René Guénon, né le 15 novembre 1886 à Blois, en France, et mort le 7 janvier 1951 au Caire, en Égypte, est une figure singulière et influente de la pensée ésotérique et métaphysique du XXe siècle. Son œuvre dense et complexe continue de fasciner et d’influencer les milieux intellectuels et spirituels, notamment en ce qui concerne la franc-maçonnerie et les traditions initiatiques.
Un héritage littéraire et spirituel impressionnant
René Guénon a publié dix-sept ouvrages de son vivant, auxquels se sont ajoutés dix recueils d’articles posthumes, constituant un total de vingt-sept titres régulièrement réédités. Son œuvre, traduite en plus de vingt langues, aborde la métaphysique, le symbolisme, l’ésotérisme et la critique de la modernité. Sa démarche consistait à faire découvrir aux lecteurs occidentaux les doctrines métaphysiques orientales, qu’il considérait comme “universelles” et porteuses d’une connaissance supérieure.
Guénon se présentait comme un simple “transmetteur” de cette sagesse traditionnelle, qu’il jugeait intemporelle et universelle. Son œuvre oppose les civilisations ancrées dans un esprit traditionnel – qu’il ne voyait plus authentiquement représenté qu’en Orient – à la civilisation moderne, qu’il jugeait déviée. Sa critique radicale du monde moderne influença profondément la réception de l’ésotérisme en Occident, marquant de son empreinte des penseurs et créateurs aussi divers que Mircea Eliade, André Breton, Simone Weil, ou encore Charles III, roi du Royaume-Uni.
La franc-maçonnerie et l’engagement initiatique
Guénon fut initié en franc-maçonnerie dans sa jeunesse, une appartenance qui marqua profondément son parcours spirituel et intellectuel. Il s’affilia à plusieurs loges maçonniques en France, où il étudia les traditions initiatiques, le symbolisme et les rites, qu’il considérait comme des outils essentiels pour renouer avec une spiritualité authentique. Cependant, son engagement maçonnique ne fut pas sans tensions : bien qu’il valorisât la franc-maçonnerie pour son potentiel initiatique, il devint aussi l’un de ses critiques, déplorant ce qu’il percevait comme une déviation des véritables valeurs traditionnelles.
À ses débuts, il fréquenta des cercles ésotériques parisiens et l’École Hermétique de Papus, mais il en dénonça rapidement les pratiques occultistes qu’il jugeait contraires à l’essence spirituelle des véritables traditions initiatiques. Pour Guénon, la franc-maçonnerie devait renouer avec ses racines spirituelles et symboliques, plutôt que de s’égarer dans des dérives occultistes ou politiques.
Une vie tournée vers l’Orient et la recherche de l’Unité
René Guénon passait pour un être énigmatique et insaisissable. Sa “vie simple” décrite par son biographe Paul Chacornac n’était simple que dans le sens d’une unité intérieure, une vie spirituelle accomplie très jeune. Dès l’âge de vingt ans, il fut introduit aux doctrines orientales et rencontra un maître hindou du Vedânta, expérience fondatrice qui orienta toute sa pensée. À partir de là, il conçut la notion d’une “vérité métaphysique” universelle sous-jacente à toutes les traditions spirituelles authentiques, encore préservée en Orient.
Cette quête d’universalité le poussa à explorer de nombreux milieux, des cercles catholiques traditionnels aux cercles occultistes, des francs-maçons aux artistes d’avant-garde, toujours en quête d’authenticité spirituelle. Malgré cette diversité de fréquentations, Guénon restait fidèle à une unité de pensée et de vie qui impressionnait ses contemporains. Pierre Naville évoquait “un ton si paisible, proche et lointain tout ensemble”, tandis que d’autres décrivaient Guénon comme un homme “diaphane”, détaché, comme s’il était déjà ailleurs.
L’exil spirituel au Caire : la réalisation d’une vie traditionnelle
En 1930, à la suite de ce qu’il considérait comme un échec dans sa tentative de “redressement spirituel” de l’Occident, Guénon quitta définitivement la France pour le Caire. Il trouva dans le vieux quartier traditionnel de la capitale égyptienne une forme de paix et d’authenticité qu’il n’avait jamais connue en Europe. Il se convertit à l’islam soufi, non par recherche d’identité mais par accomplissement d’une cohérence intérieure. Vivant dans une relative modestie, il poursuivit son œuvre d’écriture, qu’il adapta peu à peu au contexte oriental, et ses articles prirent un ton plus lyrique et contemplatif.
Pour Guénon, cette vie de soufi musulman au Caire était l’expression d’une union parfaite entre sa spiritualité intérieure et son mode de vie extérieur. Il se considérait enfin “chez lui”, aligné avec une vie simple et authentique, en adéquation avec les principes traditionnels qu’il chérissait tant.
L’influence de Guénon : Une pensée intemporelle pour la franc-maçonnerie et au-delà
L’influence de René Guénon s’étend aujourd’hui bien au-delà des cercles maçonniques et ésotériques. En publiant ses ouvrages majeurs, tels que Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Le Symbolisme de la Croix, Les États multiples de l’être et La Crise du monde moderne, il a non seulement offert aux Occidentaux une porte d’entrée vers la métaphysique orientale, mais aussi posé les bases d’une critique en profondeur de la modernité. Ses idées ont contribué à redéfinir la perception de l’ésotérisme et de la spiritualité en Occident, inspirant des auteurs dans les domaines de la philosophie, de la littérature et des sciences humaines.
Pour les francs-maçons, Guénon reste une figure incontournable, non seulement pour sa connaissance profonde des symboles et des rites, mais aussi pour sa critique intransigeante des dérives de la modernité. Il incarne le pont entre la franc-maçonnerie occidentale et les grandes traditions de l’Orient, rappelant l’importance de l’initiation et de la quête de vérité dans un monde en perpétuelle transformation.
Aujourd’hui, ses ouvrages continuent d’être étudiés, réédités et commentés, témoignant de l’actualité de sa pensée et de sa capacité à inspirer ceux qui, comme lui, cherchent une vérité universelle, au-delà des frontières culturelles et temporelles. René Guénon laisse ainsi un héritage impérissable aux chercheurs de vérité, aux francs-maçons et à tous ceux qui aspirent à renouer avec une spiritualité authentique et universelle.
