Voltaire et la théologie britannique, Voltaire et la Franc-maçonnerie
« Si Dieu nous a fait à son image, nous le lui avons bien rendu »
Voltaire (Le Sottisier)
C’est au cours du 18e siècle que nous allons assister à un grand clivage intellectuel qui avait pris naissance au 16e siècle durant la Réforme et qui s’était poursuivi au 17e : va se former un courant libertin qui, peu à peu, deviendra athée et un courant déiste, continuateur, dans beaucoup de cas, des dissidents du protestantisme, avec parfois de fortes tendances rationalistes. Ceci est la cause de l’opposition qui aura lieu entre les vocables « Théisme » et « Déisme » (1). Nous retiendrons l’utilisation du mot déisme, qui semble à nos yeux, la plus proche du courant que nous observons.

Voltaire et la Maçonnerie s’en inspirerons abondamment. Les dernières années du 17e siècle et la première moitié du 18e, virent apparaître en Grande-Bretagne, des groupes de philosophes et de théologiens, dont le dessein était de ramener le christianisme à la mesure du raisonnable et du démontrable, en excluant la révélation, le mystère et le miracle. Ils n’étaient pas athées et voulaient que leur croyance soit essentiellement le fruit de la raison. Ils ne niaient pas d’une façon absolue la révélation, mais ils niaient toute révélation dont l’objet dépasserait la raison et voulaient un christianisme sans surnaturel. Entre la révélation de mystères (au sens où la religion entend ce dernier mot), révélation nécessairement limitée à un nombre restreint de privilégiés (la fameuse prédestination de Luther et Calvin), et l’immutabilité, la perfection ou la justice de Dieu disent les déistes anglais, il y a une contradiction majeure, car Dieu est parfait et immuable et la nature, elle aussi, est immuable. Il doit à sa justice de la faire connaître à tous également. Une doctrine ne peut venir de Dieu si elle n’est pas connue de tous. Dès lors, la raison qui est accordée à tous sans exception, qui est la lumière éclairant tout homme, n’est-elle pas la source authentique de la vérité religieuse, n’en est-elle pas la mesure et le juge comme de la vérité philosophique et scientifique ?…
S’il en est ainsi, l’inconcevable, le mystère, pas plus que le contradictoire, ne saurait être vérité religieuse et, comme toute la révélation devient inutile, « tout ce qu’elle enseigne de véritable, la raison avait qualité pour le découvrir et le reste ne compte pas ». C’est à la lumière de ces principes qu’il faut interpréter les Ecritures : ce qu’elles apportent au monde ne peut être inconcevable sous peine de n’être pas la vérité et aucune de leurs affirmations ne saurait même être admise sans preuves rationnelles et sans une évidente consistance. Les prophéties ne sauraient donc être prises au sens littéral, ce ne sont que des allégories.

Le credo des déistes britanniques est court : en général, ils acceptent comme traditionnellement évidentes ou démontrées l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la vie future (mais sans admettre l’existence d’un « châtiment éternel »). La morale et le culte sont simples également : « obéir à la nature, tel est l’unique précepte de la religion, résumé du culte universel… Celui qui dirige ses appétits naturels de la manière la plus utile ; à la fois pour l’exercice de la raison, la santé de son corps et les jouissances des sens, peut être certain qu’il ne pourra jamais offenser son Créateur. Puisque Dieu, en effet, gouverne toutes choses conformément à leur nature, il ne doit pas exiger de ses créatures raisonnables une autre conduite que celle qui est conforme à leur nature ». La loi naturelle contient donc toute morale. Il n’y a d’autre culte que de lui obéir : la religion se résume à « une constante volonté de nous rendre agréable à Dieu en agissant selon les fins de la création ». Le formalisme des sacerdoces et l’ascétisme sont donc anti-religieux…

