ven 22 novembre 2024 - 13:11

Tradition et responsabilité ou la franc-maçonnerie revisitée

Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ?

Depuis qu’il a conscience de lui-même et de son environnement, l’homo sapiens ne cesse d’être taraudé par cette trilogie questionnante ! Celle-ci constitue d’ailleurs le socle de la réflexion des grands philosophes de la Grèce antique. Certes, l’homme se reproduit…mais il ne s’est pas conçu lui-même. Sa propre création lui échappe, tout comme le cosmos dans lequel il évolue, cosmos, que ces philosophes appelaient le « divin », et cosmos qui garde largement son mystère au fil des millénaires, ce malgré les fulgurantes avancées des progrès scientifiques et technologiques !

De la sorte, les orphelins inconsolables que nous sommes, continuons de rechercher nos origines et les traces de notre géniteur initial…Ce n’est pas un hasard si la Bible, conçue il y a quelque 3500 ans, reste le plus grand succès littéraire du monde, avec le Verbe, proposé comme commencement…Parce que le Verbe, précisément, c’est d’abord le langage humain qui désigne, donc crée et structure ce que nous appelons « le temps », à la fois notion et fluide impalpables. Et c’est bien cette parole continue que chacun de nous prononce, uniquement elle, malgré ses imperfections, qui fait en permanence exister dans notre vie, les trois volets du temps, hier, aujourd’hui et demain, par évocations interposées.

Pour vivre et transmettre la vie, nous avons besoin, de pain, d’eau – et de vin, bien sûr ! – mais aussi d’amour et de rêves. Êtres de désirs, d’émotions et de mémoire, donc d’imitation et de répétition, nous avons besoin d’un passé qui fonctionne en nous. Partant, nous sommes demandeurs de récits. Nous avons en effet, non seulement le besoin de croire, mais le désir de croire, c’est à dire – comme autant de nutriments l’esprit devenus gourmandises auditives – nous éprouvons l’impérieuse envie d’entendre et de réentendre des histoires, en l’occurrence, fondatrices. A partir d’évènements réels ou inventés.

Je ne veux pas évoquer uniquement les croyances déistes et religieuses. Il nous suffit de nous rappeler de notre enfance et de notre propension alors, selon notre pays d’origine, à nous faire répéter sans fin des contes de fée, avant nous endormir. Par exemple, dans notre culture, le Petit Chaperon Rouge, le Chat botté, ou le Petit Poucet. Ces récits – chaque continent a les siens – qui sont des histoires de personnages aux capacités extraordinaires, ont permis à chacun de nous, en devenant un héros de fiction, de se créer une mythologie personnelle par identification. « Dis-moi quel est ton conte de fée préféré, et je te dirai qui tu es ! » affirmait le psychologue Bruno Bettelheim.

Et qui dit mythe, dit, contrairement au roman, histoire inachevée, toujours à poursuivre, à réinventer. Nous rattrapons ici un autre grand fantasme de l’homme : s’attribuer une rétrospective et revendiquer une origine toujours plus lointaine ! A ce plan, il n’est qu’à constater le succès grandissant de la généalogie, qui incite les familles à la recherche constante d’ancêtres, de plus en plus lointains !

Or, lorsque l’imagerie nous fait remonter jusqu’à Adam, au hasard d’une fresque de musée ou des pages illustrées d’un catéchisme d’enfance, que découvre-ton, en regardant bien ? L’homme premier n’a pas de nombril : il ne s’est pas créé lui-même, l’art nous le confirme ! De la sorte, depuis la genèse, les successions humaines, par définition, se reproduisent, je le disais à l’instant, mais ne cessent de se poser la question de leur créateur initial ! Pour dépasser ce mystère, elles ont d’abord inventé des divinités génitrices, puis du polythéisme, sont passées au monothéisme avec les religions du Livre. Autant de symboles « compensateurs » pour apaiser leur angoisse existentielle. L’homme moderne subit la même et il continue de ressentir la même obsession lancinante, frustrante : celle d’un début à connaître, d’un point de départ de l’univers. Et donc d’un manque cruel dans sa propre histoire. D’où qui sait, sa fuite en avant dans les découvertes scientifiques, chaque jour plus performantes !

