mar 13 mai 2025 - 00:05

La raison et le sacré dans le monde moderne

J’ai choisi de traiter cette question pour combattre un préjugé assez largement répandu dans le monde profane et parfois aussi et paradoxalement dans la Maçonnerie, qu’il existerait un conflit absolu, insurmontable entre la raison et le sacré. Or je vais m’efforcer de démontrer qu’ils ont souvent été conciliés et qu’ils sont en fait complémentaires, en m’appuyant sur l’histoire des idées, sur le rapport de ces deux notions dans le rite écossais ancien et accepté, et enfin de parcours sur les nouvelles conciliations de la raison et du sacré dans ce qu’on est convenu d’appeler à tort ou à raison la « post- modernité »

Raison et sacré au début des Temps modernes

Ce qui a pu accréditer la légende d’un conflit essentiel entre raison et sacré ce sont les résistances de l ‘Eglise catholique aux premières manifestations de l’esprit scientifique.

Galileo Galilée

La persécution du physicien Galilée par l’Inquisition est devenu la figure emblématique des craintes de la religion à l’égard des premières découvertes de la science parce qu’elles étaient de nature à porter des coups très rudes à la représentation théologique du Cosmos et au géocentrisme. Mais l’esprit n’est qu’une modalité de la raison et il ne s’ensuit pas nécessairement que raison et religion soient antinomiques. De toute façon il lui a bien fallu s’accommoder de la vision scientifique du monde et même de se transformer en fonction de ce qui constitue l’esprit fondamental de la modernité.

Mon premier argument en faveur d’’une coopération de la foi et de la raison en matière de religion est que, même si la foi dans la révélation constitue le fondement de toute religion, il n’y a pas de religion sans interprétation des textes.

Dans le judaïsme, le travail de relecture perpétuelle de la Thora et de la quête du sens des récits et des symboles bibliques est une dimension capitale de la pensée religieuse: toute religion implique une connaissance aussi authentique que possible de la parole divine ou de la Parole de celui qui l’incarne. Un tel effort ne peut être que rationnel.

Dans ce cas, la raison s’exerce dans le cadre et dans les limites de la révélation. On observe exactement le même processus dans le christianisme et dans l’Islam avec les mêmes difficultés dans l’exercice d’interprétation les mêmes incertitudes sur le sens et les mêmes conflits qui peuvent surgir sur le plan théologique et moral à cause de l’ambivalence ou de la complexité de la Parole.

Aucune religion ne peut se dispenser d’accomplir ce travail rationnel d’interprétation du texte sacré qui est une dimension universelle de la religion. Il n’y a pas de religion à forte expansion sans docteurs de la Loi. Je ne vois que deux exceptions à ce principe, la tradition orale des sociétés primitives qui tend à figer l’interprétation dans un dogme intangible excluant tout examen de la raison.

L’autre exception c’est le choix de la mystique qui peut expliquer sinon une ignorance de la révélation, du moins une certaine distanciation par rapport à la connaissance rationnelle des textes, mais non par rapport aux rites de chaque culte qui peut toujours se prêter à des exercices visant une expérience intérieure de rencontre avec le divin. Mais cette alliance de la réflexion rationnelle et du sacré va se manifester sous une autre forme et à une autre échelle au cours de l’histoire religieuse du Moyen-âge.

Statut de Platon en marbre blanc
Statut de Platon assis en marbre blanc devant un chapiteau de Temple

On sait que les œuvres de Platon et d’Aristote ont été recopiées et conservées dans certains monastères, mais elles ont été transmises avec tout un patrimoine d’ouvrages provenant de l’Antiquité grecque, par le truchement de traductions en arabe et en hébreu réalisées dans l’Espagne des Khalifes musulmans. L’influence de ces traductions a été considérable dans l’histoire de l’Occident car elles ont permis plusieurs tentatives de démontrer certaines vérités de la religion en s’appuyant sur le rationalisme de ces deux philosophes.

On observe ce phénomène dans les trois religions du Livre.

Le premier à tenter cette réconciliation entre raison et sacré fut le philosophe juif Maïmonide.

