Un passage à l’acte, ça laisse toujours des traces. Notamment à cause de l’aspect cathartique. Il y a près d’un an, pour un billet sur la dignité, je m’interrogeais sur la portée d’une œuvre de fiction (Joker, de Todd Philips) et me demandais si la révolte portée par le Joker, cet individu devenu violent quand la société lui a tout pris (notamment la structure d’accueil de jour qui lui permettait de tenir le coup dans la Gotham mise à sac par ses dirigeants, dignes mignons de Thatcher, Reagan ou Greenspan). Un fait divers récent, la récente affaire de l’ingénieur-chômeur-tueur me donne quelques raisons de m’inquiéter.
Bon, on sait combien les personnes exerçant des fonctions dans une direction de ressources humaines peuvent être méprisantes comme méprisables (voir mon billet à ce propos ici), et que les exactions des grandes entreprises sont iniques et destructrices, voire meurtrières. Toutefois, en dépit de mon mépris pour la caste des « tueurs », « cost killers », et autres « planners », il ne s’agit en rien d’excuser ou justifier des meurtres. J’aimerais juste partager une inquiétude : le passage à l’acte comme réponse à la déshumanisation et la dépersonnalisation induites par l’emploi et la violence sociale.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que le commandement, la décision ou le pouvoir, du moins en entreprise, est dilué dans un système d’actionnariat anonyme. Il n’est pas rare que « la direction » soit au final un groupement de vieux américains qui ont investi dans un fonds de pension…Ou un fonds d’investissement administré par des algorithmes. Dans tous les cas, il est très difficile de savoir qui a réellement le pouvoir. Et c’est là qu’interviennent les cadres, investis du pouvoir de décision. Le cadre est donc l’incarnation, la représentation vivante du commandement ou de la hiérarchie.
A ce stade, je ne puis m’empêcher de faire un parallèle avec les descriptions des peuples d’Océanie présentées par Freud dans Totem et Tabou. Le cadre est investi d’une fraction du Mana, la toute-puissance du chef avec tout l’aspect freudien qui va avec. Je crains qu’inconsciemment, les managers, chefs et autres cadres supérieurs n’abusent de ce pouvoir qu’ils transforment en domination ou en scénario BDSM sur leurs employés, sans que ceux-ci n’aient d’échappatoire. Il suffira de relire les témoignages des anciens de France Télécom pour s’en convaincre…
Le durcissement du code du Travail pour les employés (et son assouplissement pour les employeurs) a engendré un sentiment global d’injustice, et les « victimes expiatoires » en sont les artisans d’un management désincarné : les cadres et plus particulièrement les DRH. Trop souvent, par la mise en place d’un système de management inepte, les cadres se retrouvent à cristalliser la colère et le ressentiment de travailleurs qui ne comprennent pas pourquoi ils doivent être punis soit par un brutal changement de politique ou une fermeture d’usine alors que celle-ci fonctionne bien. Et très souvent, le cadre a du mal à comprendre la raison du ressentiment. L’argument du seul devoir appliqué sans responsabilité n’est plus de mise depuis 1961i.
Et c’est là le nœud du problème : la déconnexion de la direction de l’entreprise et du terrain et l’immense sentiment d’injustice des salariés quand ils doivent vivre un changement brutal qu’ils n’ont pas souhaité. Le cadre a pour mission de servir d’intermédiaire, mais trop souvent, par ignorance, ambition et fanatisme, il oublie qu’il est aussi un salarié et se range trop souvent du côté de la direction… Pour en revenir au sentiment d’injustice et à la déconnexion de la réalité, il faut bien comprendre que ceux qui vivent l’injustice d’un « plan de sauvegarde de l’emploi » sont victimes d’un processus de destruction, qu’ils reçoivent comme un trauma. D’ailleurs, l’expression « plan de sauvegarde de l’emploi » est en elle-même mensongère, sauf si l’emploi à sauvegarder est celui de la personne qui licencie… D’ailleurs, il faut noter qu’en psychanalyse, une attaque contre la langue a forcément des atteintes sur le corps. On connaît les méfaits de l’utilisation de la fameuse novlangue managériale, qui va du mépris à la déshumanisation de la « ressource humaine » ou de la « machine humaine ». D’ailleurs, si j’emploie une interprétation lacanienne (ou le langage des oiseaux, ce qui revient au même), lorsqu’on parle d’agent, on peut entendre a-gens : le préfixe privatif a et le terme gens qui désigne le groupe humain. Donc l’agent est celui qui est privé du groupe, ou de l’appartenance au groupe des humains… De la novlangue à la déshumanisation. La déshumanisation est elle-même accélérée par la formation des cadres, qui deviennent d’authentiques sociopathes, considérant l’autre comme un moyen et non une fin, ce qui est contraire à toute forme d’éthique. Frédéric Lordon avait d’ailleurs écrit un billet à ce sujet. Doit-on rappeler les dégâts que commettent les sociopathes ?