Découverte d’une personnalité
Années de jeunesse
René Guénon est né le 15 novembre 1886 à Blois, en France, dans une famille angevine très catholique. Son père était architecte et Guénon, de santé fragile, se distingue comme un excellent élève, tant en sciences qu’en lettres. Il reçoit même un prix au concours général. Très entouré par sa famille, et en particulier par sa tante, Mme Duru, institutrice à Montlivault, il garde un lien proche avec elle jusqu’à son décès en 1928. C’est elle qui lui apprend à lire et écrire.
En 1904, il entre en classe de mathématiques élémentaires à Blois, où il est marqué par son professeur de philosophie, Albert Leclère, spécialiste des présocratiques, dont les idées sur le rejet des phénomènes et l’importance de la pensée pure influenceront probablement Guénon. Leclère, qui part ensuite enseigner en Suisse, incarne une des rares figures intellectuelles auxquelles Guénon s’attache dans ses années de jeunesse.
Durant cette période, Guénon rend régulièrement visite à sa famille, où il entretient des discussions philosophiques avec l’abbé Ferdinand Gombault, le curé de Montlivault et docteur en philosophie. Gombault lui transmet certaines connaissances sur le thomisme, bien que limitées, et partage avec lui une critique de la pensée allemande (notamment de Kant et Hegel) et des orientalistes allemands. Gombault et Guénon abordent également des réflexions sur le mal, et développent une méfiance envers les mélanges entre spiritualité et phénomènes d’ordre inférieur, comme dans le spiritisme.
En 1905, Guénon s’installe à Paris pour préparer les concours des grandes écoles. Inscrit à l’Association des candidats à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure, il rencontre des difficultés académiques, notamment à cause de sa santé fragile. Il finit par interrompre temporairement ses études et commence à fréquenter les milieux occultistes de la Belle Époque, dominés par Gérard Encausse, dit Papus.
Ce passage de Guénon dans les cercles occultistes fera l’objet de nombreuses spéculations et critiques. Bien qu’il s’en détourne rapidement, cette période est déterminante pour lui, car c’est là qu’il rencontre des maîtres orientaux qui marqueront un tournant décisif dans sa vie. Jean-Pierre Laurant souligne que le lien entre l’occultisme et les sources orientales n’est pas anodin, et que c’est probablement dans ce contexte que Guénon découvre la spiritualité orientale, qui se distingue selon lui des parodies néo-spiritualistes occidentales.
Ordre du Temple Rénové et Église gnostique
En 1908, un événement étrange le lie à la fondation d’un « ordre du Temple rénové ». Lors de séances d’écriture automatique, une entité se présentant comme Jacques de Molay exige la création d’un nouvel ordre dont Guénon deviendrait le chef. Cette initiative est perçue diversement : Paul Chacornac considère que Guénon aurait saisi l’occasion pour former un groupe d’étude spirituel, tandis que d’autres y voient un possible complot contre Papus.
Guénon s’éloigne peu à peu de l’occultisme et des organisations qui en relèvent, et fonde la revue La Gnose (1909-1912) où il publie sous le pseudonyme de Palingenius. La revue adopte une orientation traditionnelle, inspirée par les doctrines orientales.
Traditions spirituelles d’Orient et d’Occident
À partir de 1909, René Guénon, à seulement vingt-trois ans, publie sous le pseudonyme de Palingénius une série d’articles intitulés Le Démiurge, où il démontre une profonde compréhension de la métaphysique orientale, en particulier des enseignements d’Adi Shankara. Entre 1910 et 1912, il publie dans La Gnose une grande partie de L’homme et son devenir selon le Vêdânta et Le Symbolisme de la Croix. Ces deux œuvres, ainsi que Les États multiples de l’être (rédigé en 1915 mais publié plus tard), constituent des piliers de sa pensée. De plus, il rédige d’autres articles sur des sujets variés, tels que le néospiritualisme, le spiritisme, Dante et la franc-maçonnerie.
Guénon affirme avoir reçu une initiation directe aux doctrines de l’Inde, du soufisme et du taoïsme par des maîtres orientaux. Cette influence décisive se manifeste autour de 1906, lorsqu’il aurait rencontré un guru hindou, bien que l’identité de ce dernier demeure secrète. Guénon considère l’Advaita Vedanta, l’école d’Adi Shankara, comme la plus proche de la Tradition primordiale. Les spécialistes ont même noté une influence des écoles tardives de Shankara dans ses écrits, indiquant une connaissance approfondie du sujet.
Guénon découvre également le taoïsme grâce à Matgioi, alias Georges-Albert Puyou de Pouvourville, un initié au taoïsme qui devient pour lui un mentor et collaborateur intellectuel. Matgioi, initié par le Tong-Song-Luat au Tonkin, est le premier à présenter sérieusement la métaphysique chinoise en Europe.
Découverte du soufisme
Concernant le soufisme, René Guénon n’entame des relations significatives avec des maîtres soufis qu’après son installation au Caire en 1930. Toutefois, dès 1910, il rencontre Ivan Aguéli, un peintre suédois initié au soufisme sous le nom d’Abdul-Hâdi. Aguéli, un personnage charismatique et érudit, introduit Guénon aux doctrines soufies et serait celui qui lui donne son initiation soufie, lui conférant le nom d’Abdel Wâhed Yahiâ. Cette initiation et la rencontre avec Aguéli marquent un tournant dans la vie spirituelle de Guénon, le préparant pour sa future immersion dans le monde soufi en Égypte.
Ce texte met en lumière la rencontre et l’assimilation des différentes traditions spirituelles orientales et occidentales dans la pensée de Guénon, dont l’impact durable se ressent dans ses œuvres influentes.
