La sorcière au bûcher de Robert Muchembled déploie une méditation implacable sur un continent qui a choisi, durant près de quatre siècles, de livrer ses femmes au feu. Quarante mille bûchers, quatre cinquièmes de victimes féminines, des enfants parfois, un pic de fureur entre 1580 et 1680. À partir de ces chiffres qui sont déjà des abîmes, Robert Muchembled construit moins une chronique des horreurs qu’une enquête sur la fabrication d’un délire collectif.

Nous découvrons pas à pas que cette folie n’a rien d’une tempête populaire surgie du néant. Elle naît d’une petite élite de clercs, d’inquisiteurs et de juges qui inventent un univers démonologique fermé sur lui-même, persuadé de détenir la vérité sur l’invasion du monde par une secte satanique féminine.
Le cœur du livre bat très près des villages. Robert Muchembled prête une attention infinie aux gestes minuscules du quotidien, ce qu’il nomme les magies de survie. Une herbe cueillie pour calmer une douleur, une parole murmurée sur un enfant malade, un voisin que l’on sollicite pour détourner le mauvais sort, un petit don que l’on remet à une guérisseuse. Cette culture de la médiation avec l’invisible, héritée de siècles de pauvreté et de fragilité, n’a rien de criminel. Elle participe d’un monde enchanté où les frontières entre nature et surnaturel restent poreuses. L’auteur suit ces pratiques avec une bienveillance presque fraternelle et montre comment elles tissent des solidarités villageoises, mais aussi des jalousies, des peurs, des rancœurs qui vont pouvoir être captées par le discours démonologique.

Le basculement ne vient pas des campagnes, il vient d’en haut. Une poignée de théologiens, souvent dominicains, convaincus que Satan recrute principalement parmi les femmes, élabore une doctrine où la sorcière devient l’ennemie absolue, l’hérésie féminine suprême. Robert Muchembled fait entendre leurs voix, celles de ces auteurs de manuels de chasse aux sorcières qui décrivent avec une minutie malsaine les sabbats, les relations sexuelles avec le diable, les complots nocturnes contre la chrétienté. Nous sentons à quel point cette littérature procède d’une obsession. Elle parle du corps féminin comme d’un territoire à conquérir, à surveiller, à punir. Le bûcher apparaît alors comme l’ultime contrôle de ce corps supposé poreux à la présence du démon.

La chasse ne se déploie pas partout avec la même intensité. Robert Muchembled dessine une véritable géographie de la terreur, ce qu’il appelle la route du diable, une ligne qui court des Alpes à la mer du Nord en passant par les terres du Saint-Empire, la Lorraine, certaines régions des Pays-Bas et de la Suisse. Les procès y atteignent une densité inouïe. Des bourgs entiers vivent au rythme des dénonciations, des interrogatoires, des confessions arrachées sous la torture. Ailleurs, en particulier dans une grande partie du royaume de France ou dans les pays méridionaux plus directement marqués par l’Inquisition, les flambées restent limitées. Cette asymétrie nourrit une réflexion profonde sur les formes du pouvoir en Europe et sur l’usage politique du religieux.
Les sorcières de Robert Muchembled ne sont jamais de simples silhouettes. Même lorsqu’il n’a que quelques lignes d’archives, il redonne chair à ces femmes affrontées au regard des juges et des voisins. Certaines sont des guérisseuses respectées qui voient soudain leur savoir retourné contre elles. D’autres incarnent les figures classiques de la marginalité, veuves, vagabondes, femmes trop libres, vieilles sans protection masculine. Une multitude d’épisodes précis, parfois infimes, rend perceptible la spirale de la violence. Nous voyons comment une rumeur née d’une vache morte ou d’une dispute de voisinage se mue en accusation de sabbat. Comment le questionnement se transforme en interrogatoire, puis en torture. Comment l’aveu, extorqué dans la douleur, devient la preuve irréfutable qui justifie le feu.

L’ouvrage montre avec force que cette machine infernale sert d’abord le pouvoir masculin. Derrière chaque grande chasse se profile un prince, un seigneur, un magistrat supérieur qui entend affirmer son autorité en purifiant son territoire. La démonologie apparaît alors comme une arme au service de la construction de l’État moderne. Elle permet de discipliner les populations, de contrôler les marges, de canaliser les angoisses religieuses nées des guerres de confession. Robert Muchembled insiste sur la figure du chef de meute viril. La puissance de celui-ci se mesure au nombre de bûchers qu’il parvient à allumer. Au centre de ce dispositif se dessine un antiféminisme radical qui ne relève pas seulement de la misogynie traditionnelle. Il sacralise la domination masculine, il fait de la destruction du féminin autonome une liturgie politique.

