sam 23 novembre 2024 - 22:11

Rififi chez les bouddhistes ésotériques japonais

De notre confrère nippon.com – Par Sasaki Shizuka

Rivalité entre les écoles Tendai et Shingon

Arrivés au Japon depuis la Chine à la fin du VIIIe siècle, les nouveaux enseignements du bouddhisme ésotérique ont rapidement gagné de nombreux fidèles à la cour impériale. Durant les siècles qui ont suivi, les principales écoles de l’ésotérisme, Tendai et Shingon, ont coexisté comme rivales, toutes deux profondément entrelacées avec les structures de pouvoir de l’État et de la noblesse.

Il manquait au Japon une vision d’ensemble du bouddhisme

Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, le Japon du VIIIe siècle avait réussi à importer les trois éléments (les images bouddhiques, le « dharma » ou loi, et le « sangha » ou la communauté de moines) dont il avait besoin pour devenir un pays bouddhiste. Malgré cela, la forme japonaise de cette religion est restée bien différente des doctrines et des disciplines établies par le Bouddha historique Shakyamuni en Inde des siècles auparavant. L’avènement des nouveaux écrits Mahayana avait donné naissance à une multitude de différents bouddhas et boddhisatvas dans l’archipel.

Ils étaient traités comme de véritables objets d’adoration et imprégnés de mystérieux pouvoirs similaires à ceux des kami des traditions indigènes shintô du Japon. Les prêtres bouddhistes étaient révérés comme des personnalités puissantes, capables de lancer des invocations et des rituels pour invoquer les pouvoirs magiques des bouddhas. Dans le clergé japonais, il n’y avait que peu de traces de la communauté des moines telle qu’elle avait été envisagée dans le bouddhisme des origines : le sangha, dont les membres dévoueraient leur vie aux pratiques spirituelles pour échapper à leurs désirs illusoires et se libérer de leurs souffrances.

Depuis Nara, la capitale impériale, la cour avait fait construire des écoles et demandé à des moines d’étudier les doctrines bouddhiques afin de diffuser les enseignements dans tout le pays, mais également dans l’objectif de capitaliser sur les pouvoirs « magiques » de cette religion pour protéger l’État. Les philosophies et les lois du bouddhisme étaient divisées en six domaines et enseignées séparément. On croyait alors que les étudiants capables de maîtriser certaines doctrines obscures possédaient les habiletés nécessaires pour devenir prêtre bouddhiste. Les six domaines d’étude étaient connus sous le nom de Sanron, Jôjitsu, Hossô, Kusha, Kegon and Ritsu.

Chacun d’entre eux révélait un aspect secret des enseignements de Bouddha. Ces doctrines seront plus tard connues comme les Six écoles du sud. Les académies offraient un curriculum conçu pour former les prêtres et pour leur permettre de recevoir des qualifications reconnues par l’État, ce n’était donc pas des systèmes philosophiques complets qui auraient permis aux fidèles de comprendre l’univers bouddhique dans sa globalité. À cette période, le Japon manquait toujours d’un cadre philosophique permettant de réfléchir à l’essence de la religion, et d’avoir une véritable vision d’ensemble du bouddhisme.

Enryaku-ji – Daikodo.

L’école Tendai et le sutra du lotus

Cette situation a perduré de la fin du VIIIe siècle jusqu’au début du IXe, époque autour de laquelle la capitale impériale a été déplacée vers Kyoto. Autour de cette période, deux nouvelles philosophies qui semblaient encapsuler les enseignements bouddhiques avaient été introduites au Japon par des moines. Ces derniers avaient voyagé avec des ambassades vers la Chine des Tang pour étudier les derniers enseignements continentaux. L’un était le bouddhisme Tendai (« Tientai » en chinois), initié par Saichô (762-822). L’autre était l’école Shingon, amené par Kûkai (774-835). Ces deux courants allaient former le noyau du bouddhisme japonais pour les siècles à venir.