La Date de l’Initiation Soufie de René Guénon
Contrairement à ce qui est souvent mentionné, la date de 1912 pour l’initiation de René Guénon au soufisme est incorrecte. Michel Vâlsan et Charles-André Gilis ont rectifié cette erreur en précisant que l’année hégirienne 1329 (mentionnée dans la dédicace du Symbolisme de la Croix) correspond à l’année 1911 du calendrier grégorien, et non 1912 comme le pensait Paul Chacornac. Une lettre adressée par Guénon à Tony Grangler, dans laquelle il souligne qu’il a été rattaché au soufisme dès 1910, confirme que son initiation a eu lieu peu après sa rencontre avec Ivan Aguéli cette même année. Les premiers articles qui formeront la base du Symbolisme de la Croix furent d’ailleurs rédigés dès 1911, démontrant l’influence immédiate de cet enseignement soufi.
Dans le Symbolisme de la Croix, publié en 1931, Guénon rend hommage au Sheikh Abder-Rahman Elish El-Kebir, représentant éminent de la branche shâdhilite et chef du madhhab mâleki à l’université al-Azhar. Cette école shâdhilite, fondée au XIIIe siècle par Abû-l-Hasan ash-Shâdhilî, incarne une tradition spirituelle de haute importance dans le soufisme, que Guénon va intégrer et faire fructifier. Abder-Rahman Elish El-Kebir fut pour Guénon une figure clé, inspirant ses travaux sur la métaphysique islamique, qu’il dédia à sa mémoire.
Influence d’Ibn Arabi et Convergence avec Shankara
Tant Ivan Aguéli qu’Abder-Rahman Elish El-Kebir étaient influencés par Ibn Arabi, figure centrale du soufisme, souvent désigné comme le “plus grand maître”. Dès 1910, Guénon s’immerge dans les textes de cette école soufie, traduits et commentés par Aguéli. Cette transmission intellectuelle et spirituelle, combinée aux doctrines d’Adi Shankara, devient le socle de la pensée de Guénon. Il envisage même de se rendre en Égypte en 1908 et 1911 pour y étudier les textes soufis, projet finalement abandonné à cette époque.
Rupture avec l’Occultisme
Avec la découverte des traditions orientales et les transmissions initiatiques reçues, Guénon réalise l’abîme qui sépare les doctrines spirituelles authentiques des groupements occultistes et néo-gnostiques en Europe. Il développe la conviction que l’esprit traditionnel est essentiellement préservé en Orient. Cette prise de conscience l’amène à rompre brutalement avec les milieux occultistes, dont il avait fait partie avec des intentions critiques, comme il le confie plus tard : il s’était impliqué dans le mouvement gnostique principalement pour le déconstruire.
Jean-Pierre Laurant souligne que, bien que Guénon s’éloigne de l’occultisme, il utilise cependant certaines informations d’auteurs comme Frédéric de Rougemont ou Éliphas Lévi pour des comparaisons symboliques avec la tradition occidentale. Les idées de « tradition unique » et de « religion primitive », bien que présentes chez certains occultistes, sont radicalement reformulées par Guénon pour se référer aux véritables traditions spirituelles vivantes, telles que le Sanâtana Dharma de l’hindouisme ou les enseignements d’Ibn Arabi. Pour Guénon, le fondement commun de l’hindouisme, du taoïsme et du soufisme est une preuve tangible de l’unité profonde de la Tradition primordiale.
Critique des Contrefaçons Spirituelles
L’expérience des milieux occultistes renforce la perception de Guénon que les contrefaçons spirituelles sont nombreuses et doivent être dénoncées pour éviter que d’autres ne soient égarés dans des voies sans issues. Cette dénonciation prend forme dans ses écrits critiques comme Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion et L’Erreur spirite. Bien qu’il ait envisagé de publier un ouvrage contre l’occultisme, il jugea l’entreprise inutile face au déclin de ce mouvement après la Première Guerre mondiale.
Les seules institutions traditionnelles occidentales auxquelles Guénon accorde un intérêt sont la franc-maçonnerie et l’Église catholique, qu’il considère comme les deux dernières institutions possédant encore une base traditionnelle authentique en Occident. Pour lui, l’Église catholique incarne l’ordre exotérique religieux, tandis que la franc-maçonnerie conserve une dimension ésotérique initiatique, bien que moindre comparée aux traditions orientales.
L’implication de René Guénon dans la Franc-maçonnerie
Le concept de “contre-tradition” développé par René Guénon représente une clé de voûte dans sa pensée concernant les oppositions au monde traditionnel. Pour lui, ces groupes de « contre-initiés » cherchaient à saper les valeurs traditionnelles, que ce soit dans les milieux religieux comme l’Église catholique ou dans des organisations initiatiques telles que la franc-maçonnerie. Guénon voyait ces groupes non comme une simple opposition à la tradition mais comme un « anti-traditionnel », visant à renverser l’ordre spirituel et métaphysique, opérant en quelque sorte comme les forces sombres s’opposant aux valeurs sacrées et éternelles des doctrines initiatiques.
Cette théorie l’amena à développer des distinctions entre diverses formes d’influences subversives, posant que les influences modernes et anti-spirituelles n’étaient pas uniquement des produits de l’évolution naturelle des sociétés, mais qu’elles résultaient en partie d’un complot plus vaste contre l’héritage traditionnel. Ce soupçon de subversion visait aussi bien les doctrines ésotériques que les mouvements politiques, conduisant Guénon à s’opposer farouchement aux idées de libéralisme moderne qu’il jugeait en contradiction avec le monde métaphysique et symbolique des sociétés initiatiques.
Pour Guénon, la franc-maçonnerie, malgré les déviances et les corruptions qu’il percevait en son sein, restait l’une des dernières institutions en Occident susceptible de transmettre une part de la connaissance initiatique authentique. Il soulignait néanmoins que, sans un retour à son essence sacrée, cet Ordre était vulnérable à la déviation et à la contamination de forces anti-traditionnelles. Cette vision l’a conduit à maintenir des relations avec des cercles francs-maçons même après sa rupture avec La France antimaçonnique, cherchant toujours à retrouver une maçonnerie débarrassée de ses influences modernistes pour revenir à ses racines spirituelles.
