Toute expérience extrême d’intériorité conduit à une expérience extrême de l’absolu dehors
Vous le savez bien : «Deux» est au commencement de toute existence, il est la séparation !
« Deux » est donc la relation[1] ; on comprend, tout de suite, le problème de la façon dont on va la vivre. La relation demeure soit une opposition irréconciliable dans une «Vision de l’antagonisme des contraires», nous la qualifions[2] «duelle», soit elle est la recherche d’une coexistence dans une unité, dans une «Vision de la conciliation des contraires», nous la qualifions «duale» ; dans ce mouvement, les deux termes disparaissent pour laisser place à un troisième terme qui permet de dominer le duel et non de le nier ou de le rejeter.
Le duel envisage uniquement la séparation que la conscience humaine trace dans le monde (les autres, la nature, l’univers) et le moi.
Dans l’Antiquité, c’est sur la base d’une identité sexuelle que se fondaient le statut et la reconnaissance des êtres dans la communauté dont ils étaient membres. L’identité sexuelle déterminait également une série de comportements, d’inclinations, d’attitudes physiques ou mentales et d’aptitudes rigoureusement répertoriées et distribuées différemment entre les sexes ; cela impliqua qu’une différenciation stricte entre les sexes fît l’objet d’un souci constant et appliqué.
La Franc-Maçonnerie semble avoir admis l’influence gnostique qui affirme, au plan exotérique, que le bien s’oppose au mal, reprenant la séparation tirée à l’excès par Zoroastre, le manichéisme, où tout ce qui n’est pas le bien est négatif. La même idée est exprimée différemment dès l’aube de la Franc-Maçonnerie française. À la question «pourquoi nous rassemblons-nous ?», il est répondu par le rituel : «pour élever des temples à la vertu et creuser des cachots pour les vices»[3]. Aujourd’hui encore on entend ce genre de réponses dans les rituels. Ainsi, le dualisme sépare par un cloisonnement moral qui, trop souvent, est enseigné dans le catéchisme de formation des jeunes maçons, leur laissant croire que le franc-maçon serait, évidemment, du côté exclusif du positif, du bien, de la pureté, de la lumière, saint parmi les saints[4].
Le dual est l’enseignement majeur de la symbolique du décor de la loge, fondement de la formation de l’apprenti. Car là même où l’opposition est dans les apparences, ayant sa raison d’être à un certain niveau ou dans un certain domaine, le complémentaire, le trois, répond toujours à un point de vue plus profond, donc plus conforme à la nature réelle de ce dont il s’agit[5].
Cependant, deux termes contraires ou complémentaires peuvent être, suivant les cas, en opposition horizontale (comme le soleil et la lune, le masculin et le féminin, J et B, l’orient et l’occident, la droite et la gauche,…), ou en opposition verticale, opposition du haut et du bas[6] (comme la disposition des éléments présents sur le tableau de loge, la voûte étoilée et la loge, l’Unité et le multiple, le visible et l’invisible,…). Dans cette figure, le terme supérieur (le Ciel) est représenté par un cercle (compas[7]) et le terme inférieur, la Terre, par un carré (équerre), quant au terme médian (l’Homme), entre compas et équerre, il est aussi représenté par une croix, celle-ci étant le symbole de l’«Homme Universel».
Marc Halevy utilise le mot bipolarité[8]pour dualité. Une bipolarité est une tension entre deux éléments totalement dépendants l’un de l’autre où l’un ne peut jamais exister sans son autre ; très simplement les deux bouts d’un bâton, l’intérieur et l’extérieur de la tasse, le dos et le plat de la main. Il s’agit donc de penser non pas l’identité, non pas la différence, mais l’identité dans la différence de termes qui sont habituellement tenus pour séparés, tels que le sujet et l’objet, le signe et le sens, l’intérieur et l’extérieur, chacun n’étant lui-même qu’en étant l’autre, ce qui exclut toute résidence identitaire close sur elle-même (ethnie, sexe, âge,…). Cette conception tire le dualisme platonicien ou cartésien vers une véritable philosophie de la convergence, dépassant le caractère répulsif des bipolarités pour atteindre à l’associativité évolutive.
La méthode maçonnique fondée sur le symbolisme et l’analogie conduit l’esprit de syncrétisme à saisir l’unité de manière intuitive. L’analogie guide et produit du sens. Le semblable est perçu en dépit de la différence, malgré l’apparente contradiction. Par analogie, les différents niveaux d’interprétations des symboles ne s’excluent pas, mais se complètent ; il convient de n’en rejeter aucune, c’est là un des nombreux aspects du «rassembler ce qui est épars». La Franc-maçonnerie n’est-elle pas le lieu d’une quête de l’unité ?
