J’étais en Loge hier soir, toujours malgré ces grèves qui nous obligent à limiter nos déplacements. Nous avons pu néanmoins ouvrir nos travaux, en nous associant à deux autres Loges. J’ai pu toutefois voir en mes Frères de Loge une grande lassitude et un abattement de plus en plus lourd. Il est vrai que faire quatre heures de route pour un trajet qui n’en prend qu’une n’est pas forcément bon pour le teint. D’autres sont inquiets, voire angoissés pour les déplacements personnels ou professionnels qu’ils ont prévus, susceptibles d’être annulés au dernier moment. Il est vrai que faire les choses dans le bon ordre (planifier son voyage, acheter son billet parfois très en avance, prendre une assurance etc.) pour voir son plan réduit à néant est particulièrement agaçant. Cela doit nous rappeler que même si l’on fait son Devoir, celui-ci peut ne pas être récompensé…
Avant d’aller plus loin, je vous propose une citation extraite de l’oeuvre de la grande philosophe Simone Weili : « toute fonction publique doit être orientée vers le bien public ». Cet extrait a le mérite de la clarté, et, à titre personnel comme professionnel, me sert de boussole.
J’en arrive maintenant à la grève, ou plutôt aux grèves. Nous traversons une crise sociale et sociétale, au travers de laquelle s’expriment de plus en plus de mécontents, souvent à raison. Le droit de grève est un droit encadré, et fait donc l’objet de procédures particulières pour que la grève soit légale. Au delà de la question de légalité, il existe une autre question, la légitimité, qui doit justifier le motif de la grève. Plus difficile à évaluer que la légalité, la légitimité requiert un peu d’interprétation et d’analyse. C’est ce que je vous propose dans les lignes qui suivent.
Ainsi, Radio France est en grève depuis quelques semaines déjà, suite à l’annonce de sa présidente de lancer un plan d’économie de 60 millions d’Euros et visant à supprimer 7 % du personnelii (on appelle cette opération un « plan de départ volontaire », doux moment de novlangue) et ce, malgré le fait que Radio France soit majoritaire en parts de marché ou d’audience… Donc, on peut être un organisme d’État (un établissement public industriel et commercial), être en situation de bénéfices mais lancer quand même un plan de licenciement. J’avoue que la logique de nos dirigeants et de nos élites m’échappe. Quoi qu’il en soit, on peut considérer que cette grève, qui a pour but de défendre le fonctionnement d’un organisme d’utilité publique a une certaine légitimité. Au sens de Simone Weil, il s’agit bien de défendre le bien public.
Le mouvement de protestation et de grève dans les urgences a débuté au printemps dernier, même si celui-ci couvait depuis un moment (il suffisait de lire les chroniques de Patrick Pelloux dans Charlie Hebdo pour s’en douter). Les urgentistes travaillent dans des conditions infâmes : bas salaires, exigences de travail inhumaines, traitement des patients inhumain également. Bref, les institutions de soin n’ont plus les moyens de remplir leurs missions, d’où un mouvement de démissions, grèves etc. Les grévistes ont été entendus avec toute l’humanité qu’on pouvait attendre de nos dirigeants : sur réquisition des représentants de l’État, la gendarmerie est allée les quérir de force, sans égard pour leur position, état de santé, jours de congé etc. Le comble de l’absurdité a été atteint un triste jour de septembre, lors d’une manifestation de pompiers. Un pompier a été gazé au lacrymogène par un CRS. Autrement dit, ceux qui nous protègent et nous sauvent ont été agressés par les défenseurs de l’État. Ce qui revient à s’interroger sur le rôle de la police ; au service de l’État ou au service des intérêts des dirigeants ?
Toujours au sens de Simone Weil, on peut considérer que le mouvement des urgentistes revêt une certaine légitimité : il s’agit de protéger les conditions d’exercice des corps médicaux pour protéger la vie des patients que nous sommes tous amenés à devenir.