Cette quête de la pureté initiatique et de l’authenticité symbolique demeurera pour Guénon une source de tensions et de conflits tout au long de sa vie. Influencé par une vision dualiste de la lutte entre tradition et modernité, il voyait dans les mouvements occultistes modernes, le matérialisme et certaines idéologies politiques une tentative d’anéantissement de la structure sacrée du monde. Cette conviction l’amena non seulement à se distancier de la franc-maçonnerie officielle moderniste, mais aussi à promouvoir l’idée d’une continuité sacrée via les voies ésotériques orientales, tout en intégrant ses expériences dans le soufisme comme un modèle d’initiation universelle.
En somme, l’implication de Guénon dans les milieux maçonniques et antimaçonniques se révèle être bien plus qu’une simple recherche de rituels ou de symbolisme ; elle est, pour lui, une quête de réintégration spirituelle de l’Occident à travers le renouveau des traditions initiatiques et la réaffirmation de leur rôle dans un monde en proie aux forces de la contre-tradition.
Guénon dans le millieu parisien
La parution de Bêtes, Hommes et Dieux d’Ossendowski en 1924 alimenta ainsi l’intérêt croissant pour les mystères de l’Orient, une tendance en pleine expansion dans les milieux littéraires et intellectuels de Paris. La figure du mystérieux « Roi du monde » d’Agarttha, évoqué par Ossendowski, résonna particulièrement avec les mythes de l’ésotérisme oriental. Guénon, intrigué mais prudent face aux récits occidentaux sur l’Asie, adopta une position de réserve, insistant sur la nécessité d’une compréhension plus rigoureuse et moins romantisée de ces symboles, qu’il considérait comme d’une profondeur métaphysique rarement comprise par les Européens.
Le débat radiodiffusé, où Guénon confronta Jacques Maritain, symbolisa la rencontre entre deux approches de la spiritualité. Maritain défendait une spiritualité chrétienne centrée sur la charité et l’amour du prochain, tandis que Guénon, fidèle à sa vision intellectualiste, défendait la voie de la connaissance pure, libre de toute émotion. Ce dialogue, malgré leurs divergences, marqua une reconnaissance publique pour Guénon, qui s’affirmait de plus en plus comme un penseur unique capable d’articuler les enseignements des traditions orientales et occidentales avec une profonde érudition.
Guénon continua de publier et de participer aux discussions de son époque, marquant les esprits par son calme et sa capacité à expliquer les principes de traditions éloignées, sans tomber dans le prosélytisme. Dans les années qui suivirent, il se rapprocha du milieu de l’intelligentsia ésotérique parisienne, tout en restant distant des aspects mondains de cette scène. Cela accentua son aura de mystère et renforça son image d’homme « diaphane » et détaché des passions humaines, ce que beaucoup considéraient comme le signe de son engagement spirituel profond.
Avec cette influence croissante, Guénon contribua à redéfinir la perception de l’ésotérisme en Occident, loin des élucubrations fantaisistes et des dérives occultistes populaires de l’époque. Ses œuvres proposaient une approche intellectualisée de la métaphysique, fondée sur une hiérarchie stricte entre le profane et l’initié, la forme et l’essence. Ce positionnement contribua à inspirer plusieurs générations de lecteurs et à poser les bases d’une compréhension moderne de l’ésotérisme qui voyait dans chaque tradition une voie d’accès aux principes universels de la métaphysique.
Guénon et la doctrine
Les critiques adressées à René Guénon pour avoir abordé la décadence de la civilisation occidentale sans dévoiler de manière explicite les doctrines orientales qu’il vantait furent sans doute un facteur clé dans la publication de L’homme et son devenir selon le Vêdânta en 1925. Cet ouvrage, inspiré par le Vêdânta et les écrits d’Adi Shankara, fut accueilli avec enthousiasme dans les milieux intellectuels, marquant un tournant dans la carrière de Guénon. Il y expliquait en détail des concepts essentiels comme l’identité du Soi (Âtmâ) avec le principe transcendant Brahman, fournissant une base pour une compréhension plus rigoureuse de la métaphysique orientale en Occident.
Les surréalistes, intrigués par ses idées, cherchèrent à l’intégrer à leur mouvement, espérant qu’il pourrait les guider vers ce qu’ils percevaient comme le « surréel », une dimension de réalité supérieure qu’ils avaient jusque-là explorée par leurs propres méthodes, notamment les états de rêve et l’écriture automatique. Guénon, toutefois, demeura distant, déclinant l’offre tout en gardant des relations cordiales. Pierre Naville, profondément marqué par leur rencontre, admit que Guénon incarnait déjà un équilibre spirituel que les surréalistes cherchaient sans succès. En restant à l’écart, Guénon influença pourtant certains membres du groupe, notamment René Daumal et Antonin Artaud, ainsi que des figures italiennes comme Julius Evola, qui s’orientèrent vers la tradition ésotérique en partie grâce à lui.
Guénon élargit ensuite son travail sur le symbolisme chrétien, publiant en 1925 L’Esotérisme de Dante, où il exposait une lecture initiatique de la Divine Comédie. Bien que cet ouvrage ait eu un impact limité, il montra l’importance que Guénon accordait à l’ésotérisme chrétien. Il développa des théories sur l’initiation et le symbolisme, explorant des liens profonds entre l’héritage spirituel occidental et oriental, dans le but de raviver les traditions ésotériques en Occident. Cependant, Guénon se heurta au néo-thomisme, un mouvement influent dans l’Église catholique, qu’il jugeait réducteur. Dans ses échanges avec des figures comme Jacques Maritain, il souligna que la théologie scolastique restreignait l’intellectualité chrétienne en la confinant à des interprétations rigides. Il poursuivit néanmoins ses écrits pour raviver un ésotérisme chrétien authentique, collaborant notamment à des ouvrages sur la vie des saints et partageant ses idées sur Saint Bernard de Clairvaux, un modèle de contemplation et de soutien à l’autorité spirituelle.
Ainsi, Guénon façonna une approche unique du dialogue entre Orient et Occident, contribuant à la redécouverte de dimensions spirituelles et symboliques oubliées.