Un des enseignements de la transformation du dualisme (conflit) en dualité (harmonie de la relation), est de pacifier les confrontations inévitables en trouvant le terme médian de la réconciliation. Rappelons-nous, en 1986, par leur action concertée, Roger Leray, Grand Maître du Grand Orient de France et les francs-maçons de l’entourage de Jean-Marie Tjibaou et de celui de Jacques Lafleur ont permis les premiers pas des Calédoniens vers la fin de la violence dans leur pays.
Aujourd’hui, entre la générosité de l’accueil des migrants qui excède et la rigueur de ceux qui trouvent que c’est trop, il y a la nécessité difficile de trouver une médiation entre le désir et la loi pour rééquilibrer les hasards destinaux.
L’échange, la communication, créent un courant, un transfert d’énergie (amour, haine, mépris, …), d’information (paroles, gestes, attitudes,…) entre deux ou plusieurs personnes. On ne peut ignorer que dans nos échanges nous sommes tour à tour émetteur ou récepteur. Le franc-maçon sait laisser place, sur ce courant, au silence de l’écoute, au temps et au dit de l’autre, à sa discontinuité, au tiers inclus[9], ce qui permet l’intégration de l’information, du «met sage», pour une convergence vers l’entente, ou du moins au respect de l’opinion et de la personnalité de l’autre.
Si l’ego reste le noyau dur à partir duquel je pense, on pense, ça pense, il y a adjonction donnée par les enseignements d’amélioration intellectuelle, morale et spirituelle de la Franc-Maçonnerie, qui font du franc-maçon au quotidien un acteur avec l’équilibre, la patience, la bienveillance, la profondeur et la justesse d’une pleine conscience, mettant à l’épreuve, à chaque fois, son caractère et sa nature. C’est un besoin d’épanouissement de notre plein potentiel, qui peu à peu se révèle comme une nécessité de se dépasser à chaque épreuve de la vie en restant un être de dignité pour soi et pour les autres. Le respect dialogal est une de ces expériences les plus courantes qui permet d’attester des qualités d’un franc-maçon.
Le travail du franc-maçon ne se fait pas qu’en loge, il se fait surtout à chaque instant de sa vie. La dualité noire et blanche du pavé mosaïque, c’est l’échiquier de la vie où tous les coups sont permis. À la fin du chemin, la mort attend inéluctablement, mais le chemin de funambule entre les cases, ou le parcours sur ses différentes cases en tous sens témoignera des expériences d’échecs et/ou des réussites humaines de chacun où le bien, le «bi-Un», rassemble le «deux» pour faire «un» par l’esprit du cœur exemplaire qui accueille en lui-même le tout autre[10].
Et si la sagesse du franc-maçon était surtout un apprentissage de la séparation ?
[1] L’approche mystique et alchimique sera abordée dans un autre article
[2] Pour la clarification de leur évocation.
[3] Par exemple, dans Le Recueil Précieux de la Maçonnerie Adonhiramite de Louis Guillemain de Saint-Victor, chevalier de tous les ordres maçonniques (1786) p11 :play.google.com/books/reader?id=txZx8K8WZhYC&hl=fr&pg=GBS.PA11
[4] Pour comprendre l’hostilité présentée dans les mythes, à partir de la page 165 de l’ouvrage de Goblet d’Alvillia, L’Idée de Dieu d’après l’anthropologie et l’histoire, chap. Dualisme : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11581241/f185
[5] Les découvertes de la physique quantique mettent en évidence que la non-séparabilité quantique rejoint en métaphysique le non-dualisme de l’homme et de l’univers, p.15 : masonica-gra.ch/images/articles_choisis/Masonica_23.pdf?fbclid
[6] On parle de pensée anagogique ; une pensée anagogique revient à passer de l’apparence perçue par les sens à la signification réelle, symbolique et vitale à l’essence de toute chose.
[7] Le compas vu comme un simple outil est sur le même plan que l’équerre, il est en haut quand il dessine le ciel
[8] Marc Halevy, Journal philosophique, De l’Être au Devenir, p.332 : noetique.eu/journal/de-letre-au-devenir-23-octobre2020.pdf/view
[9] Le « tiers inclus » est l’axiome dialogique (par exemple onde et corpuscule en physique quantique) rendu possible uniquement par l’existence de différents niveaux de réalité, dans la complexité. Le Tiers inclus – la conscience du subir d’autrui et de ce qui a été potentialisé – devrait aussi générer chez le sujet le sens de sa responsabilité et la découverte des valeurs de l’autre, de la relativité de nos repères (Judith Patouma, Le Tiers inclus, un outil de compréhension des tensions relationnelles, p.3 sur : ciret-transdisciplinarity.org/ARTICLES/Article_Tiers_inclus.pdf).
[10] Lire l’ouvrage fondamental de Martin Buber pour penser l’altérité et la réciprocité : Je et tu, 1923