Acteurs de notre époque, c’est à dire tâcherons de l’informatique, esclaves de l’Internet et accros du téléphone portable, nous sommes soi-disant rationnels…mais paradoxalement fascinés par l’irrationnel. Qu’il s’agisse des récits bibliques, templiers, alchimiques, des contes égyptiens, des légendes maçonniques et compagnonniques, véritables bains de jouvence pour notre imaginaire assoiffé d’énigmes à tiroirs, d’aventures à suspense et d’allégories métaphoriques. C’est ainsi, acceptons-nous finalement comme des grands enfants, des créatures de contradiction. Partant, vivre, admettons-le avec humilité, c’est continuer d’entretenir un père-noël en soi, c’est abriter une part de merveilleux, c’est croire même à l’incroyable. Même à ce qui est mort, même à ce qui n’a jamais existé et n’existe pas encore ! Bref, c’est garder le précieux désir d’être très souvent ravi, surpris, étonné, conquis, emporté hors de soi par le rêve…

De cette forme persistante de pensée magique, de cette volonté d’être adossé à des faits, fussent-ils inventés, au vrai de cette faculté de transformer l’improbable en « tenu pour vrai » reproductible, à même de traverser le temps, sont nées progressivement les traditions (du verbe tradere, remettre, transmettre). Ces diverses façons de faire passer de générations en générations, « les pratiques » et les « pouvoirs » hérités des ancêtres : coutumes et rites, usages et savoirs, et aussi, par conséquent, mythes et légendes, ci-dessus abordés.

Lesdites traditions, classiquement qualifiées de « populaires », parce que connues de tous et donc génératrices de lien social, ont aussi subi au gré du temps, l’influence des croyances en des dieux, ou en un dieu, selon les cultures. Les notions de “permis” et “d’interdit” ont ainsi introduit le sacré, à séparer du profane. Après la magie, en quelque sorte “pensée primordiale”, sont venues les religions, puis les sociétés initiatiques, sous forme d’ordres ou de confréries, pour répondre à un autre besoin humain directement lié au sacré : le mystère (étymologiquement, ce qui doit être tu, non-dit).

La Tradition maçonnique

Les traditions ont ainsi engendré la Tradition, avec tout le contenu de la majuscule en termes de “caché”, d’ésotérisme, d’interrogation métaphysique, et pour les croyants, de déférence envers un divin. C’est sur ce socle, devenu un concept fait du sentiment d’une « reliance » à l’invisible, propre à l’humanité, que s’est notamment construite la franc-maçonnerie originelle : une institution fraternelle de bâtisseurs croyants, dédiée en même temps à la quête commune de la Connaissance (“la gnose”, philosophie suprême) à travers les récits légendaires en vogue dans le bassin méditerranéen.

De nos jours, tandis que cette Connaissance est révélée aux religions par le dogme des livres saints, elle fait l’objet d’une recherche individuelle et intuitive en franc-maçonnerie, dite « spéculative ». Sa méthode, même qualifiée de « spiritualité laïque », puise toujours dans le fonds allégorique gréco-judéo-chrétien et s’appuie sur l’exercice des rites et symboles qui en découlent. Ces derniers sont surtout constitués, en atelier d’apprenti, par la pierre et les outils pour travailler celle-ci (équerre, règle, compas, ciseau, maillet, fil à plomb, etc) empruntés à la franc-maçonnerie opérative, au temps où elle élevait des cathédrales. La puissance évocatrice des symboles – par exemple, mesure, rectitude, harmonie, fraternité – ouvre la voie du perfectionnement au franc-maçon, qui, après avoir été initié dans la loge en recevant « La lumière », éclairante (information) et ” réchauffante ” (fraternité), remet sans cesse son ouvrage sur le métier, de réunion en réunion. Non seulement il doit se parfaire, mais en sortant du temple, il lui revient aussi d’améliorer la cité. Soit de passer de la métaphore à la réalité.

