ven 26 décembre 2025 - 19:12

« Cité des ombres » : la lettre « G » de La Pedrera, ou quand Netflix rouvre la porte des Loges

La Catalogne, et Barcelone en particulier, est devenue chez Netflix une matière romanesque à part entière : un territoire où la pierre garde mémoire, où la mer borde les destins, où l’Histoire laisse des traces plus tenaces que les hommes. On l’avait déjà éprouvé avec La Cathédrale de la mer, dont l’action se déploie dans le Barcelone du XIVᵉ siècle, au cœur du quartier de la Ribera, quand la ville bâtit Santa Maria del Mar à hauteur d’hommes : celle des bastaixos, ces porteurs du port qui charrient les pierres depuis la grève jusqu’au chantier, dans une Catalogne travaillée par les hiérarchies, la violence sociale, l’Inquisition et les fractures d’un temps où la foi, le pouvoir et la survie s’entremêlent.

Casa_Milà,_general_view

Après cette fresque des grandeurs et des blessures médiévales, la plateforme revient à la même ville par une autre entrée, plus nocturne, plus nerveuse : celle du polar contemporain, de la ville-vitrine et de la ville-plaie, de la beauté comme façade… et de l’architecture comme piège.

« Cité des ombres » choisit d’emblée un geste qui n’est pas seulement spectaculaire…

Il est scriptural. Le crime s’exhibe, puis il s’écrit. Et il s’écrit à La Pedrera, ce qui n’a rien d’anodin, parce que ce lieu est déjà, avant même le polar, une phrase en pierre.

Antoni Gaudí_(1878)

La Pedrera, Casa Milà, de son vrai nom, est l’un des grands édifices civils l’architecte catalan Antoni Gaudí i Cornet (1852–1926), posé sur le Passeig de Gràcia, dans l’Eixample, comme un bloc de nature arraché à la ville régulière. Son surnom catalan signifie littéralement « la carrière de pierre », tant sa façade ondulante, faite de masses calcaires, donne l’impression d’une falaise vivante, taillée par les vagues plutôt que par des hommes.

Construite entre 1906 et 1912, cette “maison” est en réalité une révolution, et l’on comprend pourquoi dès qu’on la replace dans la trajectoire d’Antoni Gaudí, grand visage du modernisme catalan, dont l’œuvre a marqué durablement Barcelone par une inventivité technique et formelle hors norme.

À ce titre, l’UNESCO a reconnu une « contribution créative exceptionnelle » de son travail au développement de l’architecture et des techniques de construction, et a inscrit, sous l’intitulé « Œuvres de Gaudí », sept ensembles majeurs au patrimoine mondial, parmi lesquels figurent précisément Casa Milà (La Pedrera), mais aussi le parc Güell, le palais Güell, Casa Vicens, Casa Batlló, la façade de la Nativité et la crypte de la Sagrada Família, ainsi que la crypte de la Colònia Güell.

Dans cet édifice, Antoni Gaudí pousse l’idée d’un habitat organique : on y circule comme dans une grotte éclairée de l’intérieur. Deux cours creusent le volume et y font entrer l’air et la lumière ; les étages se libèrent des contraintes classiques grâce à des solutions structurelles audacieuses ; et tout, jusqu’aux balcons de fer forgé, tordus comme des algues, semble rappeler que l’architecture n’est pas une simple enveloppe, mais une respiration.

Casa_Milà_(Barcelona)_balcony

Mais La Pedrera, c’est surtout un sommet symbolique

Le toit-terrasse, peuplé de cheminées et de gaines de ventilation qui prennent des allures de silhouettes, de sentinelles, de guerriers minéraux. On y marche comme sur une crête, entre dunes et statues, avec l’impression d’être observé par la pierre elle-même. Et sous ce toit, l’attique déroule ses arches caténaires de brique, comme une nef de carcasses et d’os, preuve que chez Gaudí, la structure est déjà une esthétique et l’esthétique, une métaphysique.