Collaboration à Regnabit
Les contributions de René Guénon à la revue Regnabit, organe de la « Société du rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur », ont marqué une étape importante de son parcours. Cet engagement, motivé par une volonté de diffuser des connaissances spirituelles à travers le symbolisme chrétien, illustre son approche distincte de la fonction du « clerc ». Pour Guénon, celle-ci ne se limitait pas à une connaissance rationnelle, comme l’entendait Julien Benda dans La trahison des clercs, mais incluait la transmission d’une connaissance supra-rationnelle, celle permettant la réalisation spirituelle.
Dans Regnabit, Guénon a exploré de nombreux symboles, en s’appuyant sur le langage symbolique, qu’il estimait plus accessible au public que le langage métaphysique. Ces écrits sur des symboles universels tels que le cœur, le centre, et le vase reflétaient sa conviction en l’existence d’une Tradition primordiale, transcendant les religions et reliant les traditions spirituelles du monde entier. Ses comparaisons avec des symboles d’autres traditions servaient à démontrer cette universalité, point de vue qui influencera des figures comme Mircea Eliade. Ce dernier, qualifiant Guénon « d’homme le plus intelligent du XXe siècle », reprendra et approfondira ces idées sur l’universalité des symboles dans ses propres travaux, notamment dans le Traité d’histoire des religions.
Ainsi, en participant activement à une revue catholique tout en élargissant ses études aux traditions non chrétiennes, Guénon chercha à rassembler autour de l’Église catholique une « élite » spirituelle capable de rétablir une connaissance symbolique et métaphysique universelle, ancrée dans la Tradition primordiale.
Réquisitoire contre le monde moderne
La crise du monde moderne, publiée en 1927, marque un tournant dans l’œuvre de René Guénon, touchant un public bien plus large que ses précédents ouvrages. Ce livre, rédigé à la demande de Gonzague Truc pour les éditions Bossard, représente une critique acerbe de la civilisation occidentale moderne, qu’il associe à une décadence spirituelle et à une perte de sens. Par ce texte, Guénon attaque également le nationalisme, qu’il considère comme une émanation de la modernité. Cette critique est notamment dirigée contre Henri Massis, auteur de Défense de l’Occident, et plus généralement contre toute forme de nationalisme qu’il juge incompatible avec une vision spirituelle du monde.
Cette position attire l’animosité des milieux nationalistes et de figures telles que Charles Maurras. De plus, Guénon reproche à l’Église catholique de ne pas faire face aux dérives de la modernité, ce qui provoque des tensions avec certains ecclésiastiques. L’ouvrage précipite son éviction de Regnabit, la revue catholique fondée par le père Anizan, qui soutenait son travail sur le symbolisme chrétien.
Sur le plan personnel, Guénon traverse une période de profondes épreuves. En 1928, il perd sa femme, puis sa tante, et se retrouve isolé. Sa nièce, qu’il considérait comme sa fille, est également éloignée de lui, ce qui l’affecte énormément. Ces événements renforcent en lui l’idée d’un complot catholique visant à discréditer son travail et à l’empêcher de diffuser ses idées.
Fragilisé, Guénon développe un sentiment de persécution, se convainquant d’être victime d’attaques psychiques de la part de ses ennemis néo-spiritualistes et occultistes. Vers 1928-1929, il prétend même avoir été attaqué par des animaux noirs, manifestation, selon lui, de forces occultes hostiles. Dans cette période de solitude, il rencontre Mary Shillito, une riche veuve, qui devient son mécène. Cette relation le mène au Caire en 1930, marquant un nouveau départ dans sa vie.
Malgré le rejet des nationalistes, l’internationalisme que prône Guénon intéresse certains milieux prônant une union des peuples, notamment ceux de la Société des Nations à Genève. Selon Xavier Accart, cette vision d’universalité sous-tend l’idée d’une unité spirituelle entre les peuples, en opposition aux divisions politiques et nationales exacerbées depuis la Première Guerre mondiale.
René Guénon développa sa vision de l’unité des peuples et de l’Europe en s’appuyant sur l’idée d’une restauration de l’« Intellectualité », entendue comme une sagesse spirituelle dépassant les particularismes culturels et nationaux. Cette perspective attira des figures comme le Docteur René Allendy, psychanalyste et fondateur du Groupe d’Études philosophiques et scientifiques pour l’examen des Idées nouvelles, qui cherchait à relier des disciplines variées, comme la psychanalyse et la philosophie orientale. Ce groupe tenait ses séances à la Sorbonne et entretenait des liens avec la revue Vers l’Unité, fondée à Genève et transférée ensuite à Paris pour promouvoir un dialogue entre l’Orient et l’Occident.
En 1925, Guénon donna une conférence sur la Métaphysique orientale à la Sorbonne, soulignant sa quête d’une unité spirituelle, au-delà des frontières politiques. Il publia par la suite deux articles dans Vers l’Unité exposant sa vision d’une union européenne fondée sur des principes spirituels traditionnels, qui culmina dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929). Il y défendait une autorité spirituelle supranationale incarnée par la Papauté, en réaffirmant la primauté de l’autorité spirituelle sur le pouvoir temporel. À ce titre, Guénon puisait dans l’œuvre de Dante, notamment De Monarchia, pour soutenir l’idée que le Pape devait être supérieur à l’Empereur, reprenant ainsi les idées de Joseph de Maistre sur la prééminence de l’autorité spirituelle.
Inspiré par de Maistre, Guénon entreprit de fonder en 1925 une association discrète, l’Union intellectuelle pour l’entente entre les peuples, dont les activités furent peu connues du public. Selon Frans Vreede, ami et collaborateur de Guénon, l’association survécut par correspondance même après le départ de Guénon pour le Caire. Le but de cette Union était de créer une élite spirituelle en Europe, fondée sur des valeurs chrétiennes et une conception catholique de l’unité. Dans cette optique, Guénon prônait une unité universelle au-delà du christianisme européen, cherchant une convergence de toutes les traditions spirituelles sur une base de vérité universelle.
Guénon collabora également avec des groupes comme celui des Veilleurs, dont les membres, marqués par la Première Guerre mondiale, aspiraient à un renouveau spirituel européen fondé sur le christianisme. Ce groupe ésotérique, formé sous les conseils de Guénon, incluait des personnalités comme les poètes Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, Nicolas Beauduin, et le peintre Albert Gleizes, dont l’œuvre évolua sous l’influence de Guénon.