Dans le « Guide des égarés » (ou « de ceux qui s ‘interrogent ») composé vers 1180, il essaya de démontrer des conceptions du judaïsme en s’appuyant sur le rationalisme aristotélicien mais tout en affirmant que dans le doute ou l’incertitude, il faut s’en remettre à la révélation qui dépasse toujours l’entendement humain.

Le grand philosophe- médecin musulman Averroès (Ibn Rouchd 1126-1198) s’engagea dans une voie rationaliste analogue: il tenta d’éclairer le sens du Coran à partir d’un commentaire d’Aristote. Son œuvre connut un immense succès, jusqu’à l’Université de Paris où elle finit par être condamnée par les autorités ecclésiastiques.

Mais le monument intellectuel le plus célèbre du catholicisme fut la Somme théologique de Saint Thomas d ‘Aquin, (1227-1274) élevé au rang de Docteur de l’Eglise. Son ambition fut de montrer qu’une philosophie largement nourrie de métaphysique aristotélicienne pouvait partiellement s’harmoniser avec les enseignements du christianisme.

Selon lui, Dieu a donné la raison à l’homme afin qu’il puisse le connaître et s’élever vers Lui parce qu’Il est un modèle de perfection. La foi et la philosophie ne peuvent se contredire car elles visent le même Dieu. Sa construction théologico- philosophique qui réconcilie raison foi, et révélation annonce par son souci de rationalité et de rigueur, son humanisme profond marqué par l’universalisme chrétien, l’esprit de la Renaissance et les premières expressions de la modernité. Il conçoit l’universalité de la raison comme un moyen de convaincre tous les hommes y compris les incroyants, en respectant leur liberté de pensée.

Raison et foi aux siècles classiques (16e et 17e siècle)

Si on jette un regard panoramique sur l’histoire idéologique du 16ème et 17ème siècle, on s’aperçoit que là encore la tendance dominante n ‘est pas la rupture mais la conciliation entre la raison scientifique naissante et la soumission à la foi. A l’époque de la Renaissance les penseurs du mouvement humaniste tirent de l’héritage culturel grec et latin l’idée de la valeur éminente de la raison comme outil de connaissance et dan cette logique celle du droit au libre examen des textes qui certes conduit à la Réforme du catholicisme, mais pas à l’irréligion. Les savants humanistes veulent bien rénover à la lumière de l’Antiquité la vision du monde et de l’homme mais ils refusent pour autant de rompre avec la religion chrétienne (ce sera la position d’Erasme de Rotterdam)

Au 17e la raison progresse dans l’ensemble de la culture et s’affirme à travers l’invention technique, le début d’industrialisation, la fondation des sciences. Les fondateurs de la science moderne, Galilée, Descartes et surtout Pascal demeurent à des degrés différents liés à la religion.

Descartes a le souci de séparer radicalement le domaine de la foi de celui de la raison, pour ne pas courir le risque de se trouver en contradiction avec la religion révélée. De plus l’existence d’un Dieu rationnel occupe une place centrale dans sa métaphysique puisqu’il garantit les capacités de la raison à découvrir la vérité. Je signale au passage qu’un récent article consacré à Descartes nous signale que « les documents disponibles montrent l’influence décisive de Descartes dans l’élaboration du Rite écossais ». Selon une rumeur reprise par les Maçons, il aurait appartenu à l’Ordre initiatique de la Rose-Croix.

Sa vision de Dieu est très proche le l’idée du Grand Architecte et de la conception maçonnique des rapports entre la raison humaine et le Grand Architecte.

Un cartésien comme Malebranche pense que « la raison qui éclaire l’homme est la Sagesse même de Dieu », ce qui signifie que la raison est d’essence divine et qu’elle peut nous conduire à la Connaissance et à la Sagesse.

Blaise Pascal

Le témoignage le plus étonnant de la conciliation de la science et du sacré nous est fourni par Pascal qui fut peut-être le plus puissant génie scientifique que la France ait connu et fut un chrétien fervent et rigoureux inclinant même vers la mystique à la fin de sa vie. Il ira jusqu’à utiliser les dernières découvertes de la physique sur l’infiniment grand et l’infiniment petit comme signes et preuves de l’existence de Dieu.