Cette vision des choses fut soutenue, pour la première fois en Angleterre par Herbert de Cherbury (1581-1648) dans un livre intitulé « De veritate ». Elle va reparaître en 1680, dans deux ouvrages de Blount « 1654-1693) : « Les deux premiers livres de Philastrate concernant la vie d’Apollonius de Tyanes » et « Grande est la diane d’Ephèse ». Sans totalement les partager, le philosophe Locke (1632-1704), achève de les réveiller dans son ouvrage, « Le christianisme raisonnable » parut à Londres en 1695. A ce moment d’ailleurs, tout conspire en faveur de ces doctrines : la révolution de 1686 atteint, derrière les Stuarts, tout l’anglicanisme, avec ses dogmes révélés, nombreux et précis. De Hollande, arrivent, derrière Guillaume III, plus que jamais l’arminianisme (2) et le socianisme, mais aussi, les négations du « Dictionnaire » de Bayle (1695-1697) ; et les affirmations du « Tractatus theologico politicus » de Spinoza : « Il faut lire les livres saints avec la même indépendance d’esprit que s’il s’agissait des épopées de l’antiquité » ou encore « La révélation est pour un peuple et pour un temps et elle est subordonnée à la raison qui est la révélation permanente et profonde de l’essence divine ». C’est aussi l’époque des premiers essais d’une étude comparée des religions qui concluait à leur similitude. Ainsi le « De legibus hebraeorum ritualibus et earum rationibus libri tres », de Spenser (3), parut à La Haye en 1686. Les orientations déistes utilisèrent également le « sensualisme » de Locke et l’évolution et la philosophie de type unitarienne développée par Newton en regard des progrès scientifiques. Elles se développeront donc pleinement dans «Le christianisme aussi ancien que le monde ou l’évangile reproduisant la religion de nature », de Tindal (1657-1733) parut à Londres en 1730 ; dans le « Discours sur la liberté de penser » (Londres 1713) et le « Discours sur les fondements et les raisons de la religion chrétienne » (1724 à Londres) de Collins (1677-1731) et enfin, dans le « Discours sur les miracles » (parut à Londres de 1727 à 1729) de Woolston (1669-1731).

Le mouvement va se poursuivre, avec un peu moins de force, dans « La lettre sur Rome ou la religion des romains d’aujourd’hui dérivant du culte de leurs ancêtres païens » (Parut à Londres en 1729) de Middleton (1683-1750), dans « Le véritable évangile de Jésus-Christ » (1738) de Chubbs (1679-1747), dans « Le moraliste ou dialogue entre Philalèthes, théiste chrétien et Théophane, juif chrétien » (Parut à Londres de 1737 à 1739) de Morgan. Ces travaux aboutiront, en Angleterre, au déisme de Bolingsbrocke, et, en France à celui de Voltaire qui doit beaucoup à Tindal, comme nous le verrons. Les déistes n’exposèrent pas leurs convictions sans s’attirer bien entendu, certaines persécutions et de violentes polémiques venant des Eglises « officielles » ! Mais leurs adversaires, Clarke, Waterland, Bronone, Canybeare, Leland, Law, etc. ne surent pas les contrer réellement et leur opposèrent trop souvent de hautes et lourdes considérations et manquèrent leur but. Cette controverse eut pour conséquence l’athéisme, le scepticisme de Hume et, par contre-coup, le mouvement méthodisme de Wesley !
Le déisme anglais, influencera très profondément la pensée française : Herbet et Shaftesbury, les deux derniers déistes en date, avaient puisé beaucoup chez les écrivains français et ces idées revinrent dans leur pays d’origine, développées. Ceux qui les accréditèrent principalement furent naturellement Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et le groupe des encyclopédistes. Durant la régence, pendant la minorité de Louis XV (1714-1723), les productions des déistes commencèrent à circuler à Paris et en province. Le cardinal Fleury atteste le fait et le déplore : « A cette époque, une multitude de livres impies passèrent la mer, et la France en fut inondée, ou plutôt, tous ceux qui avaient parmi nous la prétention d’être des esprits forts, en furent empoisonnés ». Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) mérite de figurer, tout en étant moins connu dans ce domaine comme déiste et doit beaucoup à la lecture de Locke. Il expose ses idées religieuses, principalement, dans la « Profession de foi du vicaire savoyard » qui servira à la préface à son ouvrage pédagogique « L’Emile ». Il synthétise sa « religion naturelle », seule véritable, par trois vérités :
– L’existence d’un Être Suprême, dont la volonté « meut le peuple et anime la nature », mais dont il est impossible de savoir s’il est créateur,
– L’existence d’une matière régie par des lois fixes et constantes,
– L’existence, dans l’homme, d’une âme immatérielle et libre. Mais cette âme est-elle immortelle ? On ne peut ni l’affirmer ni le nier avec certitude. Toutefois, l’affirmer est plus probable.