On le voit, au sein de la société initiatique, la Tradition invite le frère, la sœur, à la fois à « renaître » à un nouvel état puis à transmettre ses acquis à l’extérieur. Que ce soit une façon d’être, de penser, d’agir. Au vrai, pour cet homme, pour cette femme « éclairés » par l’initiation et appétents d’universalité, voire d’absolu, vivre la Tradition, c’est désirer approcher la vérité, considérée comme un principe de sagesse, but ultime. Ce qui ne signifie pas, erreur fréquente, que Tradition soit à accepter obligatoirement comme synonyme de Vérité, avec là encore, une majuscule en référence au divin. La confusion vient de l’interprétation de la notion de Grand Architecte de l’Univers, expression empruntée à la littérature du 11ème siècle. Selon les obédiences, cet architecte est en effet défini par les unes, comme le dieu révélé, par d’autres comme “un symbole parmi les symboles”. Alors que d’autres encore s’aventurent dans le signifiant du cosmos antique, en glorifiant « La grande architecture de l’univers ». Quand ce n’est pas un Grand Architecte qui serait l’Organisateur de l’Univers, à différencier de Dieu lui-même. A chacun son divin.

C’est précisément le symbole et la légende, sans cesse réinventés pour exister, qui ont leur importance. Le géniteur, pour ne pas dire « le père spirituel » de la maçonnerie spéculative serait en vérité le savant Isaac Newton, dont les travaux sur l’attraction universelle et le rayon lumineux ont pu fournir indirectement à son adjoint, le pasteur français Jean-Théophile Désaguliers, les métaphores créatrices. C’est en effet à partir de l’idée de l’aimant (entendu comme l’amour et l’attirance de l’autre) puis de la lumière (vue à la fois comme l’éclairement et la chaleur humaine) que ce pasteur a eu l’idée de parfaire les groupes maçonniques existants et épars en une association universelle, interhumaine et multiconfessionnelle.

Les motivations des frères et des sœurs

Le concept de Désaguliers, finalisé par Anderson, est à la fois une idée magnifique et une méthode complexe. « Maçonner » n’est donc pas facile en soi. Société adogmatique de pensée, dont les rites sont des « conducteurs », des moyens de réalisation, la maçonnerie doit rester une école sans devoirs et leçons imposés, où le maçon, la maçonne, à l’écoute des autres, apporte son point de vue. Partant, il revient à chacun, à chacune, d’interpréter la Tradition, mais sans la détourner de ses buts humanistes.

Examiner veut dire observer et rendre compte, le plus objectivement possible, en l’occurrence des points positifs et négatifs de cette Tradition en marche. Donc, il s’agit d’explorer autant les bienfaits d’une dynamique de groupe particulière – caractéristique de notre Ordre – que les raisons de comportements individuels ou claniques, illicites ou “affairistes”, parfois de grande ampleur, qui ont pu être constatés dans les rangs maçonniques, il y a quelques années déjà. Même si ces agissements ne sont le fait que d’une minorité, et semblent avoir cessé il n’est pas bon de vouloir les ignorer, et de jouer l’indifférence, en nous déclarant non coupables, drapés dans notre dignité et nos convictions, au sein de notre loge, par nous jugée sans défauts majeurs.

A ces dérives passées, il n’y a pas une raison, mais des raisons, qui souvent se conjuguent. On ne sera pas surpris : la première d’entre elles est le recrutement. La loge maçonnique est un espace d’expression. Du “trop-plein” au manque. De l’humeur à l’humour. Emetteurs et récepteurs, nous sommes tous des “êtres de désirs”, je le disais plus haut. Il ne faut pas se cacher que chaque membre d’une association (les obédiences maçonniques sont, nous le savons, des associations Loi 1901), chaque membre vient certes donner de lui-même, mais aussi, recevoir, c’est-à-dire quérir quelque chose, au sens effectif de “désirer”. Au-delà du besoin d’appartenance et de la volonté de développement personnel, au-delà de la rencontre, de l’échange et de l’altruisme, aussi sincères soient ces élans, chaque frère, chaque sœur, selon son histoire et ses conditions de vie, ses forces et ses faiblesses, se présente en demande, en recherche. Plus ou moins secrète, voire inconsciente. En demande qui d’un père, d’une mère, d’un partenaire, d’une famille, d’un “lieu d’amour”. Qui de compréhension, de reconnaissance, d’honneurs, de gratifications, de pouvoir (perdu, ou pas encore ou jamais obtenu ailleurs, cercle familial compris). En recherche, qui de confiance en soi ou de “désennuie”. Qui de fournisseurs ou de clients. Cette dernière quête, n’en doutons pas, a généré largement les “affaires”, dans les loges qui s’y sont prêtées.

