jeu 28 août 2025 - 02:08

Le Plan Voisin en 1925 : « Détruire Paris… pour le reconstruire »

Le Plan Voisin, proposé par l’architecte franco-suisse Le Corbusier en 1925, reste l’un des projets urbanistiques les plus controversés et audacieux de l’histoire moderne. Conçu pour transformer radicalement le cœur de Paris en rasant une vaste partie de son patrimoine historique, ce plan reflète à la fois les ambitions modernistes de Le Corbusier et les influences de son mécène, Gabriel Voisin.

Cependant, au-delà de son aspect architectural, le projet s’entoure d’un débat plus sombre lié aux positions idéologiques de Le Corbusier, notamment son antisémitisme et ses sympathies antimaçonniques, qui ont resurgi avec force à travers ses écrits et ses affiliations politiques.

Cet article explore en détail l’historique du Plan Voisin, son lien avec Gabriel Voisin, les motivations de Le Corbusier, et les controverses entourant ses convictions personnelles, en s’appuyant sur une analyse approfondie des sources disponibles.

Origines et Contexte du Plan Voisin

Une Réponse aux Défis Urbains du XXe SiècleAu début des années 1920, Paris, avec ses trois millions d’habitants, faisait face à des défis urbains croissants. La ville, marquée par les transformations haussmanniennes du XIXe siècle, présentait encore des îlots insalubres, notamment dans les quartiers du Marais, des Halles et des Archives. Ces zones, densément peuplées et marquées par la vétusté, étaient perçues comme des foyers d’épidémies et d’insalubrité, un problème que les mouvements hygiénistes de l’époque cherchaient à résoudre. Le Corbusier, de son vrai nom Charles-Édouard Jeanneret-Gris (1887-1965), voyait dans cette situation une opportunité de révolutionner l’urbanisme. Influencé par les avancées technologiques de l’industrialisation, notamment l’usage du béton, du verre et de l’acier, il rêvait d’une ville adaptée à la modernité, où l’automobile jouerait un rôle central.

Le Plan Voisin s’inscrit dans la continuité d’une idée plus large développée par Le Corbusier dès 1922 : la Ville Contemporaine pour trois millions d’habitants, présentée au Salon d’Automne. Ce projet théorique imaginait une cité utopique sur un terrain vierge, organisée autour de gratte-ciel, d’espaces verts et d’axes routiers majeurs. Appliqué à Paris, ce concept prend une tournure concrète avec le soutien de Gabriel Voisin, ce qui donne naissance au Plan Voisin, nommé en son honneur.

Le Rôle de Gabriel Voisin

Gabriel Voisin

Gabriel Voisin (1880-1973), pionnier de l’aéronautique et constructeur d’automobiles, fut un acteur clé dans la genèse du projet. Industriel visionnaire, Voisin avait bâti sa réputation avec la création d’avions pendant la Première Guerre mondiale et de voitures de luxe dans les années 1920. Fasciné par les idées modernistes de Le Corbusier, il finança l’étude et la présentation du Plan Voisin lors de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris. Son intérêt était double : d’une part, il voyait dans ce projet une vitrine pour promouvoir l’automobile, qu’il considérait comme l’avenir des transports urbains ; d’autre part, il partageait avec Le Corbusier une admiration pour la rationalité et la fonctionnalité, des principes alignés avec son propre parcours industriel.

Le Corbusier, dans ses écrits, soulignait l’importance de l’automobile comme un moteur de transformation urbaine. Il déclarait : « L’automobile a tué la grande ville. L’automobile doit la sauver. Voulez-vous doter Paris d’un plan n’ayant pas d’autre objet que la création d’organes urbains répondant à des conditions de vie si profondément modifiées par le machinisme ? » Cette vision, soutenue par Voisin, plaçait les grandes artères routières au cœur du projet, avec des autoroutes surélevées de 120 mètres de large, un concept radical pour l’époque.

Une Destruction Programmée du Vieux Paris

Le Plan Voisin prévoyait de raser environ 240 hectares de la rive droite de Paris, un quart de son centre historique. Cette zone, s’étendant de la place de la République à la rue du Louvre, de la gare de l’Est à la rue de Rivoli, incluait des quartiers emblématiques comme le Marais, les Halles et le Temple. Le projet envisageait la construction de 18 gratte-ciel cruciformes de 60 étages, capables d’accueillir entre 10 000 et 50 000 personnes chacun, ainsi qu’une gare centrale souterraine et des lotissements résidentiels à redans entre la rue des Pyramides et les Champs-Élysées. Seuls quelques monuments, comme Notre-Dame, le Louvre et certaines églises, auraient été préservés, entourés d’espaces verts et de boulevards aérés.