En résumé au moment où sont jetées les bases de la science moderne et de la philosophie de la raison, la plupart des savants et des philosophes ne voient pas de contradiction entre la rationalité scientifique et la croyance au sacré. C’est l’Eglise catholique qui s’alarme des progrès de la science où elle voit un péril pour l’avenir de la foi et qui agite l’idée d’une incompatibilité radicale entre les exigences de la raison et le respect du sacré.

Elle redoute que le développement de la pensée critique ne donne des arguments à l’incroyance et au matérialisme.

Or il est certain qu’on voit apparaître au 17è siècle un courant de pensée très minoritaire, souterrain parce que persécuté, mal connu, qui affiche une liberté de pensée plus ou moins affirmée à l’égard du religieux : c’est le courant libertin, mot qui a pris un sens péjoratif parce que les libertins, disciples du penseur grec Epicure affichaient parfois une liberté de mœurs parallèles à leur scepticisme et qu’il y eut quelques aristocrates libertins passablement, débauchés et cyniques. Mais ce courant compta plusieurs philosophes radicaux dans le rationalisme et la critique de la religion dont le représentant le plus célèbre est sans doute le poète non-conformiste et baroque Cyrano de Bergerac dont le théâtre a fait une légende.

Il est vrai que ce type d’incroyance préfigure celle qui se déploie à notre époque mais au 17e ce phénomène reste très réduit par rapport au rationalisme dominant qui intègre le sacré.

Les interactions entre la philosophie des Lumières et la Franc-maçonnerie. On va retrouver la même configuration au Siècle des Lumières qui est aussi l’avènement de la Maçonnerie moderne. Il est difficile de penser que le terme même de « Lumières » n’ait pas trouvé sa source dans les loges maçonniques. On observe une montée en puissance continue du rationalisme avec une tendance à la radicalisation des divers courants de pensée que nous avions observés au siècle précédent.

Denis Diderot, rédacteur en chef de l’Encyclopédie

Par l’entremise de l ‘Ordre des Jésuites, ordre monastique très engagé dans la politique, l’Eglise sur la lancée de la Contre-réforme va déclencher une lutte idéologique acharnée contre les courants rationalistes et l’esprit critique de ceux qu’on va nommer les philosophes ou encore les Encyclopédistes, ceux qui ont peu ou prou collaboré à la première Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L ‘Encyclopédie fut à cette époque le monument du rationalisme libéral, à la fois tableau des connaissances acquises dans tous les domaines par la science et dans les techniques de production et manifeste de l’esprit philosophique à travers sa critique de la religion et du pouvoir clérical, des traditions dépassées et paralysantes, des préjugés de toutes sortes qui maintiennent les peuples dans l’arriération et la barbarie.

C’est indiscutablement une entreprise révolutionnaire, émancipatrice sur le plan de la pensée qui mobilise les meilleurs esprits et les spécialistes de l’époque. Contre elle les jésuites vont mener au nom du catholicisme, un combat virulent afin de sauvegarder l’ordre social et politique de l’Ancien régime qui commence à se lézarder sérieusement.

C’est ce climat de polémique violente et permanente entre les Jésuites agents de la papauté et ce qu’on a appelé le parti philosophique, dont bien des idées furent élaborées dans les Loges maçonniques, qui a entretenu l’idée en grande partie fausse que le camp de la raison et de la liberté de pensée était radicalement opposé à la religion et au sacré en général.

Largillierre, Nicolas de (1656-10-10 – 1746-03-20), Portrait de Voltaire (1694-1778) en 1718, 1718. Huile sur toile. Musée Carnavalet, Histoire de Paris.

En réalité, ce qui domine la pensée progressiste des Lumières, ce sont les principes même de la Franc-maçonnerie Andersonienne dont Voltaire, considéré comme la figure de proue du parti philosophique sera le porte-parole littéraire et politique.