La publication de Autorité spirituelle et pouvoir temporel marqua l’apogée de ses liens avec ces milieux. Cet ouvrage prenait position en faveur de l’Église catholique, en critiquant les tendances agnostiques de certains membres de l’Action française, notamment Charles Maurras. Guénon se prononçait pour une soumission de l’ordre temporel à l’autorité spirituelle, opposée au refus de l’Action française de se soumettre à la Papauté, ce qui entraîna en 1926 une condamnation par le Vatican. Cependant, ce positionnement ne permit pas à Guénon de retrouver les bonnes grâces des milieux catholiques, et le brouilla durablement avec les membres de l’Action française.
Un Réseau International de Collaborateurs
Rejeté par les leaders de l’Action française en raison de sa critique du nationalisme, et par les conservateurs catholiques pour sa défense de l’Orient, René Guénon s’est allié à des milieux inattendus : les progressistes autour de la revue Europe et de Romain Rolland. Romain Rolland, pacifiste depuis la Première Guerre mondiale, était l’« ennemi juré » d’Henri Massis, que Guénon avait critiqué dans “La crise du monde moderne”. Ces milieux cherchaient à surmonter les divisions nationales en Europe sur une base culturelle, prônant une « Europe des artistes et des penseurs ». Ils encourageaient également un rapprochement culturel avec l’Orient, particulièrement avec l’Inde.
Romain Rolland s’intéressa profondément à des figures telles que Tagore, Gandhi, Râmakrishna et Vivekananda. Selon Jean Herbert, jusqu’en 1920, la connaissance de l’Inde en France se limitait aux « déformations » de la société théosophique et aux travaux des orientalistes comme Sylvain Lévi, centrés principalement sur la linguistique. Herbert a déclaré que ce sont Guénon et Rolland qui ont permis de sortir de cette impasse, introduisant « l’esprit de l’Inde » aux Français entre 1920 et 1925 par des voies apparemment contradictoires.
Malgré tout, des divergences subsistaient : Romain Rolland et ses sympathisants affichaient des penchants marxistes, ce qui conduisit Guénon à refuser de publier chez les éditions Rieder, proches de ces milieux. Guénon considérait Tagore et Gandhi comme des Indiens occidentalisés, malgré leur talent, et se méfiait de Vivekananda pour avoir tenté de vulgariser le message de Ramakrishna pour le public occidental. Seul ce dernier était considéré par Guénon comme un « illustre » maître spirituel dans la pure tradition hindoue.
Symbolisme et Collaboration avec Ananda Coomaraswamy
En 1939, inspiré par une publication d’Ananda Coomaraswamy, Guénon publia un article sur le symbolisme des Kâla-mukha ou Kîrtu-mukha, symboles représentés par des monstres à bouche grande ouverte dans le temple Kasivisvesvara à Lakkundi, Karnataka. Coomaraswamy lui fournit une vaste documentation iconographique dès 1935, permettant à Guénon d’explorer la signification de nombreux symboles.
Réception Paradoxale
Malgré l’intérêt limité des milieux « rollandistes » pour son œuvre, certains collaborateurs de la revue Europe étudièrent les livres de Guénon, ce que Xavier Accart a qualifié de « réception paradoxale de l’œuvre de Guénon ». Parmi eux se trouvaient François Bonjean, Émile Dermenghem, qui tenta de concilier préoccupations sociales et pensée traditionnelle de Guénon, et surtout Luc Benoist, dont la vie fut profondément transformée par Guénon.
De façon inattendue, c’est dans ce milieu qu’il allait réaliser son plus important « ralliement » : Ananda Coomaraswamy, un proche de Tagore et de Rolland. Coomaraswamy naquit à Colombo d’un notable local de l’ethnie tamoule et d’une mère anglaise. Après de brillantes études scientifiques en Grande-Bretagne, il devint directeur des recherches minéralogiques de l’île de Ceylan. Il fut fortement influencé par les idées socialistes de William Morris et s’intéressa à la philosophie occidentale, en particulier à Nietzsche. Mais il ressentit, de plus en plus, un besoin de se tourner vers la culture hindoue de ses ancêtres. Sa connaissance des arts traditionnels devint encyclopédique et on lui proposa le poste de conservateur du département des arts de l’islam et du Moyen-Orient du prestigieux Musée des Beaux-arts de Boston, poste qu’il accepta. Il multiplia les publications sur les arts traditionnels (iconographie bouddhiste, histoire de l’art indonésien, l’art des Indiens d’Amérique, etc.), les exégèses des textes anciens (il maîtrisait une trentaine de langues et dialectes). Il devint rapidement une véritable autorité sur le plan universitaire. Il resta cependant profondément insatisfait car il n’arrivait pas à trouver l’unité derrière toutes ses cultures, unité qu’il pressentait. Pour trouver une réponse, il étudia de nombreux auteurs du transcendantalisme américain : Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau ou Walt Whitman. Mais c’est la découverte de l’œuvre de Guénon en 1930 qui lui donna la solution et transforma toute sa vie. Il prit contact avec Guénon le 24 juin 1935 et adopta sa perspective traditionnelle tout en retournant sur le plan personnel à l’hindouisme.
La proximité, marquée par un profond respect réciproque, entre les deux auteurs fut telle que Coomaraswamy est parfois décrit comme le « frère spirituel » de Guénon. C’est la seule personne, avec Charbonneau Lassay, que Guénon appelait « notre illustre collaborateur ».
Il fournit, dès lors, à travers ses publications, une documentation considérable à Guénon sur le symbolisme de nombreuses traditions ainsi que sur les doctrines et les termes hindous. Il s’intéressa beaucoup, suivant en cela Guénon, au folklore qu’il voyait comme un moyen de transmettre des connaissances traditionnelles sur des temps très longs. Très respecté sur le plan académique, ses travaux se présentant sous un aspect plus « scientifique » que ceux de Guénon, il joua un rôle majeur dans la diffusion des idées de ce dernier dans le monde anglo-saxon, tout particulièrement dans les milieux universitaires.
