jeu 27 novembre 2025 - 14:11

Aux origines du symbole : Le corps humain, premier support du sacré

Conférence de Francesco d’Errico (Université de Bordeaux / Université de Bergen)

Il y a quelques années encore, raconter l’histoire du symbole humain tenait en une phrase simple : « Tout a commencé il y a 40 000 ans en Europe, avec l’arrivée d’Homo sapiens et l’explosion de l’art des cavernes. » Aujourd’hui, cette phrase est morte. Enterrée sous des dizaines de découvertes qui nous obligent à réécrire complètement le scénario.

Ce que nous pensions savoir (et qui s’est effondré)

Jusqu’aux années 2000, le dogme était clair :

  • L’art pariétal de Chauvet (36 000 ans), les statuettes du Jura souabe (40 000 ans) et les bijoux aurignaciens étaient les premiers témoins incontestables de la pensée symbolique.
  • Avant cela : rien. Surtout pas chez Néandertal, considéré comme un « grand singe intelligent » mais incapable de symbole.
  • Explication : une révolution cognitive brutale, peut-être une mutation génétique, avait doté Homo sapiens d’un « paquet cadeau » : langage complexe, imagination, symbolisme.

Ce récit s’est écroulé pour trois raisons :

  1. L’art figuratif n’est plus européen ni récent
    En 2019, on découvre en Indonésie (Sulawesi) des peintures datées de 43 000 à 44 000 ans : scènes de chasse avec des thérianthropes (mi-hommes mi-animaux). 8 000 ans avant Chauvet.
    En Afrique, les plaquettes peintes d’Apollo XI (Namibie) sont plus jeunes (28 000 ans), mais les plus anciennes traces de pigment remontent à… 500 000 ans.
  2. Le corps, pas la grotte, est le premier support symbolique
    Toutes les sociétés humaines, sans exception, transforment leur corps : scarifications, tatouages, peintures, vêtements, parures.
    C’est le média le plus universel, le plus ancien et le plus efficace pour dire : « Je suis moi, je suis du groupe X, je suis un homme/une femme, j’ai tel statut. »
    Sans cette capacité, pas de religion, pas de rituel, pas d’écriture, pas d’ordinateur, pas de monde numérique.
  3. Néandertal faisait exactement la même chose
    Pigments (380 000 ans à Nice), parures en griffes d’aigle, gravures abstraites, structures en stalagmites (Bruniquel), peintures sur parois (64 000 ans en Espagne), sépultures…
    Tout ce qu’on croyait « exclusivement sapiens » existe aussi chez Néandertal, parfois plus tôt.

Un nouveau récit : l’accumulation lente et multirégionale

Depuis 2017 (workshop d’Oxford dirigé par Eleanor Scerri), la communauté scientifique propose un modèle radicalement différent :

  • Pas d’épicentre unique en Afrique suivi d’une « sortie » triomphale.
  • Entre 300 000 et 100 000 ans, plusieurs populations africaines (certaines anatomiquement modernes, d’autres archaïques) échangent des gènes et des idées dans un réseau de « vases communicants ».
  • Les innovations symboliques (pigments, parures, gravures) apparaissent de façon asynchrone, dans deux corridors principaux : le Rift + Afrique du Sud, et le Maroc.
  • Ailleurs en Afrique, des Homo sapiens anatomiquement modernes… ne font rien de symbolique. Preuve que la morphologie ne commande pas la culture.

Les grandes étapes de la « culturalisation du corps »

500 000 – 300 000 ans
Première utilisation massive d’ocres (86 sites connus). Deux pics d’augmentation : 320 000 et 160 000 ans.
L’ocre n’est pas seulement un écran solaire : on le chauffe délibérément (Qesem, Israël, 110 000 ans) pour changer sa couleur (jaune → rouge).300 000 – 100 000 ans

  • Premières pointes bifaciales chauffées, harpons, mastics, outils osseux.
  • Blombos (Afrique du Sud, 100 000 ans) : « kit de peinture » dans des coquillages d’abalone, avec recette complexe (ocre + quartz + os broyé + liquide).
  • Premières perles en coquillages perforés (140 000 ans au Maroc, 100 000 ans en Afrique du Sud), systématiquement enduites d’ocre.

100 000 – 70 000 ans

  • Premiers poinçons et aiguilles à chas (Siberia, Blombos).
  • Perles en œuf d’autruche, gravures abstraites sur ocre et sur œufs.

70 000 – 40 000 ans
Disparition temporaire de certaines traditions (perles de coquillages) puis explosion de diversité en Asie et en Europe : perles en ivoire, pendeloques, statuettes, art pariétal.

Pourquoi certains groupes symbolisent et d’autres non ?

Ce n’est plus une question biologique (« qui est sapiens ? ») mais écologique et sociale :

  • Densité démographique : plus on est nombreux, plus on a besoin de signaux d’appartenance (sociétés « anonymes »).
  • Variabilité climatique : les périodes de stress (glaciaire/interglaciaire) forcent l’innovation technologique et symbolique pour élargir ou défendre sa niche écologique.
  • Réseaux d’échange : une innovation ne devient durable que si le groupe a la taille et la connectivité nécessaires pour la transmettre.

Conclusion : le symbole n’est pas un « don » génétique, c’est une co-évolution

Le propre de l’humain n’est pas d’avoir inventé le symbole un beau matin, mais d’avoir su le fixer, le transmettre et le complexifier au fil des générations.

Le corps reste le premier et le plus puissant des médias : tatouages, vêtements, bijoux, maquillages, chirurgie esthétique… nous continuons aujourd’hui, avec des matériaux synthétiques, la même histoire commencée il y a un demi-million d’années.

Le symbole n’est pas né dans les grottes.
Il est né sur la peau.

Francesco d’Errico
Directeur de recherche CNRS – Université de Bordeaux
(Transcription et synthèse fidèle de la conférence donnée en novembre 2025)

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