Cette démolition massive visait à remplacer le tissu urbain haussmannien, jugé obsolète par Le Corbusier, par une ville fonctionnaliste où seule 5 % de la surface serait bâtie, le reste étant dédié à la circulation et aux espaces verts. Cette approche s’opposait frontalement au charme historique de Paris, connu pour ses rues étroites et ses bâtiments anciens, et suscita une vive opposition dès sa présentation publique.

Le Corbusier : Architecte et Idéologue Controversé

Un Moderniste Visionnaire

Le Corbusier

Le Corbusier est souvent célébré comme l’un des pères de l’architecture moderniste. Ses concepts, tels que l’unité d’habitation (matérialisée par la Cité Radieuse de Marseille) et la Charte d’Athènes (1947), ont influencé l’urbanisme mondial, notamment dans la construction des grands ensembles d’après-guerre. Sa philosophie reposait sur l’idée que l’architecture devait servir le progrès social en offrant lumière, air et ordre aux habitants, un idéal qu’il appliquait avec une rigueur géométrique et une obsession pour la ligne droite, qu’il opposait à la « courbe des ânes » des villes traditionnelles.

Cependant, cette vision s’accompagnait d’une approche autoritaire. Le Plan Voisin reflétait une volonté de faire table rase du passé, qu’il jugeait étouffant et inadapté. Il écrivait : « Toute la vie n’est faite que de destruction et de reconstruction, et particulièrement la vie des villes. » Cette idée de « tabula rasa » s’inscrivait dans une logique hygiéniste et industrialiste, mais aussi dans une vision politique qui allait au-delà de l’urbanisme.

Les Accusations d’Antisémitisme

Les révélations sur les positions idéologiques de Le Corbusier, notamment son antisémitisme, ont émergé avec la publication de sa correspondance dans les années 2010. Des lettres et écrits privés montrent qu’il entretenait des préjugés antisémites dès les années 1920. Par exemple, il caricatura le marchand d’art juif Léonce Rosenberg (oncle d’Anne Sinclair) et exprima des opinions hostiles envers les Juifs dans des notes personnelles. Ces sentiments s’intensifièrent pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque, après la défaite française de 1940, il se rapprocha du régime de Vichy.

Entre 1940 et 1942, Le Corbusier passa dix-sept mois à Vichy, travaillant comme membre rémunéré d’une commission officielle. Dans un livre publié en 1941, il saluait la victoire nazie comme « une lueur de bien » et louait Pétain pour avoir « sauvé » la France de l’anarchie. Il écrivit également des phrases comme « le petit Juif sera bien un jour dominé », révélant une adhésion implicite aux idéaux racistes de l’époque. Ces positions, bien que jamais traduites en actes directs comme des dénonciations, ont conduit des intellectuels, tels que Michelle Perrot et Jean-Louis Comolli, à exiger en 2019 l’arrêt de tout soutien public à son œuvre, le qualifiant de « complice » de l’idéologie collaborationniste.

Une Hostilité envers la Franc-Maçonnerie

Affiches propagande antimaçonnique
Affiches propagande antimaçonnique

L’antimaçonnisme de Le Corbusier, moins documenté que son antisémitisme, est également un aspect troublant de sa pensée. Dans les milieux fascistes et vichystes qu’il fréquentait, la franc-maçonnerie était souvent perçue comme un ennemi de l’ordre naturel et une influence corruptrice. Bien que les preuves directes soient rares, ses écrits et ses affiliations suggèrent une méfiance envers les institutions maçonniques, qu’il associait à une élite cosmopolite qu’il rejetait. Cette hostilité s’aligne avec les discours de l’époque, notamment ceux du régime de Vichy, qui lança une campagne contre la franc-maçonnerie, perçue comme un obstacle à la « révolution nationale ».

Le bâtiment du Grand Orient de France (GODF), siège historique de la franc-maçonnerie française à Paris, aurait pu être une cible symbolique du Plan Voisin, situé dans la zone prévue pour la démolition. Bien que Le Corbusier n’ait pas explicitement mentionné cette institution dans ses plans, son idéologie autoritaire et ses liens avec des cercles antimaçonniques laissent supposer une convergence d’intérêts avec ceux qui voyaient dans la destruction du vieux Paris une manière d’effacer les traces d’une société qu’ils jugeaient décadente.

