Le livre de Rémi Boyer s’avance masqué derrière Miguel de Cervantes et son hidalgo famélique, comme si la silhouette de Don Quichotte servait de paravent transparent à une entreprise beaucoup plus radicale. Très vite, nous sentons que nous ne sommes pas simplement conviés à une relecture savante d’un classique de la littérature européenne. Ce qui se déploie ici ressemble à une mise à l’épreuve de notre propre regard.

Sommes-nous encore capables de voir dans la dérive du chevalier de la Manche autre chose qu’une comédie brillante, un grand roman ironique sur la fin des illusions chevaleresques. Rémi Boyer répond par un geste net. Pour lui, Don Quichotte n’est pas la caricature d’un monde révolu. Il demeure une figure d’actualité brûlante, emblème d’une chevalerie intérieure qui n’a jamais cessé de chercher des corps où se rendre de nouveau visible.
Le propos se place dans la continuité d’exégètes qui ont déjà arraché le roman au seul domaine littéraire pour l’inscrire dans une constellation hermétique. Dominique Aubier a dévoilé un Don Quichotte où travaille la lettre hébraïque, où la structure même du récit répond à des architectures kabbalistiques. Charles d’Hooghvorst a révélé la chair alchimique de l’œuvre, ses opérations de feu, ses dissolutions et ses noces. Rémi Boyer assume cette filiation, tout en déplaçant l’axe de lecture vers la question des voies d’éveil. La chevalerie errante n’est plus seulement un motif de dérision ou un mythe désuet. Elle devient l’expression d’une méthode spirituelle, d’un art de vivre, d’un style d’être au monde qui refuse la résignation moderne. Nous entendons alors la phrase fameuse de Dominique Aubier, citée et méditée, comme un avertissement lancé à notre paresse. Don Quichotte ne supporte plus que l’on rit de lui. Le rire superficiel est congédié. L’humour demeure, mais il bascule du côté du sacré, comme dans ces traditions où le saint apparaît sous les traits d’un fou.

Tout le travail de Rémi Boyer consiste à montrer comment ce renversement s’opère. Cervantes joue avec les codes du burlesque, surjoue parfois le grotesque, multiplie les situations ridicules. Pourtant, derrière ces cascades de mésaventures, une autre énergie circule. Le principe hermétique du renversement est convoqué. Ce que la lettre semble condamner, l’esprit le sauve et l’exalte. Le chevalier couvert de haillons, moqué par les aubergistes, rossé par les paysans, figure celui qui consent à perdre les protections sociales, les appartenances solides, les gages de respectabilité, pour s’ouvrir à un autre type de noblesse. La chevalerie errante n’est plus une institution, encore moins un ordre mondain. Elle devient une disponibilité à l’appel de l’Invisible, une recherche d’ajustement à la justice, au courage, à la fidélité, même lorsque tout l’environnement déclare ces vertus obsolètes.

Dans ce cadre, la voie du blâme occupe une place centrale. Rémi Boyer rappelle la tradition soufie qui distingue les itinéraires de ceux qui acceptent d’être couverts de reproches et de malentendus, afin de briser en eux le besoin d’être approuvés. Don Quichotte et Sancho Panza sont de ces marcheurs qui ne cessent de se retrouver nus, dépouillés, exposés à la dérision. Ils avancent pourtant, persévèrent, apprennent à laisser derrière eux les oripeaux du moi social. Cette dynamique parle intensément au lecteur maçon, habitué à traverser des épreuves symboliques où la fausse image de soi doit être abandonnée. L’humiliation des héros prend alors un autre visage. Elle devient travail intérieur, limage patiente de l’ego. Dans l’art du récit de Cervantes, et dans la lecture qu’en donne Rémi Boyer, le comique devient une alchimie du regard, un acide qui dissout les postures pour laisser paraître la vérité d’un désir de service et de justice.
La montée progressive de Don Quichotte vers une forme de sagesse paradoxale est l’un des fils les plus subtils que Rémi Boyer met en lumière. Dans la première partie, le ridicule domine, soutenu par les malentendus et les coups du sort. Puis quelque chose se décante. La parole du chevalier gagne en densité, ses discours révèlent une compréhension fine des rapports humains, un sens aigu de l’honneur et du gouvernement, une compassion sincère pour les faibles. La figure du fou commence à rejoindre celle du sage. Nous reconnaissons là ces moines fous dont témoignent de nombreuses traditions, ces êtres déconcertants dont l’excentricité n’a d’autre but que de désarmer les certitudes et d’ouvrir une brèche dans la conscience endormie. Le livre de Rémi Boyer rappelle que l’initié véritable n’est pas un personnage lisse, raisonnable, parfaitement adapté. Il demeure en décalage, porté par une logique qui n’obéit pas aux critères de la réussite sociale.

