mar 25 novembre 2025 - 14:11

« Balade Maçonnique en Terre Niçoise » : quand la ville devient Loge…

Balade Maçonnique en Terre Niçoise de Bernard Basso-Bondini se lit comme une marche lente dans une ville qui accepte enfin de livrer ses coulisses. Nice, capitale des Alpes-Maritimes, longtemps vantée pour la baie des Anges et les élégances de la Côte d’Azur, fondée par les Grecs puis recherchée par l’élite européenne du XIXᵉ siècle et par tant d’artistes, cesse d’y être simple façade azurée pour cartes postales et se révèle matrice, presque maternelle, où l’histoire profane et la mémoire discrète des loges se tressent dans la pierre, les plaques de rues, les perspectives de collines et de mer.

Le livre adopte la forme modeste d’un guide que nous pourrions glisser dans un sac, pourtant il agit comme autre chose : une initiation urbaine, une cartographie intérieure, un moyen de reconnaître dans le tissu niçois les traces de ce que la tradition maçonnique et ésotérique a semé, puis parfois laissé dormir.

Bernard Basso-Bondini choisit d’abord un axe très parlant pour qui connaît la symbolique des parcours. Les premiers pas nous conduisent vers les cimetières du château, lieux où les morts veillent à ciel ouvert, surplombant la ville comme une terrasse de mémoire. Commencer par ces terrasses funéraires revient à poser la pierre d’angle : reconnaître que la démarche initiatique se nourrit toujours de la conscience du temps, des générations et de l’inachèvement de nos existences. De là, chapitre après chapitre, le tracé se déploie en cercles élargis : Vieux-Nice, places Masséna et Garibaldi, quais et Promenade des Anglais, puis le centre-ville, Nice-Nord, Pasteur, le port, Cimiez et la pyramide de Falicon, enfin Nice-Ouest et une vaste synthèse consacrée à la franc-maçonnerie niçoise. Ce n’est pas seulement un découpage géographique. Nous ressentons un mouvement de spirale qui part des profondeurs – les nécropoles, les caves, les loges oubliées – pour remonter vers les hauteurs, les terrasses, les collines, la mystérieuse pyramide, avant de revenir à l’essentiel : les hommes et les femmes qui, aujourd’hui encore, cherchent la lumière dans les temples de la ville.

Gilbert_du_Motier_Marquis_de_Lafayette

Le livre se présente comme un topoguide très concret, avec des points de départ, des suggestions de balades, des plans et une abondance d’images. Les plaques de rues y tiennent un rôle central. Nous apprenons à les regarder non comme des indications anodines, mais comme de petites planches gravées qui condensent des pans entiers de mémoire maçonnique, politique, philosophique. Rue Pierre-Dominique Garnier, ancien Vénérable d’Atelier, avenues portant les noms de Joffre, La Fayette, Joseph de Maistre, Voltaire ou Churchill, inscriptions rappelant des musiciens, des savants, des écrivains. Les noms alignés sur les façades deviennent un véritable cabinet de curiosités symbolique. Ils indiquent, au ras du trottoir, qu’une cité n’est jamais seulement faite de béton et d’asphalte, mais d’idéaux, de combats, d’initiations silencieuses. En cela, l’ouvrage initie à une lecture maçonnique du paysage urbain : la ville entière se transforme en tableau de loge à ciel ouvert où les colonnes sont des boulevards, les pavements des places, les décors des façades, les « traces » des loges des signes à décrypter.

Toute la démarche repose sur un double mouvement très maçonnique. D’un côté, Bernard Basso-Bondini suit la chronologie particulière de la franc-maçonnerie niçoise, fragmentaire au XVIIIᵉ siècle, interrompue puis relancée, avant de connaître, après l’union de 1860 et plus encore après les années 1960-1970, une véritable floraison qui fait de Nice l’une des grandes villes maçonnées de France. De l’autre, il descend dans la chair de la ville, rue après rue, quartier après quartier, comme si chaque pierre devait témoigner de cette histoire faite de silences, de recommencements et de fidélités tenaces. Nous ressentons fortement cette articulation entre le temps initiatique – celui des transmissions, des ruptures et des renaissances – et le temps urbain, plus large, où la cité change de souveraineté, d’appartenance nationale, de vocation sociale, tout en gardant dans ses interstices les empreintes de ses ateliers.

