dim 23 novembre 2025 - 14:11

II – Spiritualité versus Sécularité et Réalité

Pour lire la première partie de l’article, c’est ici

Au cours de la traditionnelle Chaîne d’Union qui clôt nos travaux, nous entendons la phrase « Bien au-dessus des soucis de la vie matérielle, s’ouvre pour le franc maçon le vaste domaine de la pensée et de l’action…»
La pensée seule, si elle améliore celui qui l’émet comme celui qui la reçoit, ne suffit pas à transformer le monde. Il lui faut une traduction concrète, un accomplissement dans la réalité des faits et des actes.

Manière dont s’articulent la recherche spirituelle et la réalité, celle de la vie quotidienne.

C’est ce cheminement qu’illustre, par exemple, l’œuvre de Goethe, lorsqu’il décrit dans son poème Les Secrets, de 1785, une société constituée d’hommes de bien et de bonne volonté, qui surmontent l’égoïsme et leurs passions et qui cultivent le secret non pas contre la société qui les entoure et dont ils participent, mais à son profit, pour se mettre au service de leurs semblables. Les membