« Les hommes sont naturellement mauvais. Il en est qui font le mal, parce qu’on les a payés pour le faire : on les flétrit justement. Mais un plus grand salaire reçu pour un plus grand méfait les dispose à mieux s’accommoder de ce mépris. »
Euripide ( Bellérophon )
Durant des années, après la seconde guerre mondiale, un important dossier médical demeurait « sous le coude », en regard des interrogations morales et philosophiques qu’il engendrait : poussés par un intérêt scientifique, un groupe de psychiatres américains avaient réalisé toute une série d’entretiens avec des nazis, prisonniers, directement impliqués dans les crimes contre l’humanité perpétrés durant la période du IIIe Reich, afin de dresser le catalogue des pathologies mentales dont ils étaient, théoriquement porteurs.
Mais, le choc du résultat fut inattendu : psychiatriquement parlant, les bourreaux ne présentaient pas les symptômes caractéristiques de malades mentaux : pas de psychoses, ni même de perversions ; juste quelques traits névrotiques classiques chez certains qui faisaient que l’on pouvait les classer dans la normalité. Point de Mister Hyde, juste des Dr. Jekill vivant une vie banale, dans un environnement banal. Pour monter au pouvoir, Hitler avait fait appel aux « chemises brunes », composées de marginaux brutes ne reculant pas devant une violence à peine contrôlée par le parti nazi. Chez eux, on pouvait reconnaître des pathologies que le régime, installé en 1933, ne pouvait tolérer : le résultat sera la « nuit des longs couteaux » ( Dimanche 1er et lundi 2 juillet 1934 ) et la liquidation de la « S.A. » ( « Sturm Abteilungen », « Section d’Assaut ») et de son chef Ernst Röhm ( 1887-1934 ), concurrent d’Hitler, proposant un programme « plus à gauche » que ce dernier, obligé de se rapprocher du capital pour la survie du « NDSAP », le parti « National Socialiste », dont l’élite sera désormais représentée par les « SS » ( « Sturm Sicherheit » « Section de Sécurité»). Sociologiquement, leur recrutement s’effectuera principalement dans la petite bourgeoisie et les classes moyennes, avec l’idéal de créer à terme une sorte d’aristocratie nouvelle qui dépasserait celle des nobles allemands, hostiles dans leur ensemble à Hitler. A la violence de la voyoucratie des chemises brunes et leurs pathologies utilisées, va succéder l’ « ordre noir » de ceux qui sont recrutés dans la normalité et à qui on fait miroiter un ennoblissement imaginaire en leur donnant l’absolution de toute culpabilité, du moment que le travail, donc l’impératif Kantien du devoir, soit fait.
Bien entendu, on ne peut que se rappeler ici Hannah Arendt (1906-1975) et le « Procès à Jérusalem »( 1963 ) d’Adolf Eichmann, et ce rire qui fit scandale à l’époque et encore aujourd’hui : comment cet être falot, petit bureaucrate minable, qui classait de manière exemplaire ses dossiers, soit cet assassin qui comparaissait enfin devant un tribunal ? La philosophe soulevait là une interrogation fondamentale sur la nature de l’homme, dans une époque qui se voulait tournée vers l’humanisme après la tourmente. Mais, elle-même se trouvait confrontée à un problème intime d’une intensité à peine supportable : pourquoi, l’un des plus grands philosophes du XXe siècle, Martin Heidegger (dont Sartre s’inspira largement !) et dont elle fut la maîtresse, adhéra, très volontairement, au parti National Socialiste ? Cela dépassait l’entendement et le jeu des petites compromissions, pour déboucher sur une interrogation de la nature humaine…
Reprenant cette interrogation fondamentale, le metteur en scène américain Jonathan Glazer, vient de sortir un film intitulé : « La zone d’intérêt » qui est un film-choc, tant par le succès remporté (Grand prix du jury à Cannes), que par la présentation du sujet et la qualité des acteurs. Le film est centré sur la vie aux abords d’Auschwitz, où est établi le commandement Rudolf Höss, son épouse et leurs enfants. Le metteur en scène, pour ne pas tomber dans l’obscénité du spectacle de la Shoa, va développer un dispositif étonnant où domine le goût de l’abstraction. Glazer, ne montre que la périphérie du camp, sans jamais y entrer. Il s’en tient à distance, grâce à une poétique du détail visuel et sonore qui suffit pour faire tâche ou créer la dissonance au cœur d’une pseudo harmonie apparente : chaque scène dans la maison des Höss devient un tableau riant où parfois se décèle des ombres de l’horreur : un bagnard amaigri qui travaille parmi les fleurs, un manteau de fourrure pris sur une déportée et que s’approprie madame Höss, la collection de dents en or de l’un des enfants et, dans le lointain une rumeur étouffée et discontinue venant des aboiements des chiens, des tirs, et des fours lancés à plein régime.