Les promenades sont soigneusement composées. Du Vieux-Nice aux quartiers populaires, du port aux collines plus bourgeoises, du centre commerçant aux confins de Nice-Ouest, nous marchons dans une ville que la lumière méditerranéenne rend parfois presque irréelle, mais que l’auteur ramène sans cesse à son épaisseur humaine. Les figures de Garibaldi et de Napoléon, toutes deux passées par ces rues, ne sont pas convoquées comme icônes glorifiées. Elles deviennent des points de convergence où l’histoire politique, les luttes d’indépendance, les rêves d’unité italienne et les aspirations humanistes des loges se rencontrent. Nice apparaît alors comme un carrefour où se croisent les destins européens, ville frontière longtemps tiraillée, mais justement pour cela particulièrement apte à accueillir une franc-maçonnerie de passage, de transit, de métissage.

Le chapitre consacré à Cimiez et à la pyramide de Falicon introduit une tonalité plus nettement ésotérique. La pyramide, monument ruiné qui coiffe l’entrée de la grotte des Ratapignata au nord de la ville, alimente depuis le XIXᵉ siècle de nombreuses hypothèses, de la simple balise napoléonienne à un possible sanctuaire lié aux cultes à mystères ou à l’imaginaire templier.

Bernard Basso-Bondini n’épuise pas ce mystère, il le respecte. Il montre comment ce fragment de pierre, posé sur une caverne, dialogue avec l’ancienne Cemenelum gallo-romaine, avec les théories sur Mithra, avec les fantasmes modernes autour des pyramides européennes. Le lecteur Maçon y reconnaît immédiatement une figure forte : l’élévation géométrique construite au-dessus d’une cavité souterraine, comme si l’aspiration à la lumière ne pouvait se comprendre qu’à partir d’un cœur obscur, d’une grotte intérieure. La pyramide niçoise devient alors un miroir discret du chemin initiatique lui-même, qui exige la descente dans la profondeur pour autoriser l’ascension.

L’écriture accompagne ce travail de dévoilement avec une grande délicatesse. Bernard Basso-Bondini n’adopte ni le ton sec du spécialiste, ni celui du touristique enthousiaste. Nous cheminons avec un homme qui parle de sa ville d’adoption en Frère de route, attentif à la fois aux archives, aux nuances de la langue niçoise, aux petites légendes locales, aux transformations récentes du tissu urbain. Son regard s’attarde sur des détails qui, à première vue, pourraient passer inaperçus : un porche, une façade quelconque, une place banale, un immeuble moderne où une loge a pourtant travaillé des décennies durant. Il ne sacralise pas ces lieux, il les réinscrit dans la vie quotidienne, celle des habitants qui tracent leurs propres lignes de fuite entre travail, famille, loisirs et engagement discret au sein de la chaîne d’union. La ville n’est pas muséifiée ; elle reste corps vivant, parfois cabossé, où la franc-maçonnerie prend sa part, ni plus ni moins, mais avec cette exigence de fidélité à une éthique de la fraternité.

Nice et la Méditerranée depuis la colline du château
Nice et la Méditerranée depuis la colline du château

La dimension initiatique s’affirme à travers un vocabulaire choisi, mais surtout par la manière de disposer les scènes. Les balades partent souvent d’un point très concret pour accéder à une lecture plus intérieure. Une plaque de rue conduit à un récit biographique, ce récit ouvre sur une méditation sur l’exil, la guerre, la liberté de conscience, puis la promenade revient à un détail de paysage, à un jeu de lumière entre mer et façades. À plusieurs reprises, nous sentons que l’auteur s’adresse autant au frère qu’au simple curieux. Il rappelle les vertus de patience, de rectitude, d’attention au réel, qui sont autant de qualités requises pour interpréter les symboles que pour comprendre les lignes d’une ville méditerranéenne marquée par les recompositions politiques. La démarche maçonnique, loin d’être plaquée sur le décor urbain, apparaît alors comme une méthode pour habiter le monde : regarder davantage, écouter mieux, questionner la mémoire et la transformer en responsabilité.

L’ouvrage donne également une belle place à la dimension spirituelle, au sens large. Nice y est perçue comme un lieu où se rencontrent plusieurs traditions religieuses, plusieurs formes de quête, plusieurs styles de prière ou de méditation. Les églises, les temples, les synagogues, les assemblées protestantes et les loges ne sont jamais juxtaposés comme autant de curiosités. Bernard Basso-Bondini souligne plutôt leur coprésence dans l’espace niçois, cette proximité qui oblige à penser autrement la fraternité, non comme simple tolérance, mais comme cohabitation active de chemins multiples. La quête de l’élévation de l’esprit humain, chère à la franc-maçonnerie, se nourrit ici d’un paysage religieux et philosophique très contrasté, où les héritages grecs, romains, italiens et français se répondent.

Collage de Nice - Wikimedia Commons
Collage de Nice – Wikimedia Commons

L’appareil documentaire, très précis, prolonge cette ambition. L’auteur propose des références, des pistes de lecture, des repères de localisation, des ressources iconographiques qui permettent d’approfondir chaque balade. Cette rigueur ne vient jamais alourdir la marche. Elle donne plutôt l’impression que chaque promenade pourrait se poursuivre en loge, en bibliothèque ou devant un écran, au gré des recherches que le lecteur entreprendra. Le livre devient un compagnon durable pour quiconque souhaite articuler pratique maçonnique, histoire locale et curiosité spirituelle.

La dernière page, où Bernard Basso-Bondini demande au lecteur s’il a fait une belle visite et l’invite à lui en faire part, referme le cercle de manière très touchante. Le geste est plus qu’une formule de politesse. Nous y lisons l’attitude même de la démarche initiatique : rien n’est jamais clos, chaque voyage dépend de celui qui l’accomplit, la transmission n’a de sens que si elle suscite une réponse.

Le livre n’est pas un monument de plus dans le paysage éditorial maçonnique. Il ressemble plutôt à ces petites bornes que les anciens posaient sur les chemins pour indiquer une direction, laisser un signe, inviter les passants à poursuivre.

Un mot enfin sur Bernard Basso-Bondini lui-même. Né un 21 août dans la deuxième moitié du siècle passé, il porte en lui la marque du Lion, ce mélange de courage, de panache et de respect d’autrui que ses proches reconnaissent immédiatement. Grand voyageur, il a parcouru plus de trente pays d’Afrique et d’Europe de l’Est, s’imprégnant avec patience des cultures et des traditions rencontrées. Originaire de Bergerac, figure qui évoque irrésistiblement le Cyrano de Rostand, il a longtemps sillonné la France fidèle à sa « BMW Adventure » avant d’entreprendre un voyage d’une tout autre nature, une quête intérieure en recherche de spiritualité et de sens. Cette démarche contemplative l’a conduit jusqu’à Nice, perle de la Côte d’Azur où il a choisi d’établir sa résidence. De cette vie faite de routes, de curiosité et de fidélité aux valeurs de cœur est né ce livre singulier, qui prolonge ses pas et ses méditations en les offrant généreusement à celles et ceux qui accepteront de le suivre dans cette exploration initiatique de la ville.

Balade Maçonnique en Terre Niçoise apparaît ainsi comme le fruit mûr d’un long compagnonnage avec la cité et avec la franc-maçonnerie : un livre écrit par quelqu’un qui sait ce qu’est marcher, arpenter, prendre la mesure d’un relief, mais aussi lire les traces invisibles, les fraternités discrètes, les promesses parfois trahies et pourtant jamais entièrement perdues.

Nice, baie des Anges
Nice, baie des Anges

Dans le paysage actuel de la littérature maçonnique, souvent saturé de synthèses théoriques ou de traités abstraits, l’ouvrage de Bernard Basso-Bondini apporte une respiration singulière. Il rappelle que la voie initiatique s’enracine toujours quelque part, dans une terre, une langue, des rues, des corps qui circulent. Nice devient ici laboratoire, temple à ciel ouvert, miroir de nos propres villes intérieures. Nous sortons de cette balade avec l’impression d’avoir reçu plus qu’un savoir : une manière de regarder, humble et fraternelle, qui fait de chaque plaque de rue, de chaque façade, de chaque colline, un signe possible sur la route longue et exigeante de l’initiation.

Balade Maçonnique en Terre Niçoise

Bernard Basso-BondiniLiberFaber, 2025, 354 pages, 25 €

LiberFaber, le site

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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