Cette Maçonnerie du 18ème siècle affirmant un principe de tolérance ignoré jusque là, transcende tous les clivages religieux et politiques au nom du respect dû à toutes les croyances, pour ne prendre en considération que les vertus morales des individus à qui on demande seulement

« D’être libres et de bonnes mœurs ». En même temps il est dit dans nos Constitutions fondatrices « Le Maçon ne saurait être un athée stupide » ce qui signifie qu’il doit croire en une transcendance quelle que soit l’image que chacun peut s’en faire. C’est le déisme maçonnique repris et diffusé par les Lumières dont nous continuons à nous réclamer au premier chef

Nous reconnaissons ainsi le sacré par une voie rationnelle à travers le symbole universel du « Grand Architecte » qui définit le principe commun à toute religion et qui au lieu d’être un facteur de division et de haine devient au contraire un facteur d’union et de compréhension de tous les croyants sans exclure les incroyants qui peuvent lui donner le sens d ‘un principe de vie à l’œuvre dans la création naturelle.

Autre fondement de la tolérance maçonnique adoptée par les Lumières: en matière de théologie ou de métaphysique, nulle raison ne peut prétendre à une intelligence totale ou absolue de ce qui peut rendre compte de l’expérience humaine mais de toute façon la dépasse infiniment.

C’est une raison supplémentaire pour accepter la diversité des approches d’une réalité secrète qui ne sera jamais appréhendée comme vérité absolue par la pensée.

Le 18è siècle met l’accent sur le pluralisme des croyances induisant de ce fait la part de relativité qu’elles comportent et justifiant par là la pluralité extrême des voies qui sont susceptibles de mener l’esprit au divin ou simplement au sacré. Car la notion de sacré, comme nous le verrons, dépasse de beaucoup celle du sacré religieux.

Or le 18è siècle est un moment novateur et critique de la modernité où l’on va assister à un déplacement du sacré religieux vers la sphère de la vie sociale, de la morale de l’ordre politique, du civisme. Pour les Lumières, les valeurs de l’éthique, la loi morale commune à tous les cultes est un autre principe d’universalité propre à concilier toutes les croyances et les philosophies même irréligieuses. Nous retrouvons là une caractéristique de la Maçonnerie: rassembler les hommes de bonne volonté de toute opinion, de toute origine autour de la foi en l’homme et des valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité et de justice.

Un « tableau emblématique » décoré de symboles maçonniques, avec des espaces vides pour le nom du candidat, les dates de divers résultats et les signatures des dirigeants, 1877.

La primauté de l’éthique, la sacralisation de la Loi morale, que ce soit au nom de la transcendance de Dieu ou de la sacralité de l’Homme, est la voie qui conduit au respect mutuel, de l’harmonie entre les hommes et de la paix civile.

Ainsi la Maçonnerie moderne a transmis à la philosophie des Lumières une idée majeure qu’elle emprunte à la tradition chrétienne: la sacralité de la personne, mais en donnant en fait à cette sacralité un fondement qui n’est plus religieux mais initiatique: la nature rationnelle et spirituelle d’un homme formé à la semblance du Grand Architecte.

Dans sa version à la fois rousseauiste et voltairienne, la philosophie des Lumières proclame l’unité de la nature humaine définie par la rationalité et l’identité biologique, la fraternité de tous les hommes, la valeur universelle de l’être humain.

Rousseau

Tous les philosophes y compris des matérialistes comme Diderot, refusent l’idée chrétienne du péché originel et s’accordent pour proclamer la perfectibilité de l’espèce qui peut être améliorée par l’éducation. La question de la bonté de la nature humaine est plus controversée: pour Rousseau c’est une vérité religieuse, Voltaire, plutôt dualiste, se désole souvent de la barbarie de l’homme et croit plutôt aux vertus d’une élite capable de faire progresser l’homme par la civilisation. Mais la confiance dans les potentialités de I ‘espèce et dans ses capacités évolutives est générale. Elle est tout à fait accordée au message de l’humanisme maçonnique.

L’universalité de valeur reconnue à l’homme constitue un principe commun de la pensée des Lumières. Cet universalisme largement semé par la Franc-maçonnerie aboutira à la fameuse Déclaration des droits de l’Homme de I 789 qui est aujourd’hui la charte juridique et politique de la nation française.

L’humanisme est dans la logique du déisme voltairien puisque l’Etre suprême des philosophes est l’auteur de la nature humaine dotée de la raison et de la conscience du sacré.

