De notre confrère blog-glif.fr – Par Thierry Mudry
Alors que nous avons connu il a quelques années deux phases d’enfermement général, durant laquelle les libertés d’aller et venir, de manifester, la liberté de commerce et la liberté de culte elle-même ont été suspendues de longues semaines, il n’est pas inutile de se souvenir que la réclusion a été, pour beaucoup, l’occasion d’emprunter un chemin en eux-mêmes que la vie quotidienne et ses contraintes sociales et économiques rendaient inaccessible.
Gustav Landauer et Maître Eckhart en prison.
Parmi ceux qui se sont engagés dans cette voie sinueuse et escarpée, on pense bien sûr aux ascètes, orientaux ou occidentaux, aux moines et aux moniales. On pense aussi à Alexandre Soljenitsyne, qui a conquis sa liberté intérieure pendant ses années de déportation au Goulag au milieu des autres zeks, trouvant ainsi sa place, aux côtés de l’anonyme Pèlerin russe, parmi les plus grands (et donc les plus humbles) représentants de l’orthodoxie.
A cette liste, on pourrait ajouter le nom de Gustav Landauer, anarchiste juif allemand du tournant du siècle.
Condamné en mars 1899 à une peine de 6 mois d’emprisonnement pour avoir pris à parti et dénoncé dans son périodique des manœuvres frauduleuses du commissaire de police de Berlin, Landauer mit à profit son incarcération pour lire et écrire. Cette incarcération lui fournit, surtout, dans le silence de sa cellule, l’occasion d’une rencontre qui devait changer le cours et le sens de son existence pour le meilleur et pour le pire : celle de Maître Eckhart, dont il lut alors les sermons dans leur version originale. Profondément marqué, bouleversé même par cette lecture comme le montre la suite de son parcours, il décida, dans sa prison, de traduire les sermons du mystique rhénan en allemand moderne, avec toute la latitude que lui offrait cette démarche.
(Première édition de la traduction des sermons de Maître Eckhart par Gustav Landauer)
Philippe Despoix écrit à ce sujet : « De même qu’Eckhart lui-même ne s’était pas complu dans des poses de saint ni adonné à une ascèse perverse, de même Landauer ne confond jamais la mystique avec le mysticisme kitsch ou le prêche moralisateur. Ce n’est pas non plus la contemplation acosmique qui le lie au mystique ; en Maître Eckhart, il célèbre bien plus l’homme qui « s’est battu pour découvrir le monde et a dépassé les limites du langage pour s’immerger profondément, au-delà de la conscience personnelle et de la pensée conceptuelle, dans le monde indicible ». Ce monde est au-delà du dicible, mais n’est pas un royaume de l’au-delà » (« De la scène à l’histoire : l’antipolitique de Gustav Landauer, in Romantisme, Revue du dix-neuvième siècle, 1995, n°87).
Dans la présentation qu’il fait, en avant-propos, de la pensée de Maître Eckhart, Landauer paraît se méprendre lorsqu’il la qualifie de « panthéiste ». Toutefois, le sens qu’il donne à ce mot l’éloigne d’une telle méprise car ce qu’il désigne ainsi relève non du panthéisme proprement dit mais du « panenthéisme » selon la définition qu’en donne Yoram Jacobson dans son étude sur la pensée hassidique : « Le panenthéisme soutient que Dieu est à la fois immanent au monde, puisque Son essence le pénètre, et transcendant à lui, au-delà de ses limites » (La pensée hassidique, Paris, Editions du Cerf, 1989) – et, doit-on ajouter : au-delà des limites de l’entendement humain.
Au bout du compte, la rencontre de Landauer, au fond d’une cellule, avec Maître Eckhart devait déboucher sur la conversion du détenu, quelque peu désillusionné quant à l’intérêt de son engagement politique antérieur, à la théologie négative.
Cependant, peut-on vraiment parler de conversion dans la mesure où Landauer devait continuer de proclamer son athéisme ? N’adhérait-il pas alors à cette forme d’« athéisme purificateur » qu’évoquait Simone Weil dans La pesanteur et la Grâce, nous délivrant du faux Dieu qui « nous empêche à jamais d’accéder au vrai » ? Et ne doit-on pas considérer que, de cette manière, Landauer avait, à sa façon, pris au sérieux l’impératif eckhartien de chercher « Dieu au-delà de Dieu » ?
A sa sortie de prison, Landauer fit la connaissance et se lia d’amitié avec le jeune Martin Buber, alors plongé dans l’étude des courants mystiques d’Orient et d’Occident. En 1907, à la demande de son nouvel ami, Landauer rédigea un essai sur la révolution, qui, de tous ses ouvrages, est sans nul doute le plus connu.
Landauer s’attachait à y retrouver l’atmosphère, ou mieux : l’esprit même de l’époque qui avait vu naitre la pensée de Maître Eckhart et l’avait rendue intelligible et concrète. Il décrivit, dans le livre commandé par Buber, le Moyen-Âge, plus précisément le Haut Moyen-Âge du mystique rhénan, comme le site où l’esprit chrétien irriguait tant les hommes que leurs institutions :
« L’époque chrétienne sera représentée non par le système féodal ; non par la coopérative du village ou de la Marche avec sa propriété collective du sol et des terres et son économie collective ; non par l’assemblée d’Empire ; non par l’Eglise et les cloîtres ; non par les guildes, corporations et confréries des villes avec leur propre juridiction ; non par les rues, diocèses ou paroisses autonomes de ces villes ; non par les ligues des villes et les associations de chevaliers – et combien de telles structures indépendantes et exclusives pourrait-on encore recenser : l’époque chrétienne sera justement caractérisée par l’ensemble de ces éléments indépendants, qui s’interpénètrent, se superposent pêle-mêle, sans qu’il en soit résulté une pyramide ou un quelconque pouvoir d’ensemble. La forme du Moyen-Âge n’était pas l’Etat, mais la société, une société de sociétés. Et ce qui reliait entre elles toutes ces structures diversifiées et merveilleusement agencées et les rapprochait non pas véritablement ensemble mais dans une sorte d’unité supérieure, dans une pyramide dont la pointe n’était pas de la domination planant invisible dans les airs, c’était l’esprit, qui, venant du caractère et de l’âme des individus, traversait toutes ces structures, puis, après s’être fortifié en elles, refluait vers les hommes » (La Révolution, Paris, Editions Sulliver, 2006).
(Edition originale de Die Revolution – La Révolution)
Animé par l’ambition de refaire naître un « esprit commun » comparable à l’esprit chrétien qu’il évoquait dans ce livre, et se voulant fidèle à la pensée et à la démarche de Maître Eckhart (ce qui n’excluait pas quelque malentendu à son propos ou quelque interprétation très personnelle de celle-ci), Landauer retrouva le chemin de l’action collective…
Ainsi participa-t-il en avril 1919 au gouvernement de la république des Conseils de Bavière d’inspiration libertaire, renversée par les communistes après seulement quelques jours d’existence. Le 2 mai 1919, ayant été capturé par les membres des Corps-Francs qui avaient repris Munich à main armée, Landauer fut battu à mort par les officiers et les soldats de son escorte au cours de son transfert à la prison de Stadelheim.
(Ci-dessus: photographie de Gustav Landauer en 1917)