Affiliations Fascistes

Le Corbusier entretenait des liens avec des intellectuels fascistes dès les années 1920, fréquentant des cercles qui soutenaient Mussolini et, plus tard, Hitler. Ses éloges envers l’Italie fasciste (« le spectacle offert actuellement par l’Italie annonce l’aube imminente de l’esprit moderne ») et sa collaboration avec Vichy témoignent d’une attirance pour les régimes autoritaires. Cette idéologie se reflète dans le Plan Voisin, dont la rigueur géométrique et la centralisation rappellent les projets urbanistiques totalitaires, comme ceux réalisés par Ceausescu à Bucarest. Cependant, certains défenseurs de Le Corbusier, comme Michel Guerrin du Monde, arguent que ses idées modernistes transcendaient les idéologies et étaient influencées par le contexte troublé de l’entre-deux-guerres.

Réception et Échec du Projet

Une Opposition Massive

André Malraux

Dès sa présentation en 1925, le Plan Voisin fut accueilli avec scepticisme et hostilité. La presse, les intellectuels et les politiques s’élevèrent contre cette vision qui menaçait de détruire un patrimoine mondialement reconnu. André Malraux, futur ministre de la Culture, joua un rôle clé dans la préservation du vieux Paris, promouvant la loi de 1962 qui privilégia la restauration plutôt que la démolition. Les Parisiens eux-mêmes, attachés à l’identité de leur ville, rejetèrent cette utopie froide et uniforme.

Malgré son échec, le Plan Voisin influença indirectement l’urbanisme postérieur. Les grands ensembles des années 1950-1970, comme La Défense ou les cités HLM, reprirent certains principes modernistes, notamment l’usage de tours résidentielles et l’accent sur la circulation automobile. Cependant, ces réalisations furent souvent critiquées pour leur manque d’âme, un écho indirect aux critiques adressées au projet initial.

Héritage et Débats Contemporains

Aujourd’hui, le Plan Voisin est étudié comme une expérience de pensée, un symbole des excès du modernisme. Grâce à des technologies comme l’intelligence artificielle, des reconstitutions visuelles permettent d’imaginer un Paris transformé en métropole de gratte-ciel. Ces images soulignent le contraste entre la vision fonctionnaliste de Le Corbusier et le charme historique préservé. Parallèlement, les révélations sur son passé idéologique ont relancé le débat : faut-il séparer l’œuvre de l’homme ? Alors que ses bâtiments sont classés au patrimoine mondial de l’UNESCO, des voix s’élèvent pour exiger une mise en contexte critique, notamment via un musée à Poissy qui inclurait sa part sombre.

Conclusion de cette histoire

Le Plan Voisin incarne à la fois le génie visionnaire et les dérives autoritaires de Le Corbusier. Soutenu par Gabriel Voisin, ce projet visait à moderniser Paris en détruisant son cœur historique, reflétant une foi aveugle dans la technologie et l’ordre géométrique. Cependant, les accusations d’antisémitisme, d’antimaçonnisme et de sympathies fascistes ternissent l’héritage de l’architecte, révélant une idéologie qui allait au-delà de l’urbanisme pour s’inscrire dans un contexte politique troublé. Si Paris a échappé à cette transformation radicale, le Plan Voisin reste un miroir des tensions entre tradition et modernité, un rappel des dangers d’une planification déconnectée des réalités humaines et culturelles.

L’histoire de ce projet invite à une réflexion continue sur l’équilibre entre progrès et préservation, un défi toujours d’actualité dans les métropoles mondiales.

2 Commentaires

  1. Ça montre à quel point l’utopie est dangereuse .
    Comme disait un certain…  » méfiez vois des gens qui rêvent éveillés », ce sont les plus dangereux.

  2. Bonjour!
    Le projet de Le Corbusier pour Paris, soutenu par Gabriel Voisin, montre à quel point le tracé d’une ville peut devenir un acte de pouvoir, capable de façonner — ou d’effacer — la mémoire collective. Ce même esprit moderniste a trouvé son expression à Brasília, dont le plan, rigoureusement géométrique, évoque parfois une croix, un avion… ou, plus subtilement encore, une faucille et un marteau.

    Hasard ou message voilé? Dans tous les cas, l’architecture urbaine, telle une planche tracée au compas et à l’équerre, révèle que les cités ne sont jamais neutres : elles parlent, elles enseignent, et parfois, elles dissimulent.

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.

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