Voltaire et Jean-Jacques Rousseau furent, jusqu’à la fin de leur vie, déistes, mais il n’en fut pas de même de leur milieu : Diderot, d’Alembert, Maupertuis, Grimm, l’Abbé Raynal, La Mettrie, Toussaint, Helvétius, d’Holbach, Robinet, Naigeon, Condorcet, Saint-Lalbert, Volnay, qui rejoignirent, comme en Angleterre, soit l’athéisme, soit le scepticisme. Ces orientations théologiques furent solennellement condamnées par le Concile du Vatican dans la constitution « Dei filius » et dans les canons qui y sont annexés. Puis vint Voltaire…
Nous n’évoquerons pas ici la vie de Voltaire, bien connue dans ses aventures de l’esprit, mais le Voltaire véritablement hanté par la recherche religieuse en ex-étudiant des jésuites, notamment son attirance vers les unitariens qu’il découvrira durant son exil britannique (4). Nous pouvons définir Voltaire, dans un premier temps comme agnostique, et il est faux de penser comme Faguet, le fait que « Voltaire est impénétrable à l’idée qu’il peut y avoir quelque chose de mystérieux ». Son agnosticisme premier va dans le sens que l’homme est trop limité par lui-même pour connaître Dieu. On connaît sa boutade célèbre : « La métaphysique contient deux choses:la première, tout ce que les hommes de bon sens savent, la seconde, tout ce qu’ils ne sauront jamais ! » (5). Ce qui lui semble fou, à la lettre, c’est la prétention d’atteindre l’absolu, de définir adéquatement Dieu, l’âme, la matière, de ramener à l’unité parfaite l’ensemble des êtres et des choses, tous leurs détails et tous leurs aspects.

Les systèmes peuvent rendre l’univers intelligible, mais leurs conséquences ne coïncident pas avec les faits. Avant tout son siècle, il se donne pour maîtres, Newton, qui « marque le passage du transcendant au positif par l’achèvement de la physique expérimentale » et Locke qui dit « Abandonnons les hypothèses métaphysiques, elles n’ont jamais abouti. Contentons-nous de savoir ce que nous pouvons savoir ». Voltaire sera toute sa vie déiste. Fénelon écrivait dans ses « lettres sur divers sujets de religion » : « Voltaire est très sérieusement déiste. Il croit, fortement à l’existence d’un Être Suprême et tout puissant, Architecte de l’univers ». Contrairement à ses contemporains athées, Voltaire dans son « Traité de métaphysique » prouve Dieu, d’abord par la contingence du monde, ensuite par les causes finales : l’univers et chaque être sont ordonnés à une fin et cela appelle, à l’origine des choses, une intelligence puissante. Il écrira plus tard : « Tout est art dans la nature » et assimilera l’univers à une horloge exigeant donc, « un Dieu éternel, géomètre ». Pour sa démonstration, il s’appuiera sur Newton qui écrit dans ses « Eléments de la philosophie » : « Le dessein ou plutôt les desseins variés à l’infini, qui éclatent dans les plus petites parties de l’univers étaient l’ouvrage d’un artisan habile ». Voltaire donnera aussi une « preuve » supplémentaire à laquelle il tient, sans cependant la trouver sine qua non : Dieu est nécessaire à l’ordre social. Il avancera également la preuve du consentement universel quand il fera du déisme la source et le fond de toutes les religions positives, et écrira au roi de Prusse : « Il y a chez tous les peuples qui font usage de leur raison des opinions universelles qui paraissent empreints par le Maître de nos cœurs, telle est la persuasion de l’existence de Dieu et de sa justice miséricordieuse ». Non content d’être déiste, Voltaire s’attaquera à l’athéisme tout le long de sa vie. Voici quelques exemples de réfutations dirigées, nous le devinons, contre d’Olbach et « Le système de la nature » :
a) Si l’on accepte, dit l’athée, la matière éternelle et doué d’un mouvement, nul besoin d’un premier moteur et d’un ordonnateur du monde.
Réponse : même si le mouvement est l’essentiel de la matière, ce qui n’est nullement prouvé, comment expliquer sans l’action d’une intelligence suprême la fixité et la régularité des infinies combinaisons du mouvement, leur obéissance à des idées directrices toujours identiques ? Et surtout la sensation dite l’intelligence ?
b) Une société d’athées est possible et semble la meilleure des sociétés (« Continuation des pensées sur la comète » de Bayle)
Réponse : Distinguant entre la populace et une société et une société de philosophes, Voltaire soutient que la croyance en un Dieu rémunérateur et vengeur est un frein nécessaire pour la populace. Distinguant ensuite entre athées de cour, détenteurs de pouvoir et athées de cabinet ou de spéculation, il affirme : « L’athéisme est un monstre très pernicieux dans ceux qui gouvernent ; il l’est aussi dans les athées de cabinet quoique leur vie soit innocente parce qu’ils ne peuvent percer jusqu’à ceux qui sont en place ».