La même analyse peut être appliquée aux enseignants, grands perdants depuis des années des réformes diverses : bas salaires, formations ineptes et insuffisantes, dédain de leur administration, mépris des usagers, conditions de travail toujours plus dures à en juger par les trop nombreux suicides et bien évidemment, retraites ridicules suite à la réforme en cours. Les enseignants ont pourtant un rôle essentiel de formation et de transmission. Sans eux, pas de civilisation possible, la civilisation étant, au sens de Freud, le recul de la barbarie et de l’expression directe des pulsions. En raison des mauvais traitements qui leur sont infligés (litote), les enseignants échouent dans leur mission de construction de la civilisation. Leur mouvement est donc légitime. Et il n’est pas normal qu’un corps aussi essentiel soit à ce point méprisé par leurs ministres de tutelle, quelles qu’aient été les mandatures.
D’autres corps sont en grève, soit dans le cadre du mouvement inter-professionnel contre la réforme des retraites, soit pour des raisons qui leur sont propres. Le mouvement contre la réforme des retraites revêt une forme de légitimité, car avec l’instauration de ce système à point, beaucoup seront perdants, à moins qu’ils ne souscrivent à une assurance privée ou un fonds de pension, à l’américaine. Le mouvement est tout à fait légitime, le gouvernement ayant agi dans son coin, apparemment sans concertation et apparemment contre l’intérêt général, à en juger par les conflits d’intérêts de certains. J’espère que la juridiction appropriée mènera une enquête pour clarifier ces points, la qualification en haute trahison n’étant pas loin…
Néanmoins, est-ce que la grève reste une manière efficace d’agir ? Le politique ne bougeant que s’il est en tension, est-ce que l’arrêt de l’emploi de la population peut provoquer cette tension ? Est-ce que des manifestations massives peuvent infléchir une conduite brutale de changement ? L’expérience des gilets jaunes a montré que non.
Venons-en maintenant au mouvement des cheminots et autres transporteurs. Les cheminots ont cessé le travail, de même que les conducteurs de métros etc. pour défendre leurs régimes spéciaux, plus avantageux que le régime général. Soit. Dans la mesure où celle-ci a été annoncée, cette grève est légale. Néanmoins, elle n’est pas compatible avec les principes du service public, notamment celui de la continuité du service. Par ailleurs, elle contrevient à une liberté fondamentale, celle de se déplacer, garantie par l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Autrement dit, empêcher la liberté de circulation à une époque où se déplacer en voiture est difficile, voire impossible au nom d’un intérêt purement corporatiste (défense d’un régime spécial) relève davantage de la voie de fait que du mouvement social. Prétendre que le mouvement des cheminots défend l’intérêt général est au mieux une erreur, au pire, un mensonge. Y croire relève de la bêtise ou de l’aveuglement.
Faire le mal consiste à infliger une souffrance indue à autrui. A en juger par l’état d’épuisement des victimes de la grève (salariés ne pouvant rejoindre leurs postes ou perdant leurs postes à cause des dispositions de la loi El Khomri, familles séparées ne pouvant se retrouver, étudiants ne pouvant passer leurs examens, entreprises mises en difficulté), ce mouvement corporatiste n’a plus rien d’éthique et n’a de facto aucune justification. Pire, il va à l’encontre du bien public, tel qu’évoqué par Simone Weil.
Mépris de classe, me reprocherez-vous. Je vous rappelle que « le Franc-maçon est l’ami du riche comme du pauvre s’ils sont vertueux ». Ici, ni nos dirigeants politiques ni les dirigeants du mouvement des cheminots ne sont vertueux. La réforme est inique, la réponse l’est également. Personne ici ne mérite ni mon amitié, ni mon respect.
Et pendant ce temps, la dégradation de l’environnement, l’industrie, le glyphosate, la disparition de la forết amazonienne…
J’ai dit.
iLa philosophe, née en 1909 et morte en Angleterre en 1943, autrice d’une œuvre percutante et d’une clarté rare.
iihttps://www.franceculture.fr/medias/radio-france-les-raisons-de-la-greve