Dans Le Christophore, Kinthia Appavou ouvre un espace étonnamment ample, où la figure de saint Christophe se déploie comme un véritable itinéraire initiatique. Ce qui pourrait n’être qu’un opuscule de dévotion locale – parti de Cergy Saint-Christophe, où l’autrice habite – devient une enquête historique, symbolique et mystique sur ce personnage double, à la fois cynocéphale venu d’Orient et géant portant l’Enfant-Dieu à travers les eaux. La vie légendaire de saint Christophe remonte, rappelle Kinthia Appavou, aux premiers siècles du christianisme, temps de tensions, de controverses et de persécutions, où la jeune Église cherche à affirmer son identité au milieu des anciennes croyances.

C’est dans cet entre-deux que naît la figure déroutante du « chien-homme », à la fois barbare, menaçant et appelé à la conversion.
La première partie du livre suit patiemment la piste orientale du saint. Kinthia Appavou s’attache au récit du cynocéphale converti, à cette « cité des Cannibales » dont le nom résonne comme un mythe de frontière, et met en perspective l’imaginaire du chien divin avec les grandes figures de l’Antiquité : Anubis, le dieu-chacal des Égyptiens, les constellations du Chien et l’étoile Sirius. Le lecteur découvre combien la légende de Christophe est tissée de fils bien plus anciens que le seul christianisme : archétypes du gardien des seuils, du passeur des âmes, du protecteur des voyageurs, tous ces thèmes convergent dans la silhouette étrange de ce géant à tête animale. L’autrice ne se contente pas d’énumérer des rapprochements érudits ; elle fait sentir, derrière les syncrétismes successifs, la persistance d’un même besoin spirituel, celui de confier notre passage – terrestre, intérieur, posthume – à une figure de médiation.
Vient ensuite l’examen des « traces du culte de saint Christophe ». Le sous-titre – « personnage historique ou construction littéraire ? » – dit bien la tension qui traverse le travail de Kinthia Appavou. En historienne patiente, elle suit les attestations du nom de Christophe, interroge les textes qui parlent de l’attribution de ce nom au cynocéphale, fait surgir les « chiens-païens à convertir » dans les prédications anciennes, relève la plus ancienne église dédiée au saint en Bithynie, évoque les rapprochements avec saint Georges, avec les prières de saint Ambroise et avec le martyrologe hiéronymien. Cette partie, très documentée, montre combien la tradition de Christophe demeure mouvante, parfois incertaine, et pourtant, à travers la diversité des sources, laisse percevoir une silhouette persistante. L’autrice ne tranche pas brutalement la question du « vrai » Christophe ; elle préfère laisser respirer les niveaux de lecture, comme si l’historicité du personnage importait moins que la vérité humaine et spirituelle que sa légende porte.

La troisième grande séquence s’ouvre avec Jacques de Voragine. Kinthia Appavou redonne toute sa densité à la Légende dorée, non comme un simple réservoir de jolis récits pieux, mais comme un véritable traité de théologie imagée. Elle suit le long récit médiéval en deux parties, puis confronte cette version à celle, moins connue, d’Amédée de Ponthieu. La figure de Christophe s’y nuance : soldat, géant, serviteur loyal en quête du « plus grand des maîtres », témoin d’une apparition de l’Enfant-Christ, passeur du fleuve en crue. Les pages que Kinthia Appavou consacre à « la racine du mal », au « loyal serviteur » et à « la deuxième naissance de Christophe » font basculer la lecture du côté de l’initiation : nous ne sommes plus seulement dans l’hagiographie, mais dans un récit de métamorphose intérieure. Christophe y apparaît comme celui qui quitte la puissance brutale, se trompe de maître, se laisse éprouver, accepte l’obéissance et la patience, avant de découvrir que le véritable Seigneur se manifeste dans la vulnérabilité d’un enfant.

Cette lecture des grands textes traditionnels prépare la dernière partie, la plus explicitement ésotérique et mystique, où Kinthia Appavou invite à « entrer dans le mystère de la Croix ». Le signe de Croix, enfantin en apparence, devient ici geste initiatique, tracé du corps qui inscrit en nous un axe vertical et un axe horizontal, croisement du ciel et de la terre. Les pages consacrées aux « trois Croix » et à la triade des couleurs – croix blanche de la pureté, croix bleue de la conception immaculée, croix violette de l’alchimie du sang – déploient, dans une langue claire, une véritable symbolique alchimique. Nous sentons passer, derrière les formulations chrétiennes, le souffle d’une tradition plus vaste où les couleurs évoquent autant les étapes de la transformation intérieure que les mystères de la christologie. La croix violette, « alchimie du sang », est l’un des moments les plus forts du livre : elle renvoie à la transmutation de la violence en don, de la souffrance subie en offrande consentie, comme si le sang versé pouvait devenir lumière.