Les conclusions de Voltaire étaient : « Dans l’opinion qu’il y a un Dieu, il y a des difficultés, dans l’opinion contraire il y a des absurdités ». Il y aurait donc un Être Suprême, nécessaire, éternel, organisateur de l’univers, auteur de l’ordre des choses. Cependant, il n’est pas possible d’aller plus loin dans la connaissance de l’Être Suprême car, « il y a l’infini entre Dieu et nous ». Dieu reste inaccessible et maître de ses décisions : « Il n’appartient qu’à Dieu d’expliquer son ouvrage ». Dans certains de ses écrits, Voltaire tend vers le panthéisme (Tout en étant opposé à Spinoza) et se demandait si l’intelligence même qui préside à l’univers « est quelque chose d’absolument distinct de l’univers comme le sculpteur l’est de sa statue, ou si cette âme du monde est unie au monde et la pénètre ». Où est le Premier Principe et est-il infini ? Voltaire répond : « Il est dans tout ce qui est, comme le mouvement est dans tout le corps d’un animal. Mais, je ne vois aucune raison pourquoi cet Être nécessaire serait infini. Sa nature me paraît d’être partout où il y existence ». Puis, « il n’y a pas un seul mouvement, un seul mode, une seule idée, qui ne soit l’effet immédiat de cette cause universelle toujours présente ». L’Être Suprême, le Grand Être Nécessaire, apparaît lui-même soumis à des lois nécessaires, « Il a tout fait nécessairement ».

Voltaire envisage-t-il la providence ? Avec ses conceptions sur Dieu, il ne peut croire à la providence particulière. Dans « Le dialogue sur la Providence », le philosophe dit à sa sœur Fessue : « La providence de Dieu serait ridicule, si, dans chaque moment elle descendait à chaque individu ». Mais Voltaire constate aussi l’existence obsédante du mal et cela sera une obsession pour lui, dont il tentera de se libérer, tant bien que mal, par l’humour dans « Candide ». Il ne comprend pas et l’avoue dans le Dictionnaire à l’article « puissance » : « Il ne reste donc que d’avouer sans comprendre, que Dieu ayant agi pour le mieux, tout est moins mal qu’il se pouvait ». Si Dieu est tel, et « si une mathématique générale dirige toute la nature », la seule prière qui puisse convenir à Dieu est la soumission et la prière qui demande est une chose vaine.
En ce qui concerne le miracle, il paraît à Voltaire impossible et impliquant contradiction : alors que le cours régulier des choses proclame la gloire de Dieu, le miracle, à supposer qu’il fut possible, serait de la part de l’Être Suprême, l’aveu que cette « immense machine du monde », qu’il a faite aussi bonne qu’il a pu, a besoin d’être retouchée ! Existe-t-il aussi, dans l’homme, un principe spirituel et immortel que l’on appellerait « âme » ? En 1719, dans « l’Epitre à Gémonville », Voltaire espère que « Dieu conserve pour lui le plus pur de notre être et n’anéantit point ce qu’il daigne éclairer ». A la suite de Bayle, il va aussi séparer la morale de toute religion positive : Dieu n’a pas sur la morale de cette influence d’avoir fixé les caractères fondamentaux de la nature humaine d’où elle découle et l’homme n’est tenu à l’endroit de Dieu qu’à l’obligation d’adorer en lui l’Architecte de l’Univers et de respecter les lois de la nature humaine. Chez Voltaire, morale, déisme et religion se confondent. Des quatre classes de déistes que distinguaient Clarke, Voltaire rentre dans celle « qui admet Dieu, la Providence générale et le caractère obligatoire de la loi morale »

