sam 21 décembre 2024 - 15:12

Du rire maçonnique

J’étais en Loge hier soir, mais au théâtre. Oui, il m’arrive de sortir et même d’avoir une vie sociale, aussi étonnant que cela puisse paraître. Je suis allé écouter un jeune humoriste de stand-up. C’était intéressant, j’ai bien ri (ce qui est assez rare, je suis connu pour mon grand sérieux). Mais j’ai trouvé le texte, l’humour un peu gentillet.

En fait, l’humour devient plan-plan, trop gentil. On ne doit plus se moquer des « classes opprimées », paraît-il. Par classe opprimée, j’entends tout ce qui n’appartient pas à la catégorie des mâles, blancs, bourgeois, chrétiens, hétérosexuels, bref, tout ce qui n’est pas dans la classe des « mâles blancs dominants ». Ca en fait, du monde. Je précise que la demande ne vient pas forcément des « classes opprimées », mais plutôt des classes dominantes, qui s’estiment gardiennes de la bien-pensance ou encore arbitres des élégances. J’ai encore en mémoire un sketch de l’humoriste Stéphane Guillon à propos du handisport. Comme souvent, Stéphane Guillon a été voué aux gémonies par les gens bien-pensants et valides. Mais étrangement, les associations de handisport et les associations de handicapés ont plutôt apprécié qu’on se moque ainsi d’eux (on parle de relation de plaisanterie, en ethnologie, qui instaure un rapport d’égal à égal), plutôt que d’être considérées avec condescendance. Pour une fois que l’humour permet d’élever plutôt que de rabaisser !

Je trouve malheureux que désormais, il se soit constitué une police de la pensée, qui nous fait ressembler à la société américaine, ce qui n’est pas un compliment. Il ne faut pas se moquer de telle ou telle classe supposée opprimée par la classe dominante, au motif que ce serait « méchant ». Donc, plus de blagues sur les Belges (même si leurs médias ou leur vie politique ne nous aident pas), plus de blagues sur les handicapés (ça ne va pas plaire à un prof de maths que j’ai connu et qui qualifiait ses élèves de « trisomiques 20,9 » ou mon prof de sport en lycée qui qualifiait ma classe de « déficients mentaux »), et bien évidemment, plus de blagues sexistes. L’humoriste et homme de télévision Tex en sait quelque chose (i). On va proscrire aussi toutes les blagues sur les corps de métiers, les fonctionnaires, les communautés diverses et variées (qui n’appartiennent pas aux « mâles blancs dominants »), les politiques… En fait, on ne va garder que les blagues Carambar pour s’éviter les poursuites!

Le vrai secret serait plutôt de « rire avec », plutôt que « rire de ». Pierre Desproges l’avait bien compris, lui qui disait « on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui ». D’ailleurs, à notre époque, je crains que Desproges ne soit censuré, frappé d’interdit ou mis à l’index par les gens bien-pensants-comme-il-faut. Et ne parlons pas de Coluche !

En fait, j’ai l’impression que l’humour est intimement lié à la morale, et que ce qui est humoristiquement acceptable dépend de la classe dominante, tout comme ce qui est moralement acceptable. Ce qui implique de facto une date de péremption de l’humour, ou plus précisément, une relativité de l’humour dépendant du contexte. Tout comme la morale, il n’existe pas d’humour absolu.

Malheureusement, je crains que l’on n’ait oublié quelques principes fondamentaux du rire : le rire provient toujours d’une chute, ainsi que l’a démontré Bergson dans ses écrits. On en a oublié aussi sa fonction cathartique. Le rire permet en effet de mettre le doigt sur la plaie. C’était d’ailleurs la fonction du Fou du roi : dire certaines vérités, parfois déplaisantes pour le pouvoir ou la cour, mais sans jamais être pris au sérieux. L’autre clé de l’humour réside dans l’interprétation. Si on prend la saillie d’un humoriste à la lettre (ce qui est aussi stupide de prendre un texte religieux à la lettre), bien sûr, il y a de quoi hurler. Il est paradoxal que dans une civilisation qui communique de plus en plus par l’image, on ne comprenne l’image que par la lettre, et sans l’esprit. Je ne puis m’empêcher de penser à une manifestation de la pulsion de mort, quand je vois les censeurs, moralistes et autres social justice warriors qui tentent d’empêcher quiconque de rire.

A y bien regarder, rire, c’est bouger, c’est remettre en cause l’ordre établi, c’est s’animer, c’est animer. Avoir de l’esprit, c’est analyser, détourner, décaler. Rire, c’est être libre ! Bref, tout ce que la pulsion de mort nous fait détester. J’en viens à penser que les censeurs et autres garants de moralité sont des gens qui n’aiment pas la vie, entièrement sous l’emprise de la pulsion de mort, vivant dans « l’attrait de l’inanimé ».

J’en viens à une question lancinante. Rire et Franc-maçonnerie sont-ils compatibles ? Un des Frères de Loge qui, ironie du sort, va plancher sur la question (même le Grand Architecte de l’Univers a de l’humour) m’a expliqué que non. J’adresse toute ma compassion à ce Frère qui m’a expliqué fort sérieusement qu’on ne venait pas en Loge pour rigoler…

Bien entendu, je ne suis pas d’accord. Ne dit-on pas à la fermeture des travaux « que la joie soit dans les cœurs » ? D’ailleurs, de grands humoristes ont été Francs-maçons : Pierre Dac, Achille Zavatta… Notre démarche de questionnement nous permet de mettre une certaine distance et ainsi de développer un certain sens de l’humour. Et le secret qui entoure nos travaux nous permet de parler librement, sans les foudres des censeurs en tout genre !

A propos d’humour, je me souviens ainsi de la dernière conversation que j’ai eue avec mon parrain. En lui passant un coup de fil, il m’avait dit être hospitalisé pour une batterie d’examens. Il m’avait dit en riant « moi qui n’avais plus vu un médecin depuis 40 ans, je suis en train de me rattraper ». Il est décédé quelques jours après…

En fait, l’humour est ce qui nous humanise, le rire aussi. Rire permet une mise à distance salutaire et même de prendre un peu de hauteur. Parfois, quand c’est bien fait, l’humour permet aussi de remettre en question l’ordre établi. Le rire provient toujours d’une chute, et donc sera au détriment de quelqu’un ou quelque chose. Celui qui fait rire ou qui rit aura donc une certaine responsabilité, mais comme la responsabilité est indissociable de la liberté, en fait, rire, c’est être libre !

Allez, n’oubliez pas cette morale : « faites l’humour, pas la guerre » (ii).

J’ai dit.

(i)-Tex a été congédié de France Télévisions après une blague jugée de mauvais goût : « Vous savez ce qu’on dit à une femme qui a déjà les deux yeux au beurre noir ? (…) On lui dit plus rien, on vient déjà de lui expliquer deux fois ! » Blague certes douteuse, qui met la lumière sur la violence faite aux femmes, mais sans nécessairement la cautionner…

(ii) -j’emprunte ce trait d’esprit à Marcel Gotlib, René Goscinny et bien évidemment Frédéric « Fred » Aristidès).

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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