Cette lecture ne se contente pas de juxtaposer des références. Elle s’enracine dans une vision très précise du monde imaginal, au sens où l’entendait Henry Corbin. L’univers de Don Quichotte est saturé de signes. Les châteaux confondus avec des auberges, les géants pris pour des moulins, les régimes de réalité qui se superposent, tout cela dessine un champ intermédiaire, ni rêve ni simple fiction. Rémi Boyer insiste sur ce plan où se nouent les mythèmes, ces images-sources qui traversent les cultures et parlent directement à l’âme. Le chevalier de la Manche vit dans cette zone. Il y lit les événements comme des messages, il entend dans la rumeur du monde une adresse qui lui est destinée. Nous pourrions dire que sa folie consiste moins à halluciner qu’à prendre au sérieux ce que la plupart des humains refusent d’écouter. Là encore, l’expérience maçonnique n’est pas loin. L’initié apprend à considérer les rencontres, les coïncidences, les épreuves, comme autant de figures posées sur son chemin par une pédagogie invisible.
La place accordée à la Femme dans cette lecture est l’un des traits les plus beaux du livre. Dulcinée, figure presque absente dans le roman, devient ici présence diffuse, matrice secrète de toute la quête. Rémi Boyer montre que la chevalerie errante est inséparable d’un amour qui n’a quasiment aucun appui dans la réalité ordinaire. L’Amour courtois apparaît comme une école de désappropriation, une tension vers un féminin qui n’est pas un objet de conquête mais une réalité initiatrice. Nous entendons résonner d’autres noms, Shekhina de la kabbale, Sophia de la tradition chrétienne orientale, Dame du cœur des troubadours. La Femme de Don Quichotte se dresse au carrefour de ces grandes figures. Le chevalier marche vers elle, mais surtout par elle. La Dame intérieure devient la médiatrice entre l’homme et le monde spirituel. Toute Franc-Maçonnerie qui connaît ses grades chevaleresques sait combien le Féminin sacré travaille en secret le symbolisme des épées, des bannières et des serments.

Les illustrations qui accompagnent le texte de Rémi Boyer prolongent silencieusement cette chevalerie errante et lui donnent un corps visible. La grande image en noir et blanc où Don Quichotte et Sancho Panza avancent entre les arbres, empruntée à Lima de Freitas, installe d’emblée la tonalité de l’ouvrage. Nous voyons se déployer un chemin qui semble à la fois réel et visionnaire, bordé de troncs qui dessinent une sorte de nef végétale, avec au loin une lumière incertaine. Le chevalier et son écuyer ne sont plus seulement des personnages de roman, ils deviennent des officiants qui traversent un paysage intérieur. Le trait de Lima de Freitas, nerveux, précis, laisse beaucoup d’espace aux ombres, de sorte que chaque clairière paraît arrachée à la nuit. Cette dialectique du noir et du blanc rejoint intimement le propos initiatique de Rémi Boyer, elle rappelle la lente traversée du profane vers le sacré, du regard dispersé vers le regard rassemblé.
La peinture de couverture de Moon, qui réunit Dulcinée et Don Quichotte, offre un autre versant de cette alchimie visuelle. Elle installe la Dame au centre du champ imaginal, présence magnétique qui aimante toute la marche du chevalier. Loin d’illustrer simplement un épisode célèbre, elle révèle le féminin comme source et comme but de la quête, et répond ainsi à l’une des lignes de force du livre. Les photographies de Vera Lameiras et de Sylvie Boyer-Camax, discrètes et sensibles, inscrivent enfin ce travail dans une temporalité concrète, presque diaristique. Elles rappellent que cette méditation sur Don Quichotte n’est pas un exercice abstrait, mais le fruit d’un compagnonnage vivant avec des lieux, des visages, des œuvres, dans un dialogue constant entre texte, image et expérience intérieure. L’ouvrage acquiert ainsi la densité d’un livre d’heures où chaque illustration fonctionne comme une station, une halte de contemplation, un miroir pour notre propre chevalerie cachée.