Vivant dans un contexte catholique, Voltaire, déiste convaincu, s’attaquera évidemment à cette Eglise. Mais, à Ferney, il ne négligera pas non plus les attaques contre le protestantisme, en particulier le calvinisme. Pour lui, toutes les religions positives sont des superstitions : « La superstition est à la religion ce que l’astrologie est à l’astronomie, la fille très folle d’une mère très sage » dit-il, dans son « Traité de la tolérance », et il ajoute, dans le Dictionnaire (A l’article « Déisme ») cette profession de foi : « Le déisme est le bon sens, les autres sont le bon sens perverti ». Il fait un « classement » des religions et met au-dessus de toutes les autres la religion chinoise et dit, dans son « Essai sur les mœurs » : « Les chinois sont depuis deux mille ans le premier peuple de la terre dans la morale et dans la police, et jamais les lettrés n’ont eu d’autres religions que l’adoration d’un Être Suprême. Leur culte fut la justice, ils ont la religion idéale ». Il n’a guère de sympathie pour l’Islam : « Un recueil de révélations ridicules, une rapsodie », mais néanmoins, il le proclame « plus censé que le christianisme puisqu’on n’y tombait point dans le blasphème extravagant de dire que trois Dieux font un Dieu. La religion d’Allah, si on n’y avait pas ajouté que Mahomet est son prophète eut été aussi belle et aussi pure que celle des lettrés chinois ». Dans le christianisme, bien qu’il déteste Calvin et son intolérance, il préférera le protestantisme (marginal !) au catholicisme : « C’est peut-être, de toutes les religions, celle que j’adopterais le plus volontiers, si j’étais réduit au malheur d’entrer dans un parti ». Parmi les protestants, sa sympathie ira aux Quakers, mais surtout aux sociniens.

Pour Voltaire, le Christ n’est naturellement pas le fils de Dieu, mais un « déiste juif », et les déistes sont les seuls qui sont de sa religion. Ses disciples en firent un Dieu et transformèrent totalement son message : « Le christianisme du temps de Constantin est plus éloigné de Jésus que de Zoroastre » ! Pour lui, le christianisme a une origine platonicienne, la trinité en particulier, par l’intermédiaire des juifs d’Alexandrie et de Philon en particulier : « La philosophie de Platon, fit le christianisme ». Voltaire ne cessa de dire qu’une nation a besoin de l’adoration d’un Dieu et d’une religion et que le déisme est la seule religion qui convienne : en elle, les hommes réalisent la tolérance et ce que nous pourrions appeler un « gentlemen agreement » et il ajoute, à l’article « religion » du Dictionnaire : « Il est aussi impossible que cette religion pure et éternelle produise du mal, qu’il était impossible que le fanatisme chrétien n’en fît pas ! » Les conséquences politiques de ce combat contre l’Église catholique sont chez Voltaire de plusieurs ordres :
– L’Église n’a autorité que sur des âmes et uniquement pour les choses spirituelles.
– Les assemblées et associations religieuses doivent être déclarées à l’État.
– Les ecclésiastiques ne peuvent se réclamer de leur religion pour intervenir dans les affaires de l’État. Il y a séparation absolue des deux domaines.
– Les ecclésiastiques doivent être payés par l’État comme fonctionnaires.
– La société sécularisée doit reposer, non plus sur le droit divin, mais sur le droit naturel qui établit d’abord le droit de l’homme et la liberté.