Ce déisme est le courant central et dominant des Lumières. Certes les héritiers du courant libertin du I 7è siècle à la fois matérialiste et athée, animé par Diderot, D’Holbach, Helvétius, radicalisent volontiers leur rejet de la croyance face à la violence de la contre-offensive jésuitique et conservatrice. Il faut ajouter également le discrédit jeté par l’esprit rationnel sur la théologie et la métaphysique qui alimente comme aujourd’hui un certain scepticisme et l’agnosticisme. Mais le déisme que nous partageons avec les Lumières, s’emploie à sauvegarder ce qui dans la foi et la sacré ne vient pas contredire les exigences de la raison. C’est sa caractéristique la plus moderne. Il récuse tous les dogmes au nom de la liberté de la conscience et des droits de l’esprit critique.

Mais il réduit les mythes au rang de fables, de pures inventions destinées à impressionner et à manipuler les esprits. A la différence de la Maçonnerie, cette religion raisonnable et démythifiée méconnaît sa valeur symbolique et la profondeur des contenus initiatiques dont les mythes sont les vecteurs. C’est là une faiblesse des Lumières et de Voltaire si proche par ailleurs de la Maçonnerie. Il faut dire pour tempérer ce jugement que beaucoup de ceux qui se passionnent pour les sciences nouvelles s’intéressent aussi aux sciences sacrées et à l’occultisme.

« Le bonheur est une idée neuve en Europe » a proclamé Saint-Just pendant la Révolution. C’est que reprenant la théorie des Anciens, les Lumières considéraient que la raison philosophique ne pouvait avoir pour finalité que le bonheur de l’individu et que la finalité de l’ordre politique ne pouvait être que le bonheur des peuples. Cet aspect des Lumières me paraît très intéressant parce que nous allons les retrouver à l’époque contemporaine où l’on voit le sacré se déplacer de la même manière vers l’humain, les principes éthiques servant de références universelles bien loin devant le religieux et même vers certaines valeurs politiques, comme celles de notre triptyque: liberté, égalité, fraternité.

Pour illustrer mon propos sur la dominance du déisme au 18è et sur les mutations qu’il a opérées sur les objets du sacré, je rappelle qu’en 1793 sous le gouvernement de la Terreur, Robespierre organise sous l’inspiration de Jean- Jacques Rousseau dont il est un ardent disciple, la Fête de l’Etre suprême et de la déesse Raison annonçant la naissance d’une nouvelle religion civile.

« La sagesse des Modernes »

Je voudrais en conclusion revenir sur le rapport de la raison et du sacré dans la Maçonnerie en général et dans notre Rite écossais en particulier. Nous avons vu comment s’est constitué au cours du I8è siècle un « air du temps » nouveau qui a marqué définitivement la conscience publique. On peut dire qu’il a été largement inspiré par les traditions redécouvertes et renouvelées des bâtisseurs de cathédrales.

Notre tradition doit beaucoup à la religion puisque notre symbolisme et notre enseignement puise aux sources spirituelles des récits bibliques et évangéliques.

Mais en même temps elle a toujours dépassé les enseignements de la religion en ce sens qu’elle a toujours cherché à percevoir le sens caché, initiatique de tous les mythes et symboles religieux, persuadée que la religion véhiculait sous une forme exotérique beaucoup de messages ésotériques dont elle ne livrait pas le sens et dont elle interdisait même la recherche.

On sait quelle est dans la religion l’importance du mystère qui est un interdit imposé à l’esprit dans sa volonté de comprendre les significations secrètes des récits et des symboles.

En Maçonnerie il n’y a pas de limites à la recherche de la vérité, et toute la tradition révélée peut-être sous certaines conditions soumise à une libre interprétation personnelle.

La voie initiatique exclut le mystère inviolable et le dogme imposé et c’est dans ce premier sens qu’elle est rationnelle. Le désir de Connaissance n’a d ‘autres limitations que celles de la raison elle-même.

La voie initiatique est aussi rationnelle parce que c’est à l’aide de la raison et de l’intuition qui n ‘est qu’une globalisation rapide de la pensée que nous interrogeons le symboles, que nous les relions et ajustons les uns aux autres pour construire des représentations cohérentes des réalités ésotériques.

