J’étais en Loge hier soir, et à l’occasion d’une cérémonie importante pour la vie de mon atelier, nous avons porté des santés. Dans notre jargon très imagé, nous parlons de «tirer une salve», avec la «poudre» (autrement dit le vin). En toute modération, bien évidemment. Déjà que notre démarche maçonnique nous rend sceptiques, il ne faudrait pas non plus développer des crises de foi!
Parmi les santés rituelles que nous tirons, il y en a une très importante, celle à la République Française. Et oui. Nous sommes loyaux envers la République, en dépit des bêtises diverses colportées par les complotistes obtus. Je parle bien de République, pas forcément du pouvoir.
En fait, la réalité historique est un peu plus subtile et plus complexe, car elle dépend du Rite pratiqué. Je vous invite à lire les travaux de l’historien et essayiste André Combes, qui apportent un éclairage sur ces liens. Si je devais résumer très vite ce que j’ai pu lire et observer, je dirais que les Maçons de Rite Français ont tendance à être proches du pouvoir, alors que les Maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté ont plutôt tendance à s’éloigner du pouvoir, voire à être opposés au pouvoir, quel qu’il soit. Travailler au Rite Français rendrait procyclique, alors que travailler au Rite Ecossais Ancien et Accepté rendrait contracylique.
Bien entendu, il faut bien distinguer fidélité aux institutions et rapport au pouvoir. Nous pouvons être employés par une institution ou une collectivité (ce qui est mon cas, en tant que fonctionnaire territorial), mais en aucun cas nous n’en sommes dirigeants par principe. Ni influenceurs. L’influence des grandes obédiences se limite à des conférences publiques, des communiqués de presse, et rien d’autre. On pense que les Francs-maçons ont encore un poids politique ou institutionnel. Si cela était vrai sous la IIIe République, il n’en est plus rien actuellement.
Quel que soit le Rite pratiqué, le rituel nous engage à adopter un comportement civil et loyal envers la République. Les serments que nous prononçons sont très explicites.
Mais quand nous voyons ce que nos dirigeants actuels font des institutions de notre pays, il y a de quoi s’alarmer, et s’interroger sur la portée de notre serment.
Ainsi, en écoutant les informations, j’ai entendu parler comme tout le monde de la privatisation des autoroutes et des scandales associés. J’ai aussi entendu parler de la future privatisation des barrages hydro-électriques 1. Des représentants de l’Etat bradent le patrimoine de notre pays à des entreprises déjà puissantes. Pire, les mêmes représentants offrent des installations stratégiques à ces mêmes entreprises. Sans compter la privatisation future de biens publics tels que l’école. Au nom de la dette, me dit-on d’un côté, et me dit-on de l’autre, au nom de l’Acte Unique Européen, signé en 1986, acte fondateur du marché unique et établissant entre autres le principe de concurrence libre et non faussée.
Concernant la dette publique, on écrit un certain volume d’idioties. Je vous invite à lire le Traité d’Economie hérétique de Thomas Porcher, qui permet de remettre les pendules à l’heure sur cette question. Je vous recommande également la Fête de la Dette, spectacle et barbecue annuels, animés par l’humoriste Christophe Alévèque à Paris, pendant lequel ce dernier explique à sa manière les tenants et aboutissants de l’économie. Au fil de ces lectures, vous comprendrez, je l’espère, que le principe de concurrence libre et non faussée ne peut pas fonctionner, et qu’utiliser des éléments de microéconomie dans un problème de macroéconomie relève d’une erreur très grave de raisonnement. Le problème est que cette erreur de raisonnement et l’idéologie associée (le néo-libéralisme et le national-libéralisme) sont les théories les plus enseignées dans les écoles, les lycées, les universitaires, les instituts politiques ou les écoles d’administration et par conséquent les plus répandues, ce qui en fait une doxa. Doxa impliquant des décisions au détriment des citoyens. Car ces choix techniques ont un impact majeur et réel sur le monde.
Soit les choix d’économie et de société sont fait dans l’ignorance crasse des réalités du monde (privatisation des autoroutes, destruction progressive des trains régionaux, abandon des services publics), soit ils sont faits au contraire en toute connaissance de cause… Quoi qu’il en soit, dans tous les cas, ce sont les citoyens qui trinquent en assistant impuissants à la dégradation organisée des services publics. Au nom de quoi ? On l’ignore…
Petit exemple : il devient impossible de faire la moindre démarche ferroviaire, comme renouveler un abonnement, changer ou acheter un billet de train dans les petites gares de campagne, les guichets étant fermés le week-end, et ouverts en semaine aux heures de bureau (et encore…). Sans compter l’état des trains ou des voies.
Or, et on tend à l’oublier, les services publics sont en France les institutions garantes de l’égalité citoyenne sur tout le territoire: accès aux soins pour tous, droit à la mobilité pour tous, égalité de traitement, etc.
L’universitaire Christopher Lasch écrivait dans son ultime opus, la Révolte des Elites, que la principale menace envers la démocratie était «le déclin ou l’abandon des institutions publiques dans lesquelles les citoyens se rencontrent en égaux». Je pense que les cris d’alarme lancés par les différents corps de fonctionnaires en souffrance ou les actualités récentes (fermetures de maternités, de tribunaux, de centres des impôts etc.) devraient nous avertir de ce qui gronde, peut-être plus que les cris de colère des Gilets Jaunes.
En fin de compte, nos dirigeants et représentants élus, avec parfois la complicité de leur administration, donnent l’impression d’utiliser leurs postes pour brader le patrimoine commun et démanteler les services publics dans le but de servir des intérêts particuliers ou de classe, au détriment de l’intérêt général (en dépit du fait qu’ils ont été élus pour ça).
Et si j’en reviens à ma réflexion sur la loyauté, s’il devait s’avérer que les dirigeants de la haute administration bradaient le patrimoine stratégique national à des intérêts privés en remerciement de cadeaux (ce qu’un juge pourrait qualifier de haute trahison) ou dévoyaient leurs mandats pour servir leurs intérêts propres et non l’intérêt général, mon serment de loyauté prendrait alors un goût bien amer…
Je pleure, mais j’ai dit.
A mon humble avis, la loyauté vis à vis du pouvoir civil des loges maçonniques est liée à l’origine même de la grande Loge Unie d’Angleterre qui dès le départ au début du XVIIIème siècle s’est placée sous la protection de la royauté anglaise.
En France, cela a été de même avant la révolution puis le lien a été réactivé du fait de l’ingérence napoléonienne dans les tentatives d’unification des obédiences ; la réticence du Suprême Conseil puis l’implication de certaines loges parisiennes dans la Commune de Paris ont compliqué l’adhésion à ce lien ; sous la IIIème République cela a été plus facile mais ensuite on constate une nouvelle dégradation due à l’implication de certains dignitaires dans l’aventure vichyste. De sorte qu’aujourd’hui bien que la tradition persiste, de nombreux maçons français n’y accordent plus beaucoup d’importance.
En vérité, on voit bien que l’engagement politique ne se marie pas très bien avec l’engagement maçonnique. Il s’agit de deux planètes qui n’ont pas beaucoup de points communs. La politique divise alors que nous cherchons à nous aimer ! La IIIème République a fait beaucoup de mal à la Franc-Maçonnerie : elle a introduit le virus de la corruption et aujourd’hui encore on voit que les conflits d’intérêts sont courants. La fraternelle parlementaire est pour le moins suspecte ! Non vraiment la politique dans les loges c’est pas joli ! Mais le virus est là et cela va sûrement pas s’arrêter là !