Le problème qui se pose ici est (le plus souvent) l’inconscience de ceux qui appliquent les discours et méthodes du management moderne, dont la fondation repose sur un postulat humainement intenable, signé Alan Greenspan : « les profits reposent sur l’insécurité constante des travailleurs ». Les stratégies de ressources humaines basées sur ce postulat n’amènent rien de bon. J’en veux pour preuve la promotion du benchmarking il y a une quinzaine d’années, qui consiste à mettre les salariés en compétition les uns avec les autres dans la même entreprise, pour les forcer à s’améliorer et à être performants tout le tempsii, parfois contre leurs valeurs eten les menaçant de licenciement si leurs résultats ne conviennent pas à leurs objectifs (le plus souvent intenables). Face à ce système déshumanisant et destructeur, celui qui le subit a de fortes chances de sombrer dans les passions tristes qu’induit le ressentiment.
Et en l’absence d’une juridiction en bon état de marche, le sujet peut choisir de se faire justice lui-même, et donc de se venger. Et parfois très violemment. La violence sociale et managériale induit le désir de vengeance et par conséquent, peut dériver en violence physique.
La vengeance n’est jamais une solution. Mais le maintien du ressentiment non plus. Afin d’éviter que d’autres drames comme celui-ci ne se reproduisent, il est nécessaire de réhumaniser la gestion des entreprises, notamment par la formation des cadres en démantelant les « usines à connards ». Les formations actuelles n’ont que deux messages : le maintien de l’ordre social dominant/dominé et le maintien des indicateurs dans les zones voulues. Rien n’est formellement enseigné pour les risques psycho-sociaux, d’où les dérives que l’on connaît.
L’autre instance à réparer est le service public d’inspection du travail et la juridiction associée. Le travail des inspecteurs est régulièrement saboté par leur administration, d’où des situations aberrantes, voire dramatiques. Par ailleurs, concernant la juridiction, comme toute institution judiciaire, les conseils de prud’hommes manquent cruellement de moyens. J’en veux pour preuve que le temps moyen d’une affaire est d’environ deux ans, délai qui peut être très long quand on est en souffrance sociale. C’est pourquoi il devient nécessaire de repasser du chiffre 2 (binaire) destructeur au ternaire, plus stable, en abandonnant le désir de vengeance pour celui de justice et en permettant à l’autorité de justice de faire son travail.
Le ternaire, l’abandon de la vengeance au tiers fondé à rendre la justice a été un marqueur de civilisation. Or, de plus en plus, ce tiers est menacé, nous faisant passer de la civilisation à la barbarie. Pour un franc-maçon, habitué à chercher en toute chose la justice et la vérité, il s’agit d’un constat très inquiétant. Si la justice ne parvient pas à endiguer la violence, je crains qu’on ne connaisse de plus en plus d’actes violents comme cette récente cavale ou d’autres encore. Et nous, Francs-maçons, concrètement, que pouvons-nous faire ? Pas grand-chose, malheureusement. A part agir en cohérence avec les valeurs que nous défendons quand nous sommes en poste, comme répondre oui ou non à une candidature, agir à proposer des alternatives aux fermetures d’usine… On ne peut pas se montrer cynique au boulot et se gargariser de belles valeurs en Loge.
Restons vigilants.
J’ai dit.
iPour les ignares, énarques et autres déficients culturels, 1961 est la date du procès du nazi Adolf Eichmann, artisan de la Shoah dont la ligne de défense était : « je ne peux pas être responsable, j’ai juste obéi aux ordres ».
iiPrécisons à toute fin utile que la communication de résultats individuels d’un travailleur à ses collègues est illégale.