Ce parcours culmine dans le chapitre consacré aux « particularités liées aux Christophores ». Ici, Kinthia Appavou rejoint explicitement la phrase – reprise dans ta présentation – du pape François : « Chaque chrétien est un Christophore, c’est-à-dire un porteur du Christ ». Le saint n’est plus seulement un personnage du passé ; il devient archétype de toute vie baptisée, et plus largement de toute existence qui consent à porter, ne serait-ce qu’un instant, quelque chose de plus grand qu’elle. Le fleuve à traverser n’est plus seulement un torrent d’Asie Mineure ; il est ce temps troublé, incertain, où nous devons avancer en tenant dans nos bras ce qui nous dépasse. Les eaux tumultueuses renvoient à nos peurs, nos contradictions, nos violences intérieures ; le poids de l’Enfant, qui se fait soudain insoutenable dans la légende, signifie le poids de la transcendance, ce moment où l’appel spirituel se révèle plus lourd que toute la matière du monde. L’autrice suggère avec délicatesse que cet instant de bascule, où Christophe vacille sous le poids du Christ, ressemble à ces passages de crise dans nos vies où l’appel intérieur devient si exigeant qu’il nous oblige à renoncer à nos certitudes.

Pour un lecteur habitué aux démarches initiatiques, la figure de Christophe, telle que Kinthia Appavou la déploie, résonne avec bien des symboles : le cynocéphale évoque la part animale de l’être, cette nature instinctive qui, loin d’être simplement réprimée, est peu à peu transfigurée ; le fleuve figure le passage d’un état à un autre, la traversée du monde profane vers un rivage plus intérieur ; le Christ-Enfant porté sur les épaules rappelle ces lumières fragiles confiées à l’initié, qu’il lui faut protéger sans les étouffer. La transformation du « chien barbare » en saint protecteur, des « chiens-païens à convertir » en compagnons de route, peut se lire comme une éthique de réconciliation : rien, en l’homme, n’est définitivement perdu, pas même ce qui semble le plus éloigné de la douceur évangélique.
Le style de Kinthia Appavou participe de cette démarche : la préface, tout en simplicité, part d’un attachement concret – la commune de Cergy Saint-Christophe – puis s’élargit progressivement jusqu’aux questions les plus vastes : la légende est-elle purement fictive ? Y a-t-il un fond de vérité historique ? Qui nommons-nous lorsque nous disons « saint Christophe » ? Très vite pourtant, le livre déplace le centre de gravité : la figure du « saint du Cœur », celui que « tous les gens aiment et prient », compte davantage que la discussion érudite sur l’existence d’un individu précis. L’autrice assume la dimension affective, presque amicale, de sa relation au saint, tout en proposant un travail de recherche rigoureux. Cette alliance de tendresse et de méthode donne au texte une tonalité singulière : nous ne sommes ni dans la froide monographie universitaire ni dans la pure littérature de piété ; nous marchons à la suite d’une chercheuse habitée par son sujet.
La bibliographie finale et la mention des sources iconographiques témoignent d’un réel souci de précision. Mais le livre reste très accessible, porté par une écriture fluide, ponctuée d’images fortes et de questions franches. Il s’adresse autant à des lecteurs croyants qu’à des chercheurs de symboles, qu’à des voyageurs intérieurs en quête de figures pour habiter leur chemin. La courte taille du volume n’empêche pas un réel déploiement : en un peu plus de cent pages, le lecteur passe des marges d’un empire antique aux rives de la Bithynie, d’Anubis à Jacques de Voragine, de la cité des Cannibales au geste de la croix tracée sur le corps, jusqu’à cette intuition simple et bouleversante : porter le Christ, cela commence peut-être par accepter de porter, humblement, les autres.

Cette démarche s’inscrit dans la continuité du travail de Kinthia Appavou. Autrice de La Vouivre – la 4e édition est publiée en 2011 –, un symbole universel, coécrit avec Robert Régor Mougeot et plusieurs fois réédité, elle explore depuis longtemps les figures serpentines et telluriques de la tradition européenne. Avec La spirale évolutive du Tarot Essentiel (2007), Horizons ou les baisers de la vérité (2014) et plus récemment Tarot Initiatique, les 4 Voies (2023), elle a développé une réflexion originale sur les cartes comme support de transformation intérieure, prolongeant ses recherches sur ses blogs archivés à la BnF. Le Christophore s’inscrit naturellement dans cet ensemble : il en reprend le goût pour les symboles vivants, l’attention aux correspondances entre mythe, iconographie et chemin spirituel, et la conviction que les grandes figures traditionnelles ne sont pas des reliques, mais des matrices encore actives pour notre temps.

Au terme de cette lecture, saint Christophe apparaît moins comme un géant statufié au portail des églises que comme un compagnon de route pour notre époque troublée. Dans un monde où les eaux de l’histoire semblent à nouveau tumultueuses, où les repères vacillent, la figure du porteur qui accepte de s’agenouiller sous le poids de l’Enfant-Dieu, puis de se redresser pour atteindre l’autre rive, offre une image à la fois exigeante et consolante. En nous rappelant que « chaque chrétien est un Christophore », Kinthia Appavou élargit encore la perspective : il ne s’agit pas de vénérer de loin un héros du passé, mais de découvrir, au cœur de nos propres existences, la possibilité de porter, ne serait-ce qu’un instant, la lumière qui nous traverse. C’est là, sans doute, la véritable réussite de ce livre : faire de la légende un miroir, et de ce miroir un appel.
Le Christophore
Kinthia Appavou – Éditons du Cosmogone, coll. religion, 2026,138 pages, 14,80 €
ISBN : 978-2-8103-0371-7 / Le site de l’éditeur