L’école Tendai représentait la forme la plus avancée de la philosophie religieuse de l’époque. Elle incorporait toutes les diverses formes de pensées bouddhiques qui avaient été importées depuis l’Inde vers la Chine dans une longue série d’échanges depuis le premier siècle de l’ère chrétienne. Contrairement aux écoles précédentes, l’école Tendai a établi des relations logiques compliquées entre ses différentes doctrines, et a cherché à atteindre une compréhension plus complète de l’univers bouddhique dans sa globalité.

Bien sûr, puisque ces doctrines avaient été créées par diverses personnes vivant en Inde à différentes époques, il n’y avait pas de façon claire de les combiner pour en faire un tout cohérent. Une fois mises ensemble, elles ne faisaient plus vraiment sens. Mais cela n’a pas empêché l’école Tendai d’utiliser toute la logique et les arguments à sa disposition pour tenter de les unir, et le sutra du lotus se trouvait au sommet de la compréhension du bouddhisme, selon ce courant de pensée. Tendai était une école chinoise née en dehors de l’histoire distincte de la religion en Asie de l’est. Il incorporait tous les différents sutras dans une hiérarchie ordonnée des textes, et le sutra du lotus était le plus vénérable de tous.

Ces nouveaux enseignements ont été adoptés dès leur introduction, et enseignés de manière systématique par Saichô. Le vaste cosmos bouddhique, que les Japonais n’en avaient eu alors qu’un aperçu, se révélait enfin dans toute sa gloire, dans une forme qui pouvait être comprise comme un seul système cohérent.

Enryaku-ji -Shoro.

L’enseignement suprême

Peu après ces événements, Kûkai est rentré au Japon depuis la Chine avec un nouvel ensemble de doctrines qui a formé les bases de l’école Shingon (mantra). Contrairement aux enseignements Tendai, le Shingon n’était pas une compilation des précédentes doctrines, c’était une nouvelle interprétation de la religion, connue sous le nom de bouddhisme ésotérique (mikkyô, ou « enseignement secret » en japonais).

Bâtie sur un nouvel ensemble d’écrits tantriques, cette école représentait la dernière étape de l’évolution du bouddhisme en Inde. Son apparition a marqué le point culminant d’un procédé historique durant lequel la religion s’est développée et a changé en incorporant et en surpassant les enseignements précédents. En tant que résultat final de ce procédé, le bouddhisme ésotérique s’est présenté comme une forme possédant le pouvoir spirituel suprême. Il a par conséquent pris place au sommet de toute la pensée bouddhique qui existait jusqu’alors.

Le bouddhisme original du Bouddha historique Shakyamuni enseigne qu’une personne doit se regarder de l’intérieur, et changer sa vie et sa destinée par ses propres efforts. Dans un monde dans lequel nul sauveur extérieur n’existe, il n’y a aucune autre solution. Mais durant les siècles qui ont suivi sa création, le bouddhisme Mahayana a commencé à être mis au premier plan, et des croyances mystiques et magiques sont venues s’ajouter aux enseignements originaux. Dans la forme ésotérique de cette religion, qui représente l’étape finale de cette évolution, les enseignements étaient si transformés qu’ils disaient désormais que l’on pouvait devenir Bouddha simplement en étant conscient de sa propre connexion avec l’énergie fondamentale de l’univers. Cette philosophie était presque impossible à différencier de l’hindouisme.

Enryaku-ji – Monjuro.

Les doctrines étaient devenues obscures et mystiques, et leurs secrets les plus profonds ne pouvaient être divulgués qu’aux individus qui avaient complété certains tests ou passé certains rites d’initiation. Et on croyait alors que cette expérience de l’union avec l’énergie de l’univers était quelque chose qui ne pouvait être exprimé ou expliqué avec des mots.

