Il est des livres qui ne se contentent pas de raconter une histoire mais qui dessinent une architecture… À l’image d’un temple aux multiples degrés, Les musiciens et le pouvoir en France de Maryvonne de Saint-Pulgent nous invite à une lente montée vers la lumière, au rythme des siècles, des régimes politiques et des métamorphoses de la musique savante. Plus qu’un essai, c’est une fresque totale, érudite et vibrante, où l’on assiste à la lente construction d’un lien organique entre pouvoir et musique, entre État et compositeurs – un lien dont la France, singulièrement, a fait une quasi-institution.
Dix chapitres, vingt et un portraits, des dizaines d’anecdotes historiques et d’éclairages subtils : cette somme magistrale, traverse quatre siècles avec une tendresse de passeur et la rigueur d’un historien du sensible.

Tout commence avec Jean-Baptiste Lully, artisan du son royal, architecte du pouvoir musical sous Louis XIV. Arrivé en France en 1646, ce Florentin devient le Grand Prêtre du théâtre monarchique. Il ne se contente pas de composer : il institue une musique du pouvoir, ritualise la tragédie lyrique, fonde une Académie royale, orchestre l’apparat. Chaque note chez Lully est un acte politique ; chaque opéra une célébration de la majesté royale. À ses côtés, Michel-Richard Delalande prolonge cette ambition sacrée : la musique devient prière d’État, reflet terrestre de l’harmonie céleste, écho des lois divines transcrites dans les partitions. Dans la salle du trône comme dans la chapelle, c’est la même liturgie du pouvoir qui se fait entendre.
À l’autre extrémité de la fresque, Pierre Boulez apparaît comme l’écho contemporain de ce modèle monarchique, réinventé par la République. Lui aussi œuvre dans l’alliance intime de la création et de l’État. Son parcours est un rite d’institution : appelé par Pompidou, conforté par Giscard, célébré par Mitterrand, honoré par Sarkozy, il fonde l’IRCAM, la Cité de la musique, laisse son empreinte dans les murs et les sons. Mais là où Lully travaillait à la gloire du roi, Boulez, alchimiste du XXe siècle, cherche la transmutation du langage musical dans un sanctuaire d’avant-garde. Le Marteau sans maître, composé en 1954, est à lui seul un cabinet de travail initiatique. Par son exigence, son abstraction, il redonne à la musique savante un statut sacré, hors du commerce, hors du bruit du monde.

Entre ces deux figures-totems, le livre déploie un chœur d’initiés : Jean-Philippe Rameau (1683-1764), compositeur, organiste et théoricien de la musique, s’impose d’abord comme le musicien-philosophe du siècle des Lumières. Derrière les querelles stylistiques qu’il suscite – notamment face aux partisans de l’opéra italien – se jouent des débats bien plus profonds, d’ordre esthétique, scientifique et métaphysique. Dans ses traités comme dans ses opéras, Rameau cherche à révéler une architecture secrète du monde, à rendre audible, par les lois harmoniques, l’ordre naturel et divin. Sa musique, aussi savante que sensible, s’inscrit ainsi au cœur du projet encyclopédique : déchiffrer la nature, éclairer les esprits, bâtir une raison musicale qui épouse les lois de l’univers. À travers lui, la partition devient une forme de pensée, et la scène lyrique un espace spéculatif où l’humanité dialogue avec le cosmos.
François-Joseph Gossec (1734-1829), de son vrai nom Gossé, fut compositeur, violoniste, directeur d’opéra et pédagogue d’origine wallonne. Il servit les princes du sang – notamment le prince de Condé et le prince de Conti – avant de diriger l’École royale de Chant et de Déclamation, fondée en 1784 par Louis XVI. Cette institution, ancêtre du Conservatoire de musique créé entre 1792 et 1795, marque le passage d’une formation aristocratique à une organisation républicaine de l’enseignement musical. Gossec, membre du directoire de ce premier Conservatoire, joue un rôle décisif dans la mise en place d’une musique civique, à la fois festive et éducative, au service des nouveaux idéaux.
À ses côtés, André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813), surtout célèbre pour ses opéras-comiques, accompagne, lui aussi, ce tournant révolutionnaire. Tous deux incarnent le passage de l’art de cour à la musique de la Nation. Leurs œuvres s’inscrivent dans les cérémonies publiques, les fêtes civiques, les rituels laïcs : la République se forge un langage sonore, et la musique devient outil d’unification symbolique. Gossec, patriote rigoureux, engage son art dans une dynamique de transmission populaire. Grétry, plus lyrique et sentimental, incarne quant à lui le goût raffiné d’une monarchie finissante, soucieuse encore de plaire, de séduire et d’émouvoir. Ensemble, ils témoignent d’une mutation profonde : celle d’un art qui, quittant les palais, descend dans l’espace public pour parler au peuple en majesté.