La liste est longue de nos attentes souvent opposées, conscientes ou inconscientes, de nos souhaits affectifs, spirituels ou matériels.

La culture du secret

Ainsi, pour perdurer, la franc-maçonnerie du nouveau millénaire, qui se veut avec raison toujours modélisante, se trouve, à mon sens, dans l’obligation de “revisiter” et d’actualiser ses pratiques, déjà au plan du recrutement. L’expérience prouve que trois enquêtes et la dizaine de minutes d’un passage sous le bandeau sont très souvent insuffisants pour appréhender, entre autres critères importants, l’aptitude relationnelle du candidat, sa disposition au doute plutôt qu’aux certitudes, son degré de résistance aux frustrations, son endurance ou sa fidélité à un serment. Les bonnes réponses de celui ou celle qui frappe à la porte du Temple, ne peuvent venir que des bonnes questions de ceux qui sont à l’intérieur. A mon sens, l’ouverture de cette porte au profane ne relève pas de l’élitisme mais du discernement. Chez les francs-maçons, au plan de la réflexion et de l’exercice de la fraternité, le boulanger vaut un énarque, et une infirmière est l’égale d’un médecin, à l’évidence.

 Il a pu être avancé que la franc-maçonnerie, pourvoyeuse de bons sentiments, est de ce fait mal armée pour effectuer la tâche, pourtant indispensable, de “filtrage”. De fait, elle doit veiller à ne pas être confondue avec une institution psychothérapeutique. Même si à l’image de la psychanalyse, son but est d’offrir la liberté intérieure à l’individu. Ce distinguo n’est pas toujours annoncé et les ateliers se retrouvent parfois en position délicate de “lieu de soin”, hors de leur objet. Un tel malentendu – finalement handicapant et décevant pour les deux parties – peut tout à fait être évité par l’information préalable.

Au vrai, cette ancienne société secrète, devenue discrète, a parfois du mal à perdre ses réflexes originels qui entretiennent une propension au non-dit. Ce syndrome des « trois singes de la sagesse » (ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire) de la tradition bouddhiste perdure parce que la maçonnerie spéculative n’a cessé depuis ses débuts de récupérer et d’assimiler des concepts à type de « sciences intérieures ». Qu’il s’agisse de pythagorisme, de théosophie, d’hermétisme, d’alchimie, d’illuminisme, ou de martinisme. Si l’on y ajoute les mouvements kabbalistiques, rosicruciens et templiers, tous basés sur le culte du secret et qui ont fait le lit du fleuve maçonnique, il n’est pas étonnant que l’opinion puisse continuer de voir dans la maçonnerie contemporaine, une sorte de royaume du camouflage. Et qui bien entendu, chercherait bien plus à nuire qu’à instruire. Les idées reçues voire les calomnies ont la vie dure !

Il faut donc comprendre que nombre d’entre nous encore, ne souhaitent pas que soit connue dans le monde profane, c’est à dire professionnel, leur qualité de Frères. Il est ainsi surprenant de constater que le statut d’association « Loi 1901 », d’inspiration maçonnique et synonyme de liberté de réunion, provoque aujourd’hui des craintes chez certains francs-maçons eux-mêmes ! Les réputations peuvent être toxiques ! Et partant, il reste paradoxal que des hommes et des femmes qui veulent être des diffuseurs de lumière, doivent pour certains, demeurer dans les ténèbres !

Nous voyons ici l’important chantier qui demeure pour expliquer vraiment qui nous sommes et ce que nous faisons. Alors qu’il ressort des centaines de livres sur le marché que le secret maçonnique est un serpent de mer, une certaine presse continue régulièrement d’affirmer le contraire. Et se vend très bien ! Parce que d’évidence ses journalistes savent que l’âme humaine est agitée par l’imagination, sa folle du logis. L’homo modernus a donc toujours besoin de fantasmes, de surprises, de révélations, qu’elles soient vraies ou fausses. L’odeur du soufre a pour longtemps encore sa place, parmi les parfums les plus subtils !

L’évolution de la Tradition

L’univers maçonnique, par définition composé d’hommes et de femmes de la cité, en représente un microcosme. Le franc-maçon, la franc-maçonne, viennent y vivre une aventure en commun qui impose des règles de fonctionnement et de conduite. En cela la Tradition est bel et bien une discipline.