Kûkai avait apporté le bouddhisme ésotérique au Japon en tant que tout intégré, un système de pensée robuste et unique. Jusqu’alors, la forme japonaise de la religion avait été un mélange de pratiques et de rituels importés, appréciés en particulier pour leurs pouvoirs spirituels, presque magiques. Le bouddhisme ésotérique a donc été une révélation : c’était la version la plus profonde et la plus puissante de ces enseignements que quiconque avait encore connu au Japon. Cela semblait également plus cohérent que les doctrines de l’école Tendai, qui essayaient de combiner différents enseignements et de les présenter comme un tout unifié. Les fidèles de Saichô avaient également senti cela, et ils avaient commencé à ajouter ces éléments à leurs propres doctrines, dans le but de teinter de manière graduelle les enseignements de Tendai par l’ésotérisme.

C’est ainsi que deux formes différentes du bouddhisme ésotérique ont commencé à exister côte à côte au Japon : l’école Tendai, qui avait ajouté un peu d’ésotérisme à une fusion de différentes doctrines issues des écoles précédentes, et l’école Shingon, qui avait apporté les enseignements ésotériques au Japon en tant que tout unifié.

FondateurTemple principalEnseignements
Tendai
SaichôEnryaku-ji, mont Hiei (entre Kyoto et Ôtsu, dans la préfecture de Shiga)Tous les sutras sont arrangés par hiérarchie, avec le sutra du lotus au sommet.
Shingon
KûkaiKongôbu-ji, Kôyasan (préfecture de Wakayama)Le dernier stage de l’évolution historique du bouddhisme en Inde. Les fidèles cherchent à ne faire qu’un avec l’énergie de l’univers.

Les gens ordinaires en admiration devant les « Bouddhas vivants »

Il est important de rappeler que les Japonais de cette époque n’étaient pas au courant des changements qui avaient affecté le bouddhisme au fil du temps. Puisque les écrits bouddhiques qui avaient été apportés au Japon étaient les mots de Shakyamuni lui-même, ils étaient tous vus comme des parties légitimes de ses enseignements, bien que les religieux aient été d’accord pour admettre certaines différences de profondeur entre ces derniers. Les diverses écoles avaient toutes des réponses différentes à la question : « De toutes les saintes écritures, laquelle représente le mieux les paroles que le Bouddha essaye de transmettre ? » La réponse de Tendai était le sutra du lotus (en japonais Myôhô Renge-kyô ou Hokekyô, interprété de manière ésotérique). Pour Shingon, les documents les plus importants étaient les écrits tantriques tels que le sutra Mahavairocana (Dainichikyô) et le sutra Vajrasekhara (Kongôchô-kyô). À cette époque, l’histoire de la religion était méconnue, et les fidèles ignoraient pourquoi et comment ces traditions s’étaient développées. Les gens ne voyaient pas le bouddhisme ésotérique comme la dernière interprétation des enseignements, ou comme la dernière étape d’une longue évolution qui avait pris place tout au long de l’histoire bouddhique.

Kongôbu-ji – Temple Koyasan

Le bouddhisme ésotérique tend à valoriser la hiérarchie et l’autorité. Un de ses enseignements de base est que n’importe qui peut atteindre l’illumination au cours de sa vie en s’éveillant à la nature du Bouddha présent dans chaque être humain, et ce faisant, ne faire qu’un avec l’énergie de l’univers. Mais dans la réalité, cette expérience n’était possible que pour des gens possédant certaines qualités spéciales, et pour ceux qui avaient accompli des pratiques spirituelles rigoureuses, hors d’atteinte des gens ordinaires. Cela signifiait donc que la plupart des gens ne pouvaient espérer atteindre l’illumination par leurs propres efforts. À la place, ils devaient faire preuve d’admiration envers ces individus avec des pouvoirs extraordinaires et leur demander de l’aide pour obtenir une partie de leur mérite ici et maintenant. Le bouddhisme ésotérique enseigne qu’il y a essentiellement deux types de personnes dans le monde : une minorité d’êtres saints, ou de « bouddhas vivants », qui ont réussi à s’unir à l’univers, et une masse de gens ordinaires dont le meilleur espoir est de recevoir le don du bonheur en rendant hommage au petit nombre de personnes bénies dotées de talents particuliers. Le monde était donc bâti sur un système hiérarchique. Dans un sens, cette structure peut être vue comme une conséquence naturelle du fait que cette version du bouddhisme s’était développée sous une forte influence de l’hindouisme, qui comporte un système de caste sanctionné par la religion.