Avec Étienne Nicolas Méhul (1763 – 1817), un des fondateurs du Conservatoire de Paris et chantre officiel de la Révolution et de l’Empire, s’instaure un autre régime du rapport au pouvoir. Méhul, compositeur du « Chant du départ », incarne cette musique militante, virile, épique, au service d’un idéal collectif. Il préfigure ce que sera, au XIXe siècle, la récupération de la musique par l’appareil d’État, non plus pour célébrer le trône, mais pour éduquer, galvaniser, diriger les esprits.
Sous Napoléon, les compositeurs italien Gaspare Luigi Pacifico Spontini (1774- 1851), et Jean-François Lesueur (1760 – 1837), qui eut pour élève Hector Berlioz, incarnent une nouvelle forme de subordination : le musicien devient fonctionnaire impérial. Spontini adapte son style aux attentes du pouvoir, compose pour le théâtre impérial et met sa virtuosité au service de la gloire militaire. Lesueur, révolutionnaire rallié, montre que l’Empire sait séduire ses anciens adversaires, les réintégrer dans une nouvelle liturgie de la puissance.
Puis vient « Le cas Berlioz », traité avec une grande subtilité dans l’ouvrage. Hector Berlioz (1803 – 1869), compositeur, chef d’orchestre, critique musical et écrivain, est le romantique par excellence, maudit, indocile, génial. Rejeté par l’institution académique, il trouve des soutiens dans les figures politiques (Liszt, des princes allemands), mais reste profondément inadapté au système français. Il illustre une tension permanente : entre reconnaissance et solitude, entre ambition nationale et rejet des normes. Son destin, tragique et flamboyant, devient paradigmatique du statut de l’artiste au XIXe siècle.
Jacques Offenbach (1819 – 1880),compositeur et violoncelliste allemand naturalisé français, et Camille Saint-Saëns (1835 – 1921), pianiste, organiste et compositeur, dans la seconde moitié du XIXe siècle, incarnent deux voies divergentes : Offenbach, d’abord raillé comme compositeur de divertissement, devient le bouc émissaire d’une époque frivole et inquiète, avant de s’imposer comme un génie populaire. Saint-Saëns, quant à lui, érige un classicisme militant contre Wagner, défend l’idée d’une musique française pure, structurée, patriote. Ces deux figures croisent les tensions de leur temps : entre académisme et modernité, entre identité nationale et cosmopolitisme.
Le chapitre consacré à Gabriel Fauré (1845 – 1924), compositeur, organiste, pianiste et pédagogue musical, et le compositeur et enseignant Vincent d’Indy (1851 – 1931) montre avec finesse la guerre des écoles entre la Schola Cantorum de Paris, empreinte de catholicisme et de monarchie, et le Conservatoire républicain. Fauré, avec sa grâce intérieure, son mysticisme discret, offre une voie médiane. D’Indy, fervent maurrassien, érige une forteresse musicale conservatrice, où la musique devient gardienne d’un ordre moral et politique.

