mer 19 novembre 2025 - 11:11

« Ab initio » : quand la géométrie des compagnons révèle l’âme des bâtisseurs

Dans les replis de l’histoire où se lovent les mystères de la pierre taillée, Jean-Michel Mathonière apparaît depuis plusieurs décennies comme un gardien vigilant des traditions compagnonniques, un veilleur penché sur les arcanes du bâtir spirituel.

Né en France au cœur du vingtième siècle, il a consacré son existence à exhumer les strates oubliées du compagnonnage, fondant des lieux de savoir et de transmission – tel le Centre d’étude du compagnonnage – qui irriguent aujourd’hui la réflexion sur les métiers, les rites de métier et la pensée initiatique.

Son œuvre, à la fois foisonnante, précise et patiemment documentée, rassemble des titres qui sonnent comme autant d’invocations : Fragments d’histoire du compagnonnage, où il déplie les rituels enfouis et les sociabilités de métier ; Les chefs-d’œuvre compagnonniques, qui révèlent la symbiose intime entre l’artisanat, l’imaginaire, la symbolique ; sans oublier, en 2021, le colloque international organisé par l’INHA, l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’IHMC et l’université de Nantes « Virtuosité(s), éthique et esthétique du geste artistique du Moyen Âge au XIXe siècle», où Jean-Michel Mathonière, dans sa conférence « Les chefs d’œuvres compagnonniques : typologie et histoire » relie le geste à la vision du monde qui le porte.

« Virtuosité » – Colloque international en 2021

À travers ces ouvrages, Jean-Michel Mathonière ne se contente jamais de documenter : il réinsuffle une vitalité nouvelle à la chaîne d’union qui relie les bâtisseurs d’hier aux quêteurs d’aujourd’hui, posant les fondations d’une compréhension plus profonde des voies hermétiques que nous empruntons collectivement dans notre quête de connaissance intérieure.

Avec Ab initio : la géométrie des compagnons tailleurs de pierre germaniques – ab initiose traduit le plus souvent par dès l’origine – nouveau volume des carnets de Bourbonnais l’Ami des Arts, la focale se resserre sur ce qui, dans l’ombre des chantiers médiévaux et modernes, a constitué la véritable « langue maternelle » des bâtisseurs : la géométrie. Dès les premières pages, nous discernons comment Jean-Michel Mathonière tisse un voile subtil entre les tracés ancestraux des tailleurs de pierre germaniques et les pulsations ésotériques qui animent leur art. Chaque ligne gravée dans la pierre n’apparaît plus seulement comme une mesure, mais comme l’invocation discrète d’une harmonie cosmique. La géométrie qu’il explore, ab initio, c’est-à-dire depuis ses origines primordiales, se déploie comme un langage premier où le quadratum et le triangulum s’entrelacent pour évoquer la dualité sacrée du ciel et de la terre. Dans les loges de la Bauhütte – ces ateliers communautaires du Saint Empire, imprégnés de fraternité, de discipline et de foi – les compagnons maniaient le compas non pour dompter la matière brute, mais pour éveiller l’esprit à des vérités qui la dépassent.

Jean-Michel Mathonière insiste sur cette portée initiatique : le secret géométrique ne se présente pas comme un rideau opaque destiné à exclure, mais comme un seuil à franchir, invitant à la contemplation intérieure. La figure n’est jamais gratuite : elle est passage. La tradition pythagoricienne affleure en filigrane, là où les nombres cessent d’être simples quantités pour devenir symboles vivants de l’unité divine, se déployant dans la multiplicité des formes architecturales. De page en page, le lecteur comprend que cette géométrie n’est pas une décorative abstraction, mais la charpente invisible d’un univers où tout est rapport, proportion, relation, et où la cathédrale elle-même est perçue comme la projection dans la pierre d’un ordre supérieur.

Guidés par l’auteur, nous pénétrons plus avant dans les arcanes de cette géométrie compagnonnique. Les « figures mères » – ces matrices primordiales que sont le carré élevé en octogone, le pentagone inscrit dans le cercle, les systèmes de subdivisions qui gouvernent les élévations et les plans – ne servent pas seulement à ériger des voûtes, des flèches, des coupoles gothiques ou renaissantes. Elles condensent une philosophie du bâtir qui transcende le visible. Chaque transformation du carré, chaque rotation du triangle, chaque division du cercle renvoie discrètement à une métaphysique des passages : de la terre au ciel, du profane au sacré, de l’extérieur vers le cœur du sanctuaire.