Ces principes, découlant de la pensée voltairienne, instituent, par excellence la charte de la laïcité avant l’utilisation du terme. Naturellement, les révolutionnaires de 1789 vont les reprendre avec enthousiasme. Mais, le déisme ne peut se définir sans une lutte constante pour la liberté de conscience et la tolérance. Voltaire, comme Locke (dans son « Epistola de Tolerantia » de 1689), pense que chacun est libre d’avoir ou ne pas avoir telle ou telle croyance, sans être puni pour ses idées. La liberté de conscience est, à ses yeux, un droit naturel, comme la liberté de penser dont elle est un aspect auquel ne saurait être opposé le droit humain, « lequel ne peut être fondé que sur le droit de nature » (« Traité de la tolérance »). Pour lui, la tolérance maintient la paix des empires et aide à leur prospérité. Combien la France a perdu à révoquer l’Edit de Nantes ! L’une des conséquences sera la grande admiration que portera Voltaire au système parlementaire anglais qui, pour lui, assure à tous les citoyens la liberté, sous la surveillance des lois qu’on fait leur représentants et qui sont ainsi à l’abri de l’arbitraire et peuvent avoir les idées religieuses qu’ils veulent. Le déisme conduit Voltaire au mondialisme : en effet, l’idée de patrie lui deviendra insupportable à mesure que l’âge avancera. Il se voudra citoyen du monde et pacifiste. L’action du « roi Voltaire » pour la tolérance eut des effets importants : le 27 novembre 1787, était signé l’Edit de Tolérance.
Naturellement, il y avait connivence presque absolue entre l’esprit voltairien et les sociniens ou les unitariens qu’il avait rencontré lors de ses séjours en Hollande et en Angleterre. Il fut très certainement influencé par eux et la question se pose s’il ne fut unitarien de coeur ? Nous pouvons répondre que oui, dans l’esprit mais non formellement, étant trop indépendant. En tout cas, il va devenir le plus grand propagandiste des idées théologiques unitariennes en France : antitrinitarisme, déisme, refus du péché originel et de l’incarnation salvatrice, tolérance et liberté de conscience. Sa sympathie pour ce courant spirituel apparaît de manière très courante dans son œuvre et sa correspondance. Citons quelques exemples.

Tout d’abord la célèbre « lettre 7 des Pensées philosophiques » sur les sociniens, ou ariens, ou antitrinitaires : « Il y a ici une petite secte composée d’ecclésiastiques et de quelques séculiers très savants, qui ne prennent ni le nom d’ariens ni celui de sociniens, mais qui ne sont pas du tout de l’avis de Saint-Athanase sur le chapitre de la Trinité, et qui vous disent nettement que le Père est plus grand que le fils…Quoi qu’il en soit, le parti d’Arius commence à revivre en Angleterre, aussi bien qu’en Hollande et en Pologne. Le Grand Monsieur Newton faisait à cette opinion l’honneur de la favoriser : ce philosophe pensait que les unitaires raisonnaient plus géométriquement que nous. Mais le plus ferme patron de la doctrine arienne est l’illustre docteur Clarke.
Cet homme est d’une vertu rigide et d’un caractère doux, plus amateur de ses opinions que passionné pour faire des prosélytes, uniquement occupé de calculs et de démonstrations, une vraie machine à raisonnements… ». A partir de cette découverte des unitariens, Voltaire reviendra fréquemment sur la question, surtout à partir de 1756. Nous savons que l’article « Genève » de l’Encyclopédie, inspiré par lui à Dalembert, contenait le mot capital de socianisme qui provoqua une protestation officielle des pasteurs. L’ « Essai sur les moeurs » mentionne plusieurs fois les sociniens, d’abord, à propos de Michel Servet qui » adaptait en partie les anciens dogmes soutenus par Sabellius, par Eusèbe, par Arius, qui dominèrent dans l’orient et qui furent embrassés au XVIe siècle par Lelio Socini, reçus ensuite en Pologne, en Angleterre, en Hollande ».