Casa Milà (La Pedrera)

Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO (avec d’autres œuvres d’Antoni Gaudí), La Pedrera n’est pas seulement un monument beau. C’est un lieu sur-signifiant, un bâtiment qui appelle naturellement le déchiffrement.
C’est précisément pour cela qu’elle est un point de départ parfait pour une série qui veut faire de Barcelone une ville-signe. Quand « Cité des ombres » y place un corps en flammes, l’enquête bascule aussitôt dans une ville-livre : chaque façade semble porter une phrase clandestine, chaque courbe paraît contenir une intention, chaque ombre portée devient suspecte.

Milo Malart Cité-des-Ombres-Bande-annonce-VF-Netflix-YouTube capture d’écran

Milo Malart, policier en disgrâce, est rappelé et se voit adjoindre Rebeca Garrido, jeune sous-inspectrice au profil “américanisé”, rompue aux réflexes du profilage, à la procédure et à la lecture froide des faits. Une manière pour la série d’opposer, dès les premiers pas, la méthode et l’instinct, le protocole et l’intuition. Duo sous tension, enquête sous pression, Barcelone sous projecteurs… et, déjà, cette autre force qui pèse sur l’affaire, plus insidieuse que le meurtrier lui-même : la faim des récits, la frénésie médiatique, l’envie collective de tenir une explication avant d’avoir tenu un fait. Car à La Pedrera, tout est fait pour que l’imaginaire s’emballe : le lieu ressemble déjà à un symbole. Il suffit d’un signe de plus, d’une lettre taguée sur le trottoir d’en face, d’un « G »* jeté au sol, pour que la ville entière se mette à lire… trop vite.

Rebeca Garrido-Cité-des-Ombres-Bande-annonce-VF-Netflix-YouTube-capture d’écran

Le roman-source : un polar de pierre, de feu et de pouvoir

La mini-série s’inscrit dans le sillage du Bourreau de Gaudí d’Aro Sáinz de la Maza. Un grand polar urbain qui fait de Barcelone un personnage, et de ses beautés une scène de vérité. Le point de départ cloue le regard : un notable retrouvé brûlé vif, suspendu au balcon de La Pedrera. Mauvaise publicité, timing infernal, ville au bord de la panique et, pour calmer la tempête, on rappelle l’électron libre : Malart, cabossé, intuitif, indocile, rongé par une faille intime qui le rend à la fois vulnérable et dangereux, donc précieux.

Ce que le roman, et la série, racontent avec une noirceur très actuelle, c’est une Barcelone “réussie” qui demande pourtant l’addition : corruption, inégalités, zones de non-droit symboliques, cynisme politique, mœurs mondaines, et cette ville devenue produit touristique, parfois au prix d’expropriations, de renoncements, de fractures silencieuses. La chasse au tueur devient alors une chasse au vrai visage d’une cité qui se maquille, et qui, sous la lumière, cache encore des couloirs d’ombre.

Six épisodes, six lieux : l’itinéraire gaudinien

Amis lecteurs, rassurez-vous nous ne livrerons pas la clé…

Casa Milà, détail toit-terrasse

La grande idée formelle de « Cité des ombres » est là : les six épisodes portent des noms de lieux gaudiniens. Comme une colonne vertébrale… Structurant , non ? Chaque monument devient un chapitre, chaque chapitre un seuil, et l’enquête avance comme on avance dans un labyrinthe de pierre.

La Pedrera_(1911)

Épisode 1 – Casa Milà – La Pedrera
Le choc initial. Le feu, la panique, le retour contraint de Milo. La série installe d’emblée la double Barcelone : splendide et sordide, temple et théâtre. Et elle dépose aussi, très vite, le grain de sable qui va enflammer la machine à soupçon : une marque, une signature, un signe.

palau-guell

Épisode 2 – Palau Güell
Une autre figure publique disparaît. La mécanique se met en place : hiérarchie nerveuse, opinions impatientes, et le récit médiatique qui colonise l’enquête. Mauricio veut “tenir” l’affaire, la raconter avant qu’elle ne se comprenne : la vérité doit désormais lutter contre le spectacle.

Épisode 3 – Cripta de la Colònia Güell
L’affaire se densifie. Appel mystérieux, premier suspect, frictions internes : la série travaille la notion de “crypte” au sens large — ce qui est enfoui, ce qui se garde, ce qui commande depuis l’arrière-scène. Ici, on comprend que l’enquête ne sera pas seulement policière : elle sera morale.