Transmises au sein des confréries germaniques, ces figures portent l’empreinte d’une spiritualité que l’on pourrait dire « proto-maçonnique », tant le vocabulaire, les préoccupations, les gestes eux-mêmes préfigurent ceux que la franc-maçonnerie spéculative reprendra et transposera en symboles. Les marques lapidaires, ces signes gravés sur les blocs, se révèlent alors dans toute leur épaisseur : elles ne se réduisent pas à une attribution comptable ou à une simple signature de chantier. Elles témoignent de la continuité d’une chaîne de maîtres, reliée par des signes partagés de Strasbourg à Vienne, de Ratisbonne à Cologne. L’ouvrage nous immerge dans cette dimension symbolique où la pierre, taillée selon des règles ésotériques, devient le miroir de l’âme : les hésitations, les corrections, les reprises, les ajustements du trait répondent aux luttes intérieures de l’artisan face à l’imperfection du monde matériel.

Jean-Michel Mathonière montre avec finesse comment ces compagnons, profondément imprégnés de ferveur religieuse, ont intégré les mystères chrétiens dans leurs tracés. La croix peut s’inscrire au cœur d’un plan, le triangle trinitaire structurer une élévation, la mandorle christique se laisser deviner sous l’enchevêtrement des arcs. L’acte de construire devient alors une prière muette adressée à l’Architecte suprême, une liturgie du geste où les proportions exactes, la lumière dosée, la forme ajustée ont valeur d’offrande.

Maître bâtisseur (gravure sur bois de Jost Amman datant de 1536)

À mesure que l’ouvrage progresse, Jean-Michel Mathonière déploie ses analyses à partir de figures emblématiques de la recherche sur les marques de tailleurs, au premier rang desquelles Franz Ržiha, dont les travaux pionniers révèlent des réseaux souterrains de connaissance partagée. En s’appuyant sur ces études, il montre comment les loges de la Bauhütte, éparpillées sur le territoire du Saint Empire romain germanique, ont fonctionné comme de véritables sanctuaires initiatiques : communautés de travail, certes, mais aussi gardiennes d’un savoir géométrique et symbolique préservé face aux bouleversements des Réformes, aux mutations politiques, aux tensions économiques.

Cette géométrie, que l’auteur qualifie de « secrète » sans la réduire à un occultisme stérile, apparaît comme un fil conducteur reliant les traditions compagnonniques germaniques à leurs homologues françaises. Jean-Michel Mathonière suggère des circulations, des emprunts, des réappropriations, parfois discrets, mais toujours significatifs, qui enrichissent la tapisserie maçonnique européenne. Les rituels de réception, les serments sur le compas et l’équerre, les formes mêmes de la sociabilité de métier trouvent ici un soubassement commun : la conviction qu’il existe un « bon ordre » du monde, lisible dans les nombres, les formes et les proportions, et que le bâtisseur, en le servant, se transforme lui-même.

L’ésotérisme inhérent à ces pratiques, loin de se satisfaire de spéculations abstraites, élève le tailleur de pierre au rang d’alchimiste du minéral. En transmutant la roche brute en édifice sacré, il accomplit une œuvre qui n’est pas sans analogie avec l’Œuvre au noir, au blanc et au rouge des traités hermétiques. La pierre porte la trace de ce combat : elle garde mémoire de l’outil, du coup porté, de la rectification. Dans une belle continuité, Jean-Michel Mathonière nous convie, par sa plume engagée, à une introspection personnelle sur notre propre chemin initiatique : chaque lecture, chaque schéma reproduit, chaque plan reconstitué devient un pas vers l’illumination intérieure, éveillant en nous les échos d’une fraternité plus vaste que celle des seuls chantiers.

L’approche de Jean-Michel Mathonière assume pleinement sa part de subjectivité et de passion. Loin de neutraliser son objet, elle lui donne chair. La géométrie des compagnons n’est pas, sous sa plume, un art muséifié et inscrit dans le passé, mais une force vivante qui interroge notre rapport actuel au sacré dans un monde désenchanté. Les tracés du quadratum évoquent certes la stabilité terrestre, mais aussi l’aspiration à s’en extraire ; ils dessinent des axes, des diagonales, des passages qui rappellent les spéculations néoplatoniciennes sur la remontée de l’âme. Le cercle, image d’une éternité divine sans commencement ni fin, vient, par sa rencontre avec le carré, symboliser la tension féconde entre l’infini et le fini, entre le principe et la manifestation. C’est tout un imaginaire hermétique qui affleure : synthèse alchimique des contraires, correspondances entre microcosme et macrocosme, recherche d’une juste mesure capable de guérir les fractures de l’âme contemporaine.

En explorant ces ramifications philosophiques, Jean-Michel Mathonière rappelle aussi que l’initiation maçonnique, ancrée dans le geste du tailleur, demeure une voie de connaissance où la pierre devient métaphore de l’être intérieur. Dégrossie, équarrie, polie par les épreuves, elle révèle peu à peu sa lumière cachée. La géométrie, ab initio, offre alors non seulement les clefs des cathédrales, mais aussi celles de notre propre architecture intime. Elle invite à recomposer le plan de notre vie comme un temple à relever, dans une danse patiente entre le visible et l’invisible, entre ce qui se mesure et ce qui se contemple.