La mise en scène de Glazer souligne le hiatus monstrueux entre le microcosme plaisant des Höss et les atrocités qui financent leur train de vie. Ce qui frappe ici, c’est le consumérisme aveugle et l’individualisme poussé à l’extrême de cette famille. Hedwig Höss, au comble du bonheur où elle passe du statut de petite bourgeoise à celui de l’élite s’exclame : « On vit comme on en a toujours rêvé ». Ignoble indifférence de la « Reine d’Auschwitz » ! Bien sûr, le commandant Höss est un homme sensible aux animaux et aux plantes, est un bon père de famille et gère le camp en bon manager, soucieux des cadences et de la rentabilité, révélant ainsi à quel point la Shoah a pu s’accomplir à force d’abstraction technique, dans une totale déshumanisation. Höss, avec une conscience professionnelle inattaquable est souvent préoccupé des retards de production et d’élimination et demande à ses supérieurs, preuves à l’appui, qu’il peut faire mieux si on perfectionne l’outil de travail !… Ce film remarquable nous plonge à la fois dans « Eloge de la folie » d’Erasme et dans « le Procès » de Franck Kafka.
Pour nous, Maçons, la réflexion autour de ce thème devient capitale, car elle met en jeu notre conception même de l’humanisme : Y’a-t-il cohabitation dans l’homme entre « bien et mal » ou le « bien » n’est-il qu’une mince pellicule éthique culturelle prête à voler en éclat dès que l’autorisation de ne plus avoir de culpabilité est donnée et qu’exercer l’abomination sur l’autre devient un devoir ?
Lire dans la dernière phrase : l’hydre est toujours vivante
Il n’apparaît nulle part que Annah Arendt, ait tenté de modifier la pensée favorable au nazisme de Heidegger (jusqu’à son adhésion au parti en cause) durant leur longue liaison, donnant ainsi priorité à “son génie philosophique”! En celà, la “banalité du mal” qu’elle dénonça ensuite chez le servile Eichman, ne se retourne-t-elle pas contre elle et son oeuvre aussi pertinente soit-elle? A noter que Heidegger, quelque temps mis à l’écart après la guerre, reprit normalement ses cours à l’université en 1951, en multipliant même ses conférences. Et les philosophes français, de Lévinas à Foucault, sont restés ses disciples, la conscience apparemment tranquille ! Comme si une funeste idéologie qui a causé six millions de morts pouvait être “archivée”. Les évènements actuels nous indiquent que l’ydre est toujours vivant…Non, décidement, le mal n’est pas banal!
TCF Michel BARON;
L’article est remarquable d’un “journalisme historique”. Tout en ayant conscience qu’il s’agit du commentaire du film, je crois qu’il ne faut pas méconnaitre un autre aspect de l’humain qui est la voie finale de son instinct grégaire: son aptitude à l’enrôlement dont la connaissance est bien antérieure à cette seconde guerre mondiale (et à notre époque actuelle) et dont on témoigné des auteurs du début du 20ème siècle comme Gustave LE BON. La lecture de “La psychologie des foules” est édifiante et qu’on peut résumer par une de ses phrases connues: « Les foules sont incapables d’avoir des opinions quelconques en dehors de celles qui leur sont imposées. ». G. DALSTEIN