus agir et l’incertitude d’un avenir qui contraint à réagir. Alors le temps se referme : c’est le cercle vicieux de l’instant qu’on refuse de laisser passer en le renouvelant dans l’instant qui suit, éternellement, à l’infini. Le monde s’achève en lui à chaque seconde. Acte. Actuel. Actualité d’une histoire qu’il fait. Action. Actuation. Actualisation d’une légende qu’il parfait. Chez lui tout est mouvement, transformation, métamorphose. Le temps qui se découpe d’instant en instant segmente le flux de son vécu, il balise son déroulé. Il n’y a pas d’écoulement, tout est césure ; il n’y a pas de continuation, mais sempiternel recommencement. Sans souvenir, car dès qu’un événement a eu lieu, tout se passe comme s’il n’avait jamais été : “Je reste toujours entravé par la même contradiction. Je sais que je l’ai vue, mais je sais aussi que de nouveau je l’ai oubliée”, reconnaît-il. Sans avenir non plus, car il ne se projette sur rien. Il se contente de jouir du moment dans des moments de jouissance : “Oui, Sganarelle, ce soir je dois en jouir !” Et Musset écrit: “C’est ainsi qu’il en était venu à croire, à vingt ans, qu’une femme ici-bas n’était qu’un passe-temps[5].” Enfin, Johannes déclare : “Je recherche l’immédiateté. Le fond éternel de l’amour, c’est que les individus ne naissent l’un pour l’autre que dans son instant suprême[6].” Tout doit donc s’accomplir dans le présent : “Si pour jouir de votre chair, vous me fixez un tel délai, puisque à vivre il me reste encore, laissez-moi passer du bon temps[7]”, se plait-il à répéter…

Pierre PELLE LE CROISA, le 10 mai 2021


[1] MOLIÈRE, Dom Juan ou le Festin de Pierre.

[2] SHADWELL J.-E., The Libertine.

[3] ZORRILLA J., Don Juan Tenorio.

[4] MUSSET A., Lorenzaccio.

[5] MUSSET A., Namouna (poème).

[6] KIERKEGAARD S., Le Journal d’un Séducteur.

[7] TIRSO DE MOLINA, L’Abuseur de Séville.

[1] TRÉBUCHET L., recension de Don Juan le Profane ou le défi du Diable de Pierre PELLE LE CROISA (revue Points de Vue Initiatiques).

[2] MAINGUY I., recension de Don Juan le Profane ou le défi du Diable de Pierre PELLE LE CROISA (revue Les Travaux de Villard de Honnecourt).

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Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa a dirigé de grandes entreprises et de grandes écoles internationales. Franc-maçon depuis 35 ans, il a été membre actif du Grand Orient et de la Grande Loge de France... et désormais de la GLAMF.

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