Dans les siècles qui ont suivi, les courants du bouddhisme japonais ont tous hérité de cet aspect du bouddhisme ésotérique. Ils se sont donc développés dans le même cadre de base, qui divisait le monde en deux groupes : une minorité de personnes spéciales dotées de qualités et de dons extraordinaires, et une masse de gens ordinaires dont le seul espoir était de recevoir un peu de leur mérite en les vénérant. Un exemple classique de cette tendance a pu être observé durant la Seconde Guerre mondiale, quand les écoles bouddhistes du Japon ont toutes acceptées d’accorder à l’empereur une autorité et un pouvoir quasi-divin, et ont collaboré à la poursuite de la guerre. Ce comportement émanait de cette même compréhension des enseignements bouddhiques.

Kongôbu-ji – Koyasan.

Le bouddhisme ésotérique et les nobles de la cour

À partir du VIIIe siècle, les écoles Tendai et Shingon ont joué un rôle déterminant dans le développement du bouddhisme japonais. Puisque ces deux écoles avaient beaucoup de respect pour l’autorité, elles avaient naturellement tendance à valoriser les relations de proximité avec le pouvoir d’État, incarné par la figure de l’empereur. Il serait juste de dire que les deux écoles ont lutté l’une contre l’autre dans un jeu de tir à la corde afin d’obtenir les faveurs de l’empereur. Pendant ce bras de fer, les écoles du bouddhisme de Nara se sont alliées à Shingon, en réaction à ce qu’elles estimaient être un manque de respect de la part de l’école Tendai : cette dernière avait établi son temple principal à proximité d’eux, dans la ville de Kyoto.

JKongôbu-ji – ardin de pierres.

Les deux écoles principales du bouddhisme ésotérique, Tendai et Shingon, ont alors poursuivi une coexistence difficile en tant que rivaux au sein d’une structure d’autorité avec au sommet, l’empereur et la cour des nobles. Les principales caractéristiques du bouddhisme japonais à cette étape étaient les suivantes.

  1. Il n’y avait pas de sangha mené selon le code disciplinaire du Vinaya Pitaka, et pas de règles strictes pour gouverner les vies quotidiennes des moines et des prêtres. Ceci continue à être une des caractéristiques du bouddhisme japonais aujourd’hui encore.
  2. En terme de philosophie, la forme japonaise de la religion a hérité des traditions de l’école Mahayana, mais elle a essentiellement évolué dans le cadre du bouddhisme ésotérique, qui faisait une discrimination entre une petite caste de personnes ayant des capacités spéciales et un entraînement particulier, et le commun des mortels.
  3. La religion avait été amenée à former des alliances et des liens étroits avec le pouvoir et l’autorité politique. Cette situation a continué ainsi pendant trois siècles, jusqu’à ce que le pouvoir commence à s’éloigner de la cour des nobles pour arriver dans les mains des samouraïs, et plus tard, du peuple.

Le bouddhisme lui-même a commencé à changer, donnant naissance à une grande diversité de courants. Dans les prochains articles de cette série, nous étudierons les circonstances et les conséquences de cette évolution.

(Photo de titre : une statue de Kûkai, qui a introduit le bouddhisme ésotérique de l’école Shingon au Japon)

1 COMMENTAIRE

  1. Article très intéressant sur le bouddhisme ésotérique au Japon dont on ne parle que rarement.
    A titre personnel c’est revenant en France après de nombreuses années au Japon, où j’ai pratiqué le bouddhisme Shingon, que je me suis posée la question de savoir si une école similaire existait ici en Occident… et que j’ai découvert et suis entrée en F.M.
    Et voici plus de quinze ans maintenant que je constate que cette école bouddhiste est décidément très proche de notre initiation.

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