Vient ensuite le Groupe des Six, aussi nommé « Les Six », que Jean Cocteau, en véritable initiateur, réunit autour d’un manifeste de liberté artistique. Entre 1916 et 1923, cette constellation de jeunes compositeurs – Georges Auric (1899-1983), Louis Durey (1888-1979), Arthur Honegger (1892-1955), Darius Milhaud (1892-1974), Francis Poulenc (1899-1963) et Germaine Tailleferre (1892-1983), seule femme et seule ressortissante suisse du groupe – incarne une rupture joyeuse avec les lourdeurs du passé. Ensemble, ils refusent Wagner, les dogmes académiques, les pompes officielles, pour chercher une musique libre, ludique, ancrée dans la vie moderne. Leurs œuvres résonnent avec les Années folles, l’effervescence du jazz, l’esprit dada, mais aussi avec les prémices d’une politique culturelle républicaine. Dès 1936, sous l’impulsion du Front populaire et de Léon Blum, s’esquisse une nouvelle alliance entre création artistique, idéal social et exigence démocratique : une tentative, encore fragile, de faire de l’art une composante essentielle du lien civique.
Enfin, le dernier chapitre nous conduit jusqu’à Marcel Landowski (1915-1999), nommé en 1966 « directeur de la musique » au ministère des Affaires culturelles. Figure contrastée, il donne une organisation nationale à l’enseignement de la musique et de la danse, structurant durablement les institutions culturelles françaises. Artisan d’une politique musicale volontariste, il incarne l’État-providence devenu mécène en chef, au service de la diffusion artistique sur l’ensemble du territoire. Mais cette ambition centralisatrice entre bientôt en tension avec Pierre Boulez, chantre d’une autonomie radicale de la création. Leur opposition, prolongée sur plusieurs décennies, cristallise l’ultime affrontement entre deux visions de la musique dans la cité : d’un côté, une pratique intégrée, pédagogique, démocratique ; de l’autre, une démarche élitaire, affranchie des codes, tournée vers l’expérimentation pure. Derrière cette querelle d’esthétique se dessine un véritable débat de société, presque initiatique : celui de la place de l’artiste dans la République, entre service public et temple intérieur.

Ainsi se referme cette traversée magistrale. Plus qu’un récit, Les musiciens et le pouvoir en France est une véritable loge de réflexion, où chaque compositeur est un maillon de la chaîne d’union reliant l’art au politique, la beauté à la puissance.
Maryvonne de Saint-Pulgent, nourrie aux clavecins de l’histoire, aux arcanes du droit et à la sagesse du Conseil d’État, nous transmet ici un legs précieux. Celui d’une musique qui ne se contente pas de plaire, mais qui pense, construit, élève, initie !

Avec La Gloire de Notre-Dame – La foi et le pouvoir (Gallimard, 2023), où sa plume avait su capturer l’âme sacrée des pierres gothiques, elle avait déjà révélé sa capacité à déchiffrer les symboles enfouis. Ce précédent ouvrage, couronné par le Prix littéraire de la Grande Loge de France 2025 portait en lui l’éclat d’une quête spirituelle pleinement reconnue.
Dans Les musiciens et le pouvoir en France – De Lully à Boulez, elle poursuit cette œuvre de révélation, en donnant à entendre, à travers les siècles, l’accord profond entre la musique et l’ordre du monde. Dans les silences de la République contemporaine, alors que l’on peine à retrouver l’alliance entre création et vision d’avenir, ce livre vient nous rappeler qu’il fut un temps – et peut-être reviendra-t-il – où l’État, le compositeur et le citoyen rêvaient ensemble, à l’unisson, d’une musique plus haute que le bruit du monde.
Les musiciens, le pouvoir en France – De Lully à Boulez
Maryvonne de Saint-Pulgent – Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, 2025, 544 pages, 35 €