Le sacré est plus difficile à définir. C’est d’abord le sentiment de la valeur infinie de l’Etre qui nous domine parce que nous lui attribuons la création du monde et de l’homme. Il nous dépasse aussi par son infinitude et demeure pour cela en grande partie inaccessible aux efforts d’intelligence de la raison. Il existe toujours pour l’initié une disproportion entre la raison qui est toujours de l’ordre du fini et le sentiment du sacré qui tend à s’élever jusqu’à la dimension de l’illimité qui est l’essence du Grand Architecte. Notre seule certitude d’initié se trouve dans son existence, dans l’idée qu’il est Raison, Esprit absolus, source de l’amour qui nous pousse dans la voie du perfectionnement et de l’élévation intérieure.

La Maçonnerie a toujours affirmé que la raison et le sacré sont complémentaires, à condition de ne pas se détourner, comme le font les athées, de tous les signes de sa Présence dans l’expérience sensible et surtout dans la connaissance de soi et de la nature véritable de notre esprit. La voie qui mène à la découverte de la vérité de I ‘Ordre divin fait partie intégrante du sacré. Il habite partout où se manifeste la création de l’esprit et la volonté d’aller toujours plus avant vers le Bien. C’est l’enseignement de Platon repris et conservé dans notre Rite et c’est ce que nous avons en commun avec le religieux.

Il est tout à fait étonnant de constater que notre conception maçonnique d’un sacré dérivant des interrogations et de la quête de la raison se trouve aujourd’hui en convergence avec une nouvelle approche du sacré dans notre société. Le déplacement de sens que nous avions repéré et défini au 18ème siècle vers l’homme et les œuvres de la spiritualité humaine se retrouve présentement sous une forme approfondie. Dans un monde où la partie dominante de l’humanité, enivrée de sa propre puissance scientifique, technique, économique, tend à tout réduire à l’état de marchandise, à mépriser les valeurs de l’esprit comme les droits élémentaires des individus, l’esprit résiste et avec lui l’amour du sacré.

Mais la modernité rationaliste ayant dévalorisé mythes et dogmes religieux, rendu inacceptables les morales imposées par les institutions et la société, dans un univers où l’individu revendique plus que jamais I ‘autonomie de la volonté, les hommes de bonne volonté ne reconnaissent plus que les transcendances qu’ils se sont données : la Nature et la vie, Dieu, l ‘Homme, les valeurs spirituelles dont la finalité est de protéger l’homme, de le grandir, le conduire vers la paix intérieure, le sentiment d ‘accomplissement que les Anciens appelaient le bonheur.

C’est ce que les philosophes Luc Ferry et André Comte- Sponville nomment « la sagesse des Modernes ». Elle ne change pas la nature des valeurs et du sacré. Elle affirme seulement qu’elle a changé de source, que c’est désormais l’homme spirituel qui en est le porteur et qui devient de ce fait la référence suprême de l’homme.

Cette spiritualité radicalement humaniste est-elle tellement différente de la nôtre et d’une démarche initiatique qui à partir de la connaissance de soi, des pouvoirs de la réflexion, des besoins et des valeurs de l’esprit, part à la découverte d’une vérité métaphysique, d’un art de vivre et d’une sagesse? C’est sur cette interrogation que j ‘achève ce travail de réflexion..

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Christian Belloc
Christian Bellochttps://scdoccitanie.org
Né en 1948 à Toulouse, il étudie au Lycée Pierre de Fermat, sert dans l’armée en 1968, puis dirige un salon de coiffure et préside le syndicat coiffure 31. Créateur de revues comme Le Tondu et Le Citoyen, il s’engage dans des associations et la CCI de Toulouse, notamment pour le métro. Initié à la Grande Loge de France en 1989, il fonde plusieurs loges et devient Grand Maître du Suprême Conseil en Occitanie. En 2024, il crée l’Institution Maçonnique Universelle, regroupant 260 obédiences, dont il est président mondial. Il est aussi rédacteur en chef des Cahiers de Recherche Maçonnique.

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