Dans l’esprit de Voltaire et en réalité, la conciliation entre déistes et sociniens se fit dans l’Angleterre de Charles II : « Le déisme, dont le roi faisait une profession assez ouverte, fut la religion dominante au milieu de tant de religions. Ce déisme a fait des progrès prodigieux dans le reste du monde. Le comte de Shaftesbury, le petit fils du ministre, l’un des plus grands soutiens de cette religion, dit formellement, dans ses caractéristiques, qu’on ne saurait trop respecter ce grand nom de déistes. Une foule d’illustres écrivains en ont fait profession ouverte. La plupart des sociniens se sont rangés à ce parti ». Dans un autre fragment de l’ « Essai sur les moeurs », on revoit les sociniens de la Pologne du 17e siècle : « Quant à la religion, elle causa peu de troubles dans cette partie du monde. Les unitariens eurent quelques temps des églises en Pologne, dans la Lithuanie, au commencement du XVIIe siècle. Ces unitariens, qu’on appelle tantôt sociniens, tantôt ariens, prétendaient soutenir la cause de Dieu même, en le regardant comme un être, incommunicable, qui n’avait un fils que par adoption ».
Dans le « Dictionnaire philosophique » et les « Questions sur l’Encyclopédie », la doctrine socinienne sera souvent exposée et en 1767, dans son article sur « La divinité de Jésus-Christ », il n’hésite pas à écrire : « Les sociniens qui sont regardés comme des blasphémateurs, ne reconnaissent point la divinité de Jésus-Christ. Ils osent prétendre avec les philosophes de l’antiquité, avec les juifs, les mahométans et tant d’autres nations, que l’idée d’un Dieu homme est monstrueuse, que la distance d’un Dieu à l’homme est infinie, et qu’il est impossible que l’Être infini, immense, éternel, ait été contenu dans un corps périssable ». Vers la fin de sa vie Voltaire s’intéressait toujours aux unitariens. Ainsi, le 8 novembre 1773, il écrit à Frédéric de Prusse : « Tout ce qui me fâche, c’est que vous n’établissiez pas une église de sociniens comme vous en établissez plusieurs de jésuites, il y a pourtant encore des sociniens en Pologne. L’Angleterre en regorge, nous en avons en Suisse, certainement Julien les aurait favorisés, ils haïssent ce qu’il haïssait, ils méprisent ce qu’il méprisait, et ils sont honnêtes gens comme lui ».
Et l’on sent dans cette lettre plus qu’une sympathie intellectuelle, mais la véritable tendresse que l’on éprouve pour une famille…

Bien entendu, la Franc-Maçonnerie ayant vu le jour dans la Reforme sera, elle aussi, attirée par les courants dissidents du protestantisme compte-tenu que dans la société britannique un nombre de personnalités éminentes ont rejoint ces courants, notamment Isaac Newton, dont le Secrétaire et admirateur à la Royal Society sera Désaguliers ! Nous retrouvons dans la Maçonnerie, tout ce qui répondait à l’orientation de ces courants : libre interprétation, tolérance, laïcité, distance vis-à-vis de la théologie et d’une définition de Dieu. Cependant demeure le fondement religieux de l’institution maçonnique et la tentation d’y recourir parfois. Ce qui va se dérouler durant la Révolution française…
Notes
(1) Théisme et Déisme : Le théisme fut un mot longtemps employé comme contraire à l’athéisme et qui proposait l’existence d’un Dieu unique comme référence. Mais le mot déisme nous semble plus adapté pour traiter de l’histoire religieuse, par son évolution dans différents courants et par la négation même du concept de Trinité, donc d’un Dieu en trois. Idée que les marginaux de la Réforme et les libres-penseurs attaqueront de plus en plus. Notamment les sociniens.
(2) Arminianisme : courant religieux crée dans le protestantisme par Arminius qui, contrairement à la prédestination luthérienne et calviniste propose une vie spirituelle qui repose sur le libre-arbitre.
(3) Herbert Spenser (1820-1903) : Philosophe et sociologue.
(4) Pomeau René : La religion de Voltaire. Paris. Librairie Nizet. 1974.
(5) « Lettre au Prince Royal de Prusse » du 17 avril 1737.
(6) Dicken A.G. : « La Réforme et la société au XVIe siècle ». Paris. Ed. Flammarion. 1969.
(7) Les Hussites :
(8) Bloch Ernst : « Thomas Münzer ». Paris. Ed. 10/18. 1975.
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