Celle-ci implique l’adhésion au système en place, mais non toutefois une obéissance aveugle. C’est-à-dire que le bon ordre entraîne aussi bien autocontrôle que contrôle de l’ensemble. Chacun est responsable de chacun. Le processus traditionnel de “l’Art Royal”, autre appellation de la franc-maçonnerie, invite les membres de la loge à acquérir et transmettre un ensemble de valeurs humaines éprouvées, donc à “reproduire le passé”. La facilité consiste ici à imiter les attitudes des prédécesseurs, la difficulté à ne précisément pas tomber dans le mimétisme permanent. Une méthode gagne toujours à s’enrichir du présent. Et à penser l’avenir en s’appuyant sur le passé. “Etre fidèle à une tradition, c’est être fidèle à la flamme et non à la cendre” dit Jean Jaurès.

Toute tradition, aussi durable soit-elle, est paradoxalement… provisoire car, en fonction même des exigences de progrès que l’homo sapiens porte en lui, de nouvelles façons d’être et de faire, sont nécessaires. Pour sa part, la Tradition maçonnique est à considérer comme une articulation de règles successives, régulièrement modifiables, telle que la voyait déjà les anciens. Ainsi, le maçon moderne est-il tenu d’évoluer et de faire évoluer les us et coutumes du groupe (rites, rituels, thèmes, paroles, gestes, décors, etc) au risque, s’il ne s’y résout pas, de le figer, voire de le tuer. La pérennité de la cohésion demande donc créativité, renouvellement, étonnement aussi. On parle beaucoup du Devoir en maçonnerie. Il est précisément du devoir, de la responsabilité du maçon donc, d’actualiser le symbolisme. Il doit s’interroger régulièrement dès que des automatismes verbaux ou gestuels trop marqués, viennent indiquer un détachement et une dommageable perte de sens. Par exemple, nous constatons aujourd’hui que le mot « tolérance » ne peut plus correspondre, je dirais, à la large ouverture du compas, que notre générosité lui avait donné. Parce que cette tolérance doit être limitée par l’intolérable, malheureusement d’actualité.

Si le changement n’intervient pas en loge, si une forme de nouveauté, autre désir de l’homme, n’y est pas satisfait, s’installent l’habitude, la lassitude, puis plus grave, peut venir l’attristante désertion. Une telle observation est le fait de toutes les communautés. Le psychologue précité Bruno Bettelheim a très bien pointé cette forme de tradition pervertie – quand l’usage devient routine – avec son danger potentiel, en disant pertinemment : ” Il nous faut renoncer à la tradition traditionnelle, quand celle-ci débouche sur une forme de sécurité puisée dans la répétition de l’identique”.

La responsabilité du franc-maçon et de la franc-maçonne

Le désir de réflexion et de fraternité, qui guide en principe “le profane” (littéralement celui qui est sur le parvis), ce désir donc, qui le guide vers le temple, ne doit pas lui faire oublier, s’il est accepté, qu’il s’engage dans une organisation, imposant donc des devoirs et donnant des droits. Devoir de s’informer, droit de savoir, entre autres, avant et après son entrée en loge. Ainsi débute la responsabilité en cause. Nous venons de voir nos progrès à faire, à mes yeux, au sens informatif.

Responsable de sa formation et de son information : avec cette première mission commence pour l’initié le “travail vertical”, c’est-à-dire la construction de son Temple intérieur. Cette belle démarche serait toutefois fragmentaire, si elle n’était pas complétée, bien entendu, par un “travail horizontal”, autrement dit l’ouverture aux autres, Frères et Sœurs en humanité, aussi bien en loge qu’en société. De la sorte, à l’image de l’un de ses outils symboliques, le maçon est bien “d’équerre” sur ce double chantier. Ici se pose à lui une question récurrente : comment s’impliquer dans la cité ? La réponse est individuelle et à choix multiples, des valeurs à transmettre en famille, à l’action associative ou politique. Ce n’est pas la franc-maçonnerie qui est engagée, nuance à souligner, mais le franc-maçon, la franc-maçonne, citoyens responsables.