D’autre part, son intérêt pour l’art (qui n’inspirait pas beaucoup Guénon) attira des auteurs tels que Mircea Eliade ou Jacques Masui. La confiance de Guénon en son ami hindou fut telle que ce dernier réussit, par ses nombreuses études, à le faire changer d’avis sur la doctrine du Bouddha Shakyamuni. Bien que Guénon affichât depuis sa jeunesse un grand respect pour certaines traditions qui se réclament du bouddhisme, surtout pour la tradition tibétaine, il était persuadé, influencé par les interprétations occidentales du bouddhisme, que Shakyamuni avait développé une pensée hétérodoxe en opposition à l’hindouisme. Certaines branches avaient été réformées tardivement et étaient redevenues orthodoxes par l’influence d’autres traditions (le Shivaïsme hindou pour la bouddhisme tibétain ou le taoïsme en Chine). À la suite des études de Coomaraswamy (poussé par Marco Pallis qui voulait traduire les livres de Guénon en anglais mais n’était pas d’accord sur son rejet du bouddhisme), il reconnut que le bouddhisme était, dès son origine, une tradition spirituelle orthodoxe et reconnut ouvertement s’être trompé. Il changea, en conséquence, de nombreux passages de ses livres dans les rééditions après la Seconde Guerre mondiale, en particulier le chapitre concernant le bouddhisme dans l’Introduction générale aux doctrines hindoues.
Ces exemples n’étaient pas isolés. Bien que son essai de créer un sursaut spirituel en Occident tournât à l’échec et qu’il se sentît rejeté par les milieux catholiques, il faisait des émules partout : le Dr Grangier nota en décembre 1927 qu’il avait « une correspondance invraisemblable de quantité, des disciples v[enaient] à lui, sans qu’il les quémande, sa notoriété augmentait ». Il refusa toujours d’être un maître spirituel et d’avoir des disciples. Cependant, nombreux allaient être les lecteurs chez qui son œuvre provoqua « à un moment de la vie, […] un choc salutaire » (l’expression est d’Henry Corbin). Ils n’adhéraient pas nécessairement à l’ensemble de son œuvre et parfois s’en détournèrent, mais ils retournèrent à leur tradition d’origine ou s’engagèrent dans une autre pour consacrer le reste de leur vie à une quête spirituelle : dans le monde occultiste ou l’église gnostique qu’il avait traversé, chez les conservateurs catholiques ou de l’Action française, dans les cercles artistiques d’avant-garde proches du surréalisme ou du cubisme, dans les milieux internationalistes de droite comme de gauche, puis en terre d’islam et même parmi ses élèves dans les lycées catholiques où il enseigna.
Il enseigna, par exemple, en 1918 au Lycée de Blois où il avait fait sa scolarité. Très mauvais enseignant, il se contentait de dicter ses notes : c’est probablement à partir de ces dernières que fut rédigé vers 1917-1918 le livre Psychologie attribué à Guénon et publié en 2001 chez Archè. Au lycée de Blois, les élèves s’ennuyant à mourir, le relançaient continuellement sur « ses marottes orientales » écoutant avec grand intérêt les mystères de l’Orient et des civilisations traditionnelles. Jean Collin, l’un des élèves, rapporta plus tard qu’il affichait ouvertement « un souverain mépris pour l’histoire et la philosophie officielle » mais ne critiquait jamais l’Église catholique et éludait toute question sur l’antisémitisme (ces milieux catholiques étaient souvent antijudaïques à l’époque).
En 1922, il reprit l’enseignement de la philosophie à Paris au lycée des Francs-Bourgeois tenu par les frères des écoles chrétiennes. Son cours à nouveau entièrement dicté suscita la contestation de la vingtaine d’élèves. Il leur rétorqua qu’il n’y avait rien de valable dans les manuels et qu’il avait des œuvres en chantier « d’un intérêt bien supérieur ». Le cours se transforma alors en une description de la vie spirituelle du Moyen Âge. Les élèves fascinés par cet enseignant « aux petits travers physiques » et « aux bizarreries de langage » écoutèrent avec passion la description du compagnonnage, la signification symbolique de la quête du Graal et de la chevalerie, l’histoire des templiers, etc. Le programme officiel fut d’autant plus sabré (tout particulièrement le cours de morale).
Le directeur, s’en rendant compte, fut effrayé surtout lorsqu’il réalisa que l’enseignant expliquait aux élèves que la franc-maçonnerie n’était pas une « assemblée de suppôts de Satan » mais une branche plus ou moins déviée des congrégations médiévales. Convoqué par le directeur pour s’expliquer sur ses convictions religieuses, Guénon qui ne cacha jamais ses idées, fut renvoyé sur le champ avec interdiction de revoir ses élèves. La classe, presque au complet, vint, néanmoins, écouter avec fierté leur ancien enseignant lors de sa conférence à la Sorbonne en 1925. Certains, comme Marcel Colas, qui rapporta ces anecdotes, allaient le suivre le reste de leur vie.
À partir de 1929, il put disposer d’une tribune indépendante dévouée à sa cause. En effet, le libraire Paul Chacornac, que Guénon avait déjà rencontré en 1922, et son frère avaient récupéré la revue Le voile d’Isis, une revue fondée par Papus en 1890 qui avait eu beaucoup de succès dans le milieu occultiste de la Belle Époque. Les frères Chacornac avaient réussi à faire de leur librairie et de la revue un centre regroupant de nombreuses personnalités intéressées par l’ésotérisme (au sens large) : Albert Gleizes, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, Jean Marquès-Rivière, Victor-Émile Michelet, etc. Mais la revue périclitait progressivement. Jean Reyor et Georges Tamos, proches de Chacornac, furent chargés de proposer la direction à Guénon. Celui-ci accepta de collaborer, à condition que les articles à caractère occultiste disparaissent, mais refusa toute fonction et c’est Georges Tamos qui devint rédacteur en chef.