Pour un lecteur nourri de symbolisme maçonnique, le feu occupe une place vertigineuse. Robert Muchembled décrit le bûcher comme la culmination d’un processus où l’énergie de transformation se trouve captée par la haine. Le feu de la loge éclaire, purifie, transmue. Celui de la chasse consume le corps pour anéantir la parole, effacer jusqu’au nom de la condamnée. Cette inversion du symbolisme nous renvoie à la responsabilité des héritiers des Lumières. Nous comprenons que l’initiation authentique suppose la maîtrise de l’ardeur intérieure, alors que l’univers démonologique décrit par l’historien exalte un fanatisme qui prétend sauver les âmes en détruisant les êtres.
L’ésotériste discernera aussi dans ce livre la longue lutte entre deux régimes de rapport à l’invisible. D’un côté, une spiritualité de la peur qui diabolise toute médiation autre que celle des institutions. De l’autre, des pratiques populaires qui cherchent à négocier avec le destin, avec la maladie, avec l’injustice. Robert Muchembled n’idéalise jamais ces magies de survie. Il en montre les ambiguïtés, les rivalités, les dérives possibles. Pourtant la lecture laisse transparaître un respect profond pour ces formes de sagesse qui tentent d’habiter le monde avec un minimum de maîtrise symbolique. Le fanatisme religieux se manifeste alors comme un refus de l’initiation, une volonté de clore le champ des possibles, de soumettre toute expérience à une grille dogmatique.

L’ouvrage ouvre également une fenêtre vers la longue durée. La grande furie des bûchers se tasse à partir de la fin du XVIIe siècle, mais la culture magique ne disparaît pas. Robert Muchembled suit sa métamorphose. Les vieilles femmes guérisseuses laissent place à une nouvelle figure, souvent masculine, celle du magnétiseur, du désenvoûteur, du rebouteux. L’obsession de la sorcière s’éteint lentement, sans jamais effacer complètement l’imaginaire qui l’a portée. La société moderne, plus urbaine, plus alphabétisée, transforme ses peurs, mais conserve des réflexes de désignation de boucs émissaires. Le livre nous invite à reconnaître dans les campagnes du XIXe siècle et jusque dans nos discours contemporains les traces discrètes de cette vieille angoisse envers les forces que l’on ne comprend pas.

Un cahier central de huit pages, très richement illustré, traverse l’ouvrage comme une vision condensée. Gravures anciennes, scènes de sabbat, bûchers dressés sur des places publiques, portraits de magistrats, cartes et frontispices de traités démonologiques, tout un théâtre d’images se déploie et donne un visage à cette religion de la peur. Ces planches ne relèvent pas du simple décor. Elles participent de la démonstration. Elles font apparaître la chasse aux sorcières comme une dramaturgie soigneusement mise en scène, où les corps suppliciés d’un côté, les autorités en robe et en armure de l’autre, composent une liturgie du pouvoir.
La fin du volume prolonge ce regard en offrant une large vue d’ensemble. De grandes chasses sont répertoriées à travers l’Europe, du XVe au XVIIIe siècle. Une carte en double page restitue la topographie des foyers de persécution. Cette synthèse chronologique et géographique n’a rien de froid. Elle permet d’embrasser d’un seul regard la progression et la concentration des flammes. Elle confirme que la chasse aux sorcières ne fut pas un chaos indistinct, mais une entreprise située, dirigée, soutenue par des autorités bien identifiées. Pour nous, lecteurs engagés dans une démarche initiatique, cette vision du continent quadrillé par la peur agit comme une mise en garde. Elle montre combien une civilisation peut se croire chrétienne, civilisée, ordonnée, tout en organisant méthodiquement l’anéantissement d’une partie de ses membres.

Robert Muchembled, qui signe ici un nouvel opus après une œuvre considérable, n’est pas un témoin neutre. Historien des mentalités et de la violence, écrivain au style ample, professeur honoraire des universités de Paris, il a déjà exploré les chemins du diable, de la séduction et de la construction de l’homme moderne. Ses livres précédents, La Civilisation des odeurs, Le Fils secret du Vert-Galant, La Séduction. Une passion française, sans oublier de grands titres comme Une histoire du diable ou L’Invention de l’homme moderne, composent une constellation où se réfléchit la face nocturne de l’Occident. La sorcière au bûcher apparaît comme l’un des sommets de ce parcours. Tout ce qui l’a précédé vient nourrir cette réflexion sur l’alliance du fanatisme religieux et de l’antiféminisme, sur la façon dont une société peut faire de l’éradication du féminin libre le cœur même de son projet de salut.

Ce livre parle de sorcières, mais il parle aussi de nous. À travers les archives de torture, les sentences, les récits de sabbat, il dévoile un mécanisme qui demeure toujours possible. Il suffit qu’une minorité sûre d’elle manipule la peur, qu’elle invente un ennemi intérieur, qu’elle sacralise l’autorité masculine ou idéologique, pour que le feu change de forme et reprenne. La lecture de Robert Muchembled agit alors comme une épreuve initiatique. Elle contraint à regarder en face les zones d’ombre de notre histoire, à mesurer ce que la fraternité, l’égalité des sexes, la liberté de conscience doivent à celles qui ont brûlé. Nous sortons de cette traversée avec une conscience plus aiguë de ce que signifie faire vivre un espace de parole où nulle voix ne soit livrée à la flamme. Dans le silence intérieur qui suit les dernières pages, les noms perdus de ces femmes se dressent comme un chœur invisible. Leur mémoire devient pour nous une obligation.
La sorcière au bûcher – Fanatisme religieux et antiféminisme
Robert Muchembled – Les Belles Lettres, coll. Histoire, 2025, 416 pages, 26,50 €