De fait, le juste équilibre à trouver entre la “verticalité” – le travail sur soi – et “l’horizontalité” – le geste altruiste – demande un effort constant. Si l’initié n’y prend pas garde, la descente permanente en soi, avec l’exercice traditionnel mal interprété du “Connais-toi toi-même” (qui signifie surtout “connais tes possibilités et accepte-toi”) peut le confiner dans un fâcheux nombrilisme et la quête puérile des grades maçonniques…Ils ne sont que les degrés symboliques de l’escalier personnel à gravir ! Vivre en loge, dans la projection et l’attente permanente du tablier supérieur, donc « hors de soi » ne peut que procurer anxiété au long cours et relation aux autres sans cesse tronquée ! Vivre en loge au présent, c’est au contraire, ici et maintenant, être soi et en soi. Cette conversion raisonnée du regard vers l’intérieur, introspective, n’est pas narcissique Elle permet de mieux voir le dehors. Et cette vision est essentielle.

De la conscience de nos potentialités naît peuvent mieux naître l’envie d’agir pour la communauté. Rappelons-le, grâce à l’action d’associations maçonniques interobédientielles – ces “fraternelles”, un peu trop facilement décriées, les exceptions justifiant la règle – la France du XXème siècle a connu l’essor de la protection sociale, dont le mutualisme, et ce sont des médecins-maçons qui ont favorisé, entre autres, l’avènement de la contraception.

La franc-maçonnerie, modèle de communication

Il a été dit, certainement un peu vite, que la franc-maçonnerie était en panne d’idées au début du nouveau millénaire. Les fréquents colloques à visée humaniste, organisés par plusieurs obédiences réunies, démontrent au contraire que notre confrérie, bien en prise avec les réalités du monde moderne, n’a rien perdu de sa générosité ni de sa puissance créatrice. Nous avons la charge de dire aux médias, toujours avides de sensationnel et de généralisation, qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! Encore faut-il que les Frères et les Sœurs continuent sur leurs lancées novatrices, à “sortir des temples” et n’hésitent pas à se rapprocher des diverses instances socioculturelles, pour apporter leurs lumières, en recevoir aussi, car, à l’évidence, la franc-maçonnerie n’a pas le monopole du savoir et de la connaissance. C’est en échangeant de la sorte, que nous participerons vraiment à l’éclairement de la cité.

J’ai évoqué la responsabilité du maçon en interne. Elle existe aussi en externe. Notamment en matière de publications. Toujours de mon point de vue, il faut veiller au contenu de ce que nous publions en direction du monde profane, auquel nous appartenons aussi. Il n’est pas bon que sous prétexte d’un symbolisme qui nous serait spécifique – et du lyrisme céleste de certains rédacteurs autour de nos Rites, qui n’en disent et demandent pas tant – notre mouvement puisse être mal à propos assimilé à quelque « créationnisme », utilisateur du même vocabulaire.

 Le grand public est désormais très sensibilisé au problème des sectes et, déjà alerté par l’affairisme maçonnique précité, un facile amalgame est toujours possible dans son imaginaire. Il est bon que soit encore et toujours mieux explicitée notre philosophie, promotrice de « la vie libre de l’esprit ». Partant, elle ne doit pas écarter les sciences humaines, comme la philosophie, la psychanalyse, la linguistique ou la sociologie – en constants progrès « opérationnels » – mais tout au contraire s’en rapprocher, en ce XXIème siècle.

Chacun, chacune de nous, parce qu’il est franc-maçon, franc-maçonne, a conscience de l’imperfection de la société des Hommes. Nous savons bien que la franc-maçonnerie ne changera pas le monde, mais en tentant de devenir meilleur, chacun, chacune, peut déjà changer son regard sur le monde. Certes, en l’observant, nous découvrons que la tâche à accomplir est immense. Rien ne s’est modifié depuis que Plaute, le philosophe et poète latin a dit le premier, il y a deux mille deux cents ans, que “l’homme est un loup pour l’homme”. Au cours des millénaires, l’homo erectus devenu sapiens a perdu sa fourrure, ses crocs, ses griffes, mais il a gagné en cruauté, grâce ou plutôt à cause, de son génie inventif. En attendant que notre cerveau atteigne les trois kilos d’intelligence pure annoncés dans quarante mille ans, les êtres inachevés que nous sommes, savons néanmoins parfaitement déchiqueter notre semblable, sans nos dents !