Notes à propos des anges bâtisseurs et du Grand Architecte

Ce volume prend encore plus de relief lorsqu’il est replacé dans la continuité des trois titres précédents de la collection Les carnets de Bourbonnais l’Ami des Arts. Avec Notes à propos des anges bâtisseurs et du Grand Architecte, premier opus, Mathonière posait d’emblée la scène céleste : il y rassemblait des études consacrées au thème d’une richesse inépuisable, celui du Grand Architecte. En revisitant les miniatures médiévales où le Créateur façonne le monde au compas, en rappelant que l’expression de « Grand Architecte » apparaît déjà chez Philibert Delorme au XVIᵉ siècle et que l’iconographie du Deus Architectus parcourt tout le Moyen Âge, il montrait que la franc-maçonnerie spéculative, en reprenant cette figure, s’inscrit dans une longue tradition théologique et artistique. Déjà, le verset du Livre de la Sagesse – « Dieu a créé toutes choses selon le Nombre, le Poids et la Mesure » – offrait la clé d’une vision du monde entièrement ordonnée par la géométrie divine.

Tailler sa pierre aux sources d’un symbole maçonnique

Avec Tailler sa pierre : aux sources d’un symbole maçonnique, deuxième volume, le regard quittait le Ciel pour rejoindre l’atelier. À partir du moment où, au XVIIᵉ siècle, les francs-maçons s’approprient le langage symbolique du tailleur de pierre, ils ouvrent une porte où s’engouffre tout un corpus d’idées issues de la philosophie de l’architecture, des savoirs opératifs, de la culture professionnelle des « Maçons de pratique ». Jean-Michel Mathonière y montrait combien une part du symbolisme originel de la franc-maçonnerie ne peut se comprendre qu’en revenant à ces conceptions opératives : tailler la pierre, c’est répondre concrètement à la question « à quoi travaillent les francs-maçons ? », en montrant que l’édification du temple intérieur procède de la même logique que l’édification du temple de pierre.

Aux Arts et Sciences réunis les compagnons et le Trait

Dans Aux Arts et Sciences réunis : les compagnons et le Trait, troisième volume, l’auteur ouvrait la perspective vers les sciences exactes. Reprenant et développant le texte de sa conférence donnée à l’invitation d’Étienne Ghys à l’Académie des sciences, il montrait comment les compagnons tailleurs de pierre et charpentiers ont joué un rôle clé dans la construction des coupoles et des dômes, ces figures emblématiques de l’architecture savante. Curieux des arts et des sciences, comme le voulait leur code de conduite, les compagnons perfectionnaient et transmettaient le Trait, cette géométrie projective sophistiquée qui leur permettait de résoudre des problèmes de courbes, de surfaces, d’équilibres. Certains d’entre eux, outre leurs réalisations, ont laissé des ouvrages théoriques : ainsi se dessinait la figure du compagnon-architecte, à la croisée de l’intelligence manuelle et de la spéculation mathématique.

Avec Ab initio : la géométrie des compagnons tailleurs de pierre germaniques, quatrième maillon de cette chaîne, Jean-Michel Mathonière revient à la source de toutes ces approches : la géométrie comme matrice originelle. Après le Grand Architecte et les anges bâtisseurs, la pierre à tailler, le Trait des coupoles, il nous introduit au cœur des figures qui structurent, depuis des siècles, l’imaginaire et la pratique du bâtir en Europe germanique. Ce faisant, il propose au lecteur une sorte de tétralogie cohérente : du principe créateur à la main qui taille, de la main qui taille au trait qui calcule, du trait qui calcule aux figures mères qui donnent sens à l’ensemble.

Pour le lecteur maçon, compagnon, architecte, historien de l’art ou simplement amoureux des cathédrales, ces quatre carnets composent un véritable itinéraire initiatique. Ab initio en est l’un des jalons les plus lumineux, parce qu’il conjugue la rigueur de l’enquête historique, la précision du tracé et la profondeur d’une méditation symbolique. L’on referme ce petit livre dense avec le sentiment que, derrière chaque pierre marquée, chaque voûte, chaque coupole, subsiste encore la trace d’un geste qui, en cherchant à mettre de l’ordre dans la matière, cherchait aussi à mettre de l’ordre dans l’âme. Et que la géométrie, loin d’être un savoir « réservé », demeure une langue commune offerte à qui veut bien apprendre à lire, dans les lignes du monde, les lettres d’un alphabet sacré.

Ab initio : la géométrie des compagnons tailleurs de pierre germaniques
Les carnets de Bourbonnais l’Ami des Arts
Jean-Michel Mathonière
Jean-Michel Mathonière, 2025, 104 pages, 17 € – numérique 5,98 €

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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