Guénon rencontra ainsi Jean Reyor (de son vrai nom Marcel Clavelle) qui allait devenir son plus fidèle collaborateur jusqu’à sa mort. Progressivement, et à la suite de crises dues à des questions doctrinales pendant la période 1929-1931, les rédacteurs qui ne suivaient pas la ligne de pensée de Guénon quittèrent la revue : par exemple, Jean Marquès-Rivière qui attaqua la franc-maçonnerie, ce qui déplut fortement à Guénon, ou Georges Tamos qui reprocha à Guénon sa trop grande proximité avec l’Orient. C’est Jean Reyor qui reprit la direction de la revue en 1931, cette dernière fut rebaptisée en 1936 les Études traditionnelles pour couper tout lien avec l’occultisme et indiquer que la revue ne se concentrait que sur l’étude des doctrines traditionnelle. La revue devint ainsi une tribune permanente entièrement destinée à la diffusion de sa pensée. D’autres collaborateurs comme André Préau, dont la maîtrise parfaite de l’Allemand lui permit de diffuser la pensée de Martin Heidegger après guerre et René Allar rejoignirent l’équipe. Ils faisaient partie des « premiers guénoniens » de stricte observance » d’après Reyor.
L’Impact de René Guénon Pendant la Seconde Guerre Mondiale
Durant la Seconde Guerre Mondiale, l’œuvre de René Guénon fut largement lue et joua un rôle clé en tant que « ferment de la résistance spirituelle » dans la France vaincue. Des intellectuels tels que René Daumal, Max-Paul Fouchet, et Simone Weil se plongèrent profondément dans ses livres. Les jeunes écrivains, fatigués du « divorce entre les mots et les choses » et désireux d’expériences authentiques, furent particulièrement attirés par la notion omniprésente chez Guénon d’une connaissance supra-rationnelle.
L’Influence Guénonienne sur la Littérature et la Pensée
Henri Bosco, par exemple, intégra de plus en plus de symboles d’inspiration guénonienne dans ses ouvrages, ce qui est particulièrement évident dans son livre “Le Mas Théotime” publié en 1945. La lecture des œuvres de Guénon pendant la guerre détourna Jean Paulhan d’un rationalisme rigide. La découverte de deux articles de Guénon – “L’esprit est-il dans le corps ou le corps dans l’esprit ?” (juin 1939) et “Le don des langues” (juillet 1939) – le convainquit qu’il existait une forme de « pensée » antérieure à toute expression verbale, capable de transcender les limites du langage pour décrire la réalité. C’est ce qu’il nomma le « renversement des clartés », rejetant la méthode de Descartes en faveur d’une intuition intellectuelle appréhendant la totalité.
Pierre Drieu la Rochelle, dégoûté par la collaboration, se passionna pour l’œuvre de Guénon dans les dernières années de sa vie, regrettant de ne pas l’avoir rencontré plus tôt. La certitude d’une Tradition unique sous-jacente à toutes les religions lui apporta un certain réconfort avant son suicide en 1945.
Résistance Spirituelle et Influence Post-Guerre
Contrairement à certaines idées propagées après la guerre, l’influence de Guénon sur le régime de Vichy fut nulle. Les Allemands, qui cherchaient à mettre en avant les penseurs potentiellement récupérables pour leur cause, n’évoquèrent jamais Guénon pendant l’occupation. Beaucoup de ses lecteurs ne se contentèrent pas d’une résistance spirituelle, mais s’engagèrent activement dans la résistance intérieure française, tels que Jean Paulhan, Simone Weil, Henri Hartung, et Paul Petit.
Parmi ceux qui participèrent à la vie littéraire ou développèrent une action sociale pendant l’occupation, comme Pierre Winter ou Gonzague Truc, l’éloignement de la pensée de Guénon était notable. Selon Xavier Accart, « la radicale opposition entre la perspective spirituelle de Guénon et l’idéologie nazie » ainsi que « la valorisation de l’Orient, de l’islam spirituel, et l’intérêt pour la franc-maçonnerie » étaient incompatibles avec l’idéologie de Vichy.
Il est intéressant de noter qu’aucune traduction des livres de Guénon n’existait dans les pays de l’Axe, alors que ses œuvres se multipliaient dans les pays anglo-saxons. Le journal maçonnique “Speculative Mason” de Londres publia plusieurs articles de Guénon pendant la guerre, jouant un rôle significatif dans son influence au sein de la franc-maçonnerie.
En ces temps de… manque de temps, s’il n’ya qu’UN seul livre à lire de Guénon, et À Lire obligatoirement par tout F, c’est “La grande Triade”. Tout y est !
la semaine qui a suivi mon initiation, mon parrain, Philippe T., m’a offert cet ouvrage. (42 ans après, il est encore dans ma bibliothèque.). Il m’a fait, sans le vouloir, parvenir d’emblée au 3ème et au-delà…
Excellent article, même si, évidemment, sa lecture ne saurait remplacer celle de l’oeuvre. Merci de cette approche assez détaillée et, à ce qu’il m’a semblé, très honnête. Guénon à changé mavie et m’a conduit vers l’initiation maçonnique. CG
Claude, on peut certes être surpris que l’auteur de cet article ne fasse aucun lien entre Guénon et la Kabbale, ce qui ne veut pas dire que Guénon lui-même n’en ait jamais fait ! Oubli involontaire, manque d’informations, il faut l’espérer. Voici un petit recueil, dans lequel Guénon donne ses avis, dans au moins 5 articles, sur la ou les traditions transmises dans la Kabbale, en dehors de toute notion d’antisémitisme ! Bonne lecture !
(La Kabbale hébraïque
Auteur René Guénon
Éditeur Blurb, Incorporated, 2021
ISBN 1006497358, 9781006497353
Longueur 72 pages)
Je suis assez surpris qu’à aucun moment Guenon ne semble s’être intéressé à la kabbale, autre tradition orientale. Mais peut-être que l’ origine juive de la kabbale y est pour quelque chose !
Merci de ce fort intéressant article. On ne peut comprendre le recentrage spirituel et symbolique opéré dans la Franc-Maçonnerie au XXème siècle sans prendre en compte l’apport de l’oeuvre de Guénon. Celle-ci reste de toute façon incontournable et indépassable dans sa critique de la déviation moderne, mais aussi pour les approches correctes qu’elle a restitué quant au moyen-âge occidental ou aux traditions orientales, dépoussiérées définitivement à la fois de l’exotisme et d’un académisme sclérosant.
Fraternellement.