Un sinistre 11 septembre à New York nous a rappelé que la pulsion de mort, pointée par Freud, est toujours inscrite en l’homme au début de ce nouveau millénaire. Nous avons donc du chemin à faire pour détruire, cette part de loup, toujours blottie en nous. L’homme est soi-disant poussière d’étoile, mais son esprit diabolique pourrait finalement le réduire en cendres ! Sur cette planète que ne cessons d’abîmer jusqu’à en faire une porcelaine fêlée, qui de plus est en proie – au gré des intégrismes, des violences de toutes natures, des guerres à visée de conquêtes de territoires – à une crise de folie meurtrière, que pouvons-nous prétendre, nous les Frères et les Sœurs aux mains nues, évidemment très inquiets comme tous les citoyens ?

Tentons de garder notre calme. Espérons sans gémir. La tradition orale continue de nous enseigner que l’écoute et la parole demeurent à la fois nos armes et nos outils. Ils nous sont nécessaires pour poursuivre inlassablement notre mission de transmission au quotidien, d’individu à individu, de groupe à groupe, d’état à état. Pour retrouver l’indispensable union entre les peuples, faits de la même chair. Pour aller, encore et toujours, vers plus d’humanité et « d’humanitude », selon le superbe mot d’Albert JACQUART. Aujourd’hui, il n’y a plus de cathédrales à lancer vers le ciel, mais il reste des multitudes de passerelles et même de viaducs à construire afin de rapprocher les hommes. Il y a une deuxième dimension à donner à la pierre que, jusqu’à présent, nous n’avons appris qu’à empiler, pour atteindre, convenons-en, des cieux improbables.

Je ne veux offenser ici aucune croyance, aucun culte, mais seulement privilégier ce que j’appellerais la “reliance à mes semblables”. Une saine réflexion nous invite de la sorte à poser symboliquement des pierres devant nous en marchant, et à les jointoyer avec ce lien, ce ciment, que représente notre matière grise. “Les gens se sentent seuls, parce qu’ils construisent des murs plutôt que des ponts” dit opportunément la philosophe américaine, Katleen Norris.

C’est clair, parallèlement à la verticalité en place, il nous faut développer une plus grande horizontalité. Les traditions sont des “aides à mieux vivre ensemble” sans cesse à améliorer et en cela, constituent des suites de progrès qui traversent le temps. D’autres sont toujours à créer. La Tradition maçonnique, en tant que modèle de communication, peut relever ce défi. C’est à dire, nous entraîner à venir en loge apporter et chercher du désir, dont je parlais plus haut : cette fois du désir d’être, de penser, de faire, de partager, d’aimer, bien entendu. En toute liberté, mais aussi, en toute loyauté. Donner c’est recevoir, et inversement.

Pour les hommes et les femmes responsables de la cité, dont nous faisons partie par notre engagement même, encore et toujours, demain reste à inventer. Parce que, quoi qu’en pensent les pessimistes, la franc-maçonnerie, sur les bases précitées, est bel et bien toujours une tradition d’avenir ! Certes, nous n’empêcherons pas que notre Ordre fraternel puisse être perçu comme une chimère et nous de joyeux rêveurs. Pourtant, hier, un équipage comprenant le cosmonaute franc-maçon américain Eldwin Aldrin est allé sur la lune. A côté du drapeau américain, il y a planté un fanion porteur de l’équerre et du compas. Demain, d’autres cosmonautes iront sur Mars. Après-demain sur Vénus. L’inaccessible étoile est en vue ! La voûte étoilée de nos ateliers ne nous dit pas autre chose, lorsque nous levons les yeux vers elle. L’utopie est l’anti-chambre du réel !

« Au volant de ma voiture, vers mon domicile, vogue mon imaginaire. Il me revient l’image et les échos d’une loge que je fréquente, en banlieue parisienne. Une des plus anciennes de France, fondée en 1688, implantée bien avant les Constitutions maçonniques, et digne héritière des traditions militaires irlandaises. En fin de dîner, après nos « travaux masticatoires », monte la voix d’un ancien, vétéran de ce lieu chargé d’histoire. Je l’entends lancer joyeusement la devise qu’il lui a offerte et reprise en chœur par l’assistance. Avec et sans jeu de mots, elle définit à mes yeux et mes oreilles, les buts même de l’Art Royal : SEMER, ESSAIMER ET S’AIMER ! ».

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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