Parc Guell

Épisode 4 – Parc Güell
Un nouveau corps calciné confirme qu’il y a un protocole. Ce n’est pas un déchaînement, c’est une composition.

Reptil_Parc_Guell_Barcelona

Et les images commencent à faire vaciller la confiance : qui documente ? qui manipule ? qui fabrique l’histoire pendant qu’on la vit ? La série rappelle une chose simple et terrifiante : le montage peut devenir un crime parallèle.

Épisode 5 – Pabellones Güell
Le récit se resserre, plus violent, plus intime. Milo est mis à l’épreuve, l’assassin resserre l’étau, et Mauricio redevient un point d’attraction. La chasse se retourne parfois : on ne traque plus seulement un homme, on traque une mécanique — et chacun paie le prix d’avoir approché trop près du centre.

Sagrada_Familia

Épisode 6 – Sagrada Família
Le temps devient menace. Le lieu le plus symbolique, le plus exposé, le plus “regardé”, se charge d’une tension particulière. Milo et Rebeca courent moins pour “attraper” que pour empêcher l’irréparable. La dernière porte, je te la laisse fermée : Cité des ombres mérite d’être traversée sans qu’on te tienne la main jusqu’au dénouement.

Cruz_cuatro_brazos

La lettre « G » : la piste maçonnique et le piège du soupçon

Le détail qui aimante le regard, dès l’ouverture, c’est ce G gravé comme un sceau. La série l’utilise avec intelligence : non comme preuve, mais comme déclencheur. Et c’est là qu’un regard maçonnique devient utile, non pour “se défendre”, mais pour rectifier la lecture.

Car le symbole n’est jamais une preuve. Il est une porte. Une porte qui n’est pas faite pour enfermer un coupable, mais pour ouvrir un travail. Or, notre époque a une faiblesse : elle confond volontiers secret et influence. Dès qu’apparaît un signe réputé initiatique, l’imaginaire collectif glisse vers l’idée de réseau, de protection, de puissance. Dramatiquement, c’est parfait. Initiatiquement, c’est un piège.

La lettre « G », dans l’imaginaire peut-être, mais chez les Francs-Maçons surtout, concentre plusieurs strates :

Arts libéraux
Arts libéraux : Géométrie
  • G comme Géométrie : non l’aridité du calcul, mais la géométrie comme langue du monde, art de bâtir juste, science des proportions, morale de la mesure.
  • G comme Grand Architecte (le God de Dieu) : non une étiquette confessionnelle, mais le rappel d’une verticalité intérieure, d’un “au-dessus de soi” qui oblige, qui empêche de réduire l’homme au seul utilitaire.
  • Et la zone ouverte, que la fiction adore : Gnose, Génération, Génie champ interprétatif qui nourrit le mystère, mais qui exige une éthique, parce qu’on ne joue pas avec les symboles comme avec des allumettes.

D’où la nuance capitale que la série suggère, parfois sans la formuler : Netflix ne dit pas forcément “le tueur est maçon”. Il dit plutôt : « le tueur veut que vous pensiez maçonnerie. »

Dieu-Grand-Architecte-dans-une-enluminure-medievale-c.-1250.

Autrement dit, la maçonnerie devient une hypothèse fabriquée, injectée dans l’enquête comme on injecte un virus dans la conversation publique : pour détourner, pour exciter, pour diviser, pour pousser la cité à chercher une explication totalisante plutôt qu’un fait.

Et c’est précisément ce que Cité des ombres réussit, au fond : montrer comment un symbole peut devenir projectile ; comment l’ombre se déguise en explication ; comment une ville – comme un Temple profané peut être utilisée pour produire du soupçon.

La rectification maçonnique est alors simple, mais exigeante : une loge n’est pas un bureau d’influence. C’est un atelier. On y apprend moins à tenir le monde qu’à se tenir soi-même. Le secret, au sens initiatique, n’est pas la dissimulation d’un pouvoir : c’est une pédagogie de l’expérience, un art de la lenteur, un chemin de transformation. La lettre gravée ne prouve rien. Elle convoque. Elle appelle. Elle met au travail.

