Depuis un moment, je vois circuler des vidéos sur les réseaux sociaux, qui « font le buzz » comme on dit. Ces vidéos mettent en scène un personnage au parler approximatif, ignorant l’existence des conjonctions de subordinations, l’utilisation du complément d’objet second et de manière plus générale, l’existence des règles de grammaire. J’en veux pour preuve ce leitmotiv : « je crois la question elle est vite répondue ». Bon, autant les renvoyer au Bled. Les bien-pensants inclusifs anti-oppressifs et anti-racistes (et incultes, puisqu’ils n’auront pas saisi l’intertextualité) sont priés de se renseigner avant de m’envoyer leurs Social Justice Warriors et autres répurgateurs du Web. Le Bled est une référence à l’oeuvre d’Odette et Edouard Bled, instituteurs et auteurs des manuels et recueils d’exercices de grammaire et d’orthographe utilisés à l’école primaire. Les plus anciens se rappelleront des exercices à trous…
Revenons à nos moutons. Le personnage principal de cette vidéo explique les secrets de sa réussite. Ce qu’il appelle réussite, c’est disposer du smartphone dernier cri, rouler en SUV ou bagnole de sport, boire du champagne en compagnie de bombasses dans des soirées. Le secret de sa réussite est plus subtil. Une enquête du Parisien reprise par la chaîne Hugo Décrypte a montré que ces vidéos sont des vidéos de propagande d’une entreprise basée à Dubaï, proposant à ses « employés » de vendre très cher des ouvrages et formations en solo sur … le trading, leur garantissant gloire et fortune. Cette même boite propose aussi de faire du « marketing relationnel », autrement dit de rémunérer la moindre conversation…
Je ne commenterai pas les procédés commerciaux de cette entreprise, n’en ayant pas la compétence. J’espère que les pouvoirs publics s’empareront du dossier et prendront les dispositions nécessaires pour protéger les plus vulnérables des pratiques de cette entreprise.
Par contre, ce qui m’inquiète, ce sont les messages véhiculés par cette propagande : le trading serait à portée de tous, il est facile de faire de l’argent, la réussite consiste à rouler en grosse bagnole, avec costume cintré et faire des teufs avec des bombasses en éclusant du champagne. Ah, ces bon vieux Mauvais Compagnons, l’Ignorance, le Fanatisme et l’Ambition…
Prenons nos Maillets et Ciseaux, Equerre et Compas et débunkons tout cela. Déjà, être trader, c’est un métier, qui nécessite au moins un diplôme de 2e cycle d’études supérieures (Master 2 ou diplôme d’ingénieur), soit au moins 5 ans d’études. Il faut une certaine compétence en mathématiques, probabilités, informatiques, sciences économiques etc. plus un certain recul, impossible à acquérir avec des packs de formations en solo. Et puis, la crise de 2008 a montré qu’être trader était occuper un emploi certes très rémunérateur, mais aussi très très risqué, et très méprisé (notamment par d’infâmes marxistes tels que votre serviteur). Il est rare d’occuper ce type d’emploi toute sa vie, qui d’ailleurs risque d’être courte à voir ce que ces braves gens en font : excès en tout genre, stimulants légaux ou non, charge de travail inhumaine, connexion permanente à son emploi, etc. Métier de rêve ? Je ne crois pas.
Deuxième idée fausse : on peut gagner de l’argent facilement. Malheureusement, non, à moins d’être soi-même un héritier dans le clan des 5 % qui détiennent plus de 50 % de la richesse mondiale.
Troisième idée fausse. En fait, il y en a un certain nombre, qu’on va regrouper en une seule : vivre normalement, c’est pitoyable. Ainsi, dans la bouche des influenceurs, « prendre le bus » serait « faire pitié ». Heureux de l’apprendre. Selon ces gens, il vaudrait mieux rouler en grosse cylindrée ou en SUV. Très intelligent et responsable de véhiculer ce genre d’idées, surtout par les temps qui courent. Vraiment. Ne parlons pas des penthouses et autres lofts dans lesquelles se déroulent des fêtes. Ca reste du rêve et du vent. Et c’est peut-être là le nœud du problème : le rêve que vendent ces publicités (car c’en sont, ne nous leurrons pas). La vie de rêve serait donc d’avoir le mode de vie de la jet-set, voire d’y appartenir.
Ce qui est très malhonnête, c’est de le garantir quand les chances sont aussi proches de gagner au Loto et de faire croire que c’est réellement possiblei. Les choses sont beaucoup plus compliquées actuellement, et la richesse et le capital au XXIe siècle ne sont pas accessibles au commun des mortels (on pourra approfondir la question en allant au cinéma voir Le capital au XXIe siècle, le documentaire adapté de l’ouvrage de Thomas Piketty). Question de politique, mais c’est une autre histoire.
En fait, l’ascenseur social étant en panne dans notre beau pays, il faut compter 6 à 7 générations pour une lignée pour espérer s’élever socialement.
Nous vivons également un moment de déclassement : les crises que nous traversons ont amené à une régression sociale, un véritable recul. Les classes moyennes les plus basses deviennent des classes populaires, les classes les plus pauvres s’appauvrissent davantage quand les plus riches deviennent plus riches, sur le dos des plus pauvresii. Les plus touchés sont bien évidemment les plus vulnérables, à savoir les jeunes. Eux ont vraiment peur du lendemain, et ont bien compris que leur vie ne serait guère que survie. Néanmoins, beaucoup rêvent de s’extirper de la situation dans laquelle ils vivent et aspirent à une vie meilleure, sans avoir à se préoccuper du loyer ou des charges incompressibles. Exploiter cette faiblesse pour vendre du rêve frelaté en arborant un mépris de classe de nouveau riche devient alors tout simplement méprisable. Faire du fric et du mode de vie de la jet-set la valeur suprême, c’est être irresponsable.
On va me reprocher de faire du mépris de classe, et d’user ainsi de mon privilège de mâle blanc dominant/bobo/intello/gauchiste/etc. On peut. Sauf que je ne méprise pas les classes populaires. Par contre, les faux prophètes et simili-vidéastes qui exploitent la misère et se font du fric sur les espoirs et les rêves des plus désespérés, le tout en mauvais français, ceux-là, oui, je les méprise.
Et pour tous les jeunes, ceux qui « font pitié à prendre le bus » ou à « dormir dans des lits superposés », j’ai envie de vous dire de frapper à la porte du Temple. Vous ne trouverez ni gloire, ni fortune, ni fric facile. Par contre, vous trouverez autre chose : l’élévation de l’esprit, la possibilité de rencontrer des personnes que vous n’auriez jamais rencontrées autrement, et surtout, vous vous trouverez vous-mêmes. Vous apprendrez aussi à vous méfier de ceux qui veulent exploiter le désespoir des plus fragiles. Et pour ceux qui rêvent d’augmenter leur capitaliii, ce sont vos capitaux sociaux et intellectuels que vous développerez. Ne vous laissez pas faire par ces faux prophètes, qui n’ont que des métaux factices à vous offrir. Les valeurs marchandes ne sont pas des valeurs.
J’ai dit.
iNotons qu’il existe une autorité de régulation de la publicité sous l’égide du CSA dont la mission est d’empêcher la publicité mensongère. Ainsi, les publicités pour le loto sont légales, puisque rien ne garantit de gagner.
iiCe n’est pas du marxisme, c’est l’interprétation de la suppression de l’ISF et des différents cadeaux faits aux plus riches.
iiiLisez Bourdieu, qui définit les différents types de capitaux.