À travers les analyses de Rémi Boyer, le contexte historique de Cervantes cesse d’être un simple arrière-plan. La violence de l’Inquisition, la condition du marrane, les contraintes de la censure, tout cela imprègne le livre sans être jamais traité de façon pesante. Cervantes, soldat, prisonnier, écrivain surveillé, n’avait que peu de marges. Pour faire passer un enseignement spirituel et critique, il devait ruser. La parodie devient masque. Le rire protège. Les excès romanesques reçoivent une fonction de camouflage. Rémi Boyer montre comment cette situation produit une écriture en surplis, chargée de clins d’œil à ceux qui savent lire. Cette dimension parle à toute tradition ésotérique, habituée à transmettre de bouche à oreille, à dissimuler sous des récits légers des architectures doctrinales entières. Le lecteur maçon s’y reconnaît dès que la pensée du renversement est nommée, dès que se manifeste ce jeu double entre surface profane et profondeur initiatique.
L’éclairage donné aux mythes du Roi caché et du retour messianique prolonge cette perspective. À l’horizon de Don Quichotte se devine le fantôme du roi Sébastien du Portugal, disparu au combat, dont le peuple attend le retour. Rémi Boyer rappelle que ces imaginaires royaux ne relèvent pas seulement de la politique ou de la nostalgie. Ils nourrissent une attente de transfiguration, une espérance que le monde visible puisse être réorganisé par l’irruption d’une justice autre. Don Quichotte, lui, ne promet aucune restauration spectaculaire. Il incarne cependant le refus de capituler. Sa fidélité à l’idéal chevaleresque, dans un temps qui le méprise, témoigne d’un noyau indestructible. Nous entendons la proximité avec ces figures chevaleresques des hauts grades maçonniques, Chevalier de l’Orient, Chevalier Rose-Croix, Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte. Derrière ces titres se cache la même question. Comment rester fidèle à la lumière dans une époque qui se déclare adulte, raisonnable, désenchantée.

Ce livre de Rémi Boyer peut être lu comme un manuel discret pour Loges et Chapitres qui désirent nourrir leur méditation par des œuvres profanes. Tout y invite à passer du texte romanesque à la pratique intérieure. La folie de Don Quichotte nous demande ce que nous avons accepté d’abandonner pour demeurer socialement fréquentables. La lourdeur rieuse de Sancho nous interroge sur cette part de nous qui préfère le confort à l’appel de l’inconnu, mais qui finit par être transformée par la proximité du chevalier. L’obsession des moulins nous renvoie à nos propres fantasmes d’ennemis, à nos batailles mal orientées, à ces combats que nous livrons contre les mauvaises cibles. Le travail d’exégèse de Rémi Boyer, très nourri mais jamais pesant, propose des déplacements subtils. Il ne distribue pas des clés toutes faites. Il invite plutôt à une relecture lente du roman, à une fréquentation prolongée de ses scènes, jusqu’à ce qu’elles deviennent des miroirs de notre itinéraire initiatique.
La langue de Rémi Boyer mérite à elle seule que nous restions longtemps dans ce livre. Elle mêle la précision de l’érudit, capable de mobiliser des sources multiples, et une douceur fraternelle, attentive à ne jamais écraser le lecteur sous l’appareil des références. La métaphysique non-duelle, la kabbale, l’hermétisme chrétien, la mystique islamique, les avant-gardes poétiques, tout circule, mais toujours orienté vers une seule préoccupation. Comment décrire ce passage de la conscience fragmentée à la conscience unifiée. Comment dire ce moment où l’être humain cesse de se prendre pour le centre et consent à devenir serviteur. Rémi Boyer accompagne ce mouvement avec une délicatesse rare. Il ne canonise pas Don Quichotte, ne le transforme pas en statue. Il garde sa fragilité, ses contradictions, et c’est de cette humanité bancale que surgit la possibilité de l’éveil.

Lire ce texte dans une perspective maçonnique, c’est accueillir une invitation à revisiter notre propre chevalerie intérieure. Nous sommes peut-être plus proches que nous ne l’imaginons de ce chevalier fatigué qui s’est donné un nom, un blason, une Dame, pour ne pas renoncer à ce qu’il pressent comme vrai. La loge devient alors un carrefour où se rencontrent les Quichotte de toutes les époques. Nous travaillons la pierre, nous réglons le compas, nous débattons des affaires humaines, mais nous savons que ce qui compte se joue ailleurs, dans la fidélité obstinée à une lumière que beaucoup jugent désormais déraisonnable. Le livre de Rémi Boyer agit comme un rappel. Il existe une chevalerie qui ne se laisse pas enfermer dans les ordres, les décorations, les hiérarchies. Elle se reconnaît à sa manière de marcher, de parler, de servir. Elle accepte de passer pour folle plutôt que de trahir ce qui la fonde.

Cette puissance de lecture ne surprendra pas celles et ceux qui suivent l’œuvre de Rémi Boyer depuis des décennies. Avec Sylvie Boyer-Camax, il forme un couple d’artistes-auteurs qui explore sans relâche les traditions d’éveil et les formes les plus audacieuses de la création contemporaine. Dès leur jeunesse, tous deux ont choisi les revues comme terrain privilégié, lieu de rencontres et de croisements. Leur participation à L’Originel, dirigée par Charles Antoni, a inscrit leur travail dans une dynamique de recherche où les métaphysiques et les arts dialoguent constamment. Avec Robert Amadou, ils ont fondé L’Esprit des choses, revue consacrée à Louis-Claude de Saint-Martin, au martinisme, à la Franc-Maçonnerie, autant de domaines où les cheminements discrets exigent un langage ajusté, à la fois rigoureux et poétique. Depuis les années quatre-vingt-dix, La Lettre du Crocodile accompagne celles et ceux qui cherchent dans la littérature non pas une distraction, mais une compagne de voyage.

Cette fidélité au format de la revue et aux rencontres publiques, colloques, séminaires, a nourri une bibliographie abondante. Rémi Boyer a donné de nombreux ouvrages sur les voies de l’éveil, les fraternités initiatiques, les figures marginales de la spiritualité occidentale, toujours avec le même souci de relier l’expérience intérieure et les formes symboliques qui la portent. Les livres ne se referment jamais sur une doctrine close. Ils ouvrent des passages, proposent des cartes, suggèrent des exercices de regard. Don Quichotte comme voie d’éveil s’inscrit pleinement dans cette lignée. Il la prolonge en choisissant pour compagnon l’un des personnages les plus connus de la littérature mondiale, afin de montrer que le travail initiatique n’exige pas forcément des corpus ésotériques obscurs. Il peut se déployer à partir d’un roman que beaucoup croient connaître, et qui pourtant recèle des trésors inentamés.

À la fin de la lecture, nous ne nous sentons pas propriétaires du Quichotte, ni experts d’un nouveau système d’interprétation. Nous sommes plutôt habités par une question simple et redoutable. Jusqu’où acceptons-nous d’être des chevaliers errants. Le livre de Rémi Boyer ne répond pas à notre place. Il laisse résonner cette interrogation dans les salles de loge, dans les bibliothèques, dans les trains et les chambres où nous tournons ses pages. Nous refermons alors Cervantes autrement. Ce n’est plus un simple monument de la littérature espagnole. C’est un compagnon discret. Et nous savons que, quelque part sur les routes poussiéreuses de la Manche intérieure, un cheval fatigué, un écuyer têtu et un chevalier au regard brûlant continuent de marcher, en silence, vers la Dame invisible qui les appelle.

Don Quichotte comme voie d’éveil – Éloge de la chevalerie errante
Rémi Boyer – Les Éditions de la Tarente, 2025, 300 pages, 28 €
Les Éditions de la Tarente, le site