Et si la lettre « G » fonctionne si bien à l’écran, c’est précisément parce qu’il demeure ambigu. Dans cette ambiguïté, la série tend un miroir au spectateur et, d’une certaine manière, au franc-maçon : la première bataille n’est pas contre “l’Ombre”, mais contre les lectures paresseuses.

Titre original : Ciudad de sombras
Créée par Jorge Torregrossa
Avec Isak Férriz, Verónica Echegui, Ana Wagener
Nationalité Espagne /2025 | 50 min | Thriller / Netflix, le site

*Au terme de « Cité des ombres », le « G » tagué à La Pedrera mérite d’être repris non comme un clin d’œil, mais comme une épreuve de lecture.

Dans La symbolique de la lettre G (1907), Édouard de Ribaucourt, le « « Z » est au centre de l’Étoile flamboyante et d’un triple cercueil : signe que la connaissance ne s’acquiert qu’au prix d’efforts répétés, de la rupture avec les dogmes et de la conquête de la pensée libre.

Édouard de Ribaucourt (1865–1936), né à Payerne en Suisse et mort à Paris, fut un universitaire et philosophe, également médecin, titulaire de plusieurs doctorats et enseignant à la Sorbonne. En mars 1896, à l’âge de 30 ans, il reçoit la lumière au sein de la loge « Les Amis des Allobroges » au Grand Orient de France. Il fonda, en septembre 1913, la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies Françaises (GLNIR) devenue la Grande Loge nationale française en 1948, et rappelle que la lettre « G » n’est pas posée n’importe où : elle apparaît au centre de l’Étoile flamboyante, elle-même enchâssée dans un triple appareil mortuaire,trois cercueils symboliques, comme si le signe n’était accessible qu’au prix d’un dépouillement répété, dans le passé, le présent et l’avenir.

Autrement dit, avant d’être un indice, le « G » est une ascèse. Il n’indique pas un coupable ; il désigne un travail.

Ce qu’Édouard de Rbaucourt pointe avec une force très actuelle, c’est le danger des lectures rapides : on ne touche le cœur du symbole qu’après s’être “triplement” débarrassé des trois tyrannies qui fabriquent le faux sens, le fanatisme dogmatique, la tyrannie des formules sociales, l’ignorance.

Édouard_de_Ribaucourt, en 1935

Le « G » devient alors la lettre de la lumière et de la liberté, non pas liberté de tout dire, mais liberté de penser juste : une pensée dégagée des préjugés, stabilisée par l’amour d’une vérité “scientifiquement recherchée”, et assez forte pour refuser qu’un signe soit transformé en accusation.

Dans cette perspective, le génie (et le poison) de la série apparaît clairement : l’assassin ne veut pas seulement tuer, il veut faire croire, faire projeter, faire délirer une ville entière à partir d’une lettre. Or la leçon maçonnique du « G », telle qu’Édouard de Ribaucourt la déplie, dit exactement l’inverse : un symbole n’est pas une preuve, c’est une méthode. Il ouvre, il n’enferme pas. Il appelle la rectification plutôt que le soupçon. Et si la fiction “rouvre la porte des Loges”, c’est à nous de rappeler que la vraie porte ne s’ouvre ni par la peur ni par le fantasme, mais par cette discipline intérieure qui transforme l’ombre en question — et la question en lumière.

Veronica-Echegui-at-the-2017-Miami-International-Film-Festival

Netflix rend hommage à Verónica Echegui, nom de scène de Verónica Fernández de Echegaray, actrice espagnole née le 16 juin 1983 à Madrid et décédée le 24 août 2025 à l’âge de 42 ans.
Révélée par Yo soy la Juani, elle avait été nommée au Goya du meilleur espoir féminin en 2007, puis à nouveau distinguée par une nomination au Goya de la meilleure actrice pour Katmandou, un miroir dans le ciel. Elle est morte d’un cancer, à l’hôpital madrilène 12 de Octubre, à 42 ans.

 Illustrations :  Wikimedia Commons ; IA

La BA : Cité des ombres, NETFLIX

Sacrada Familia
Sagrada_Familia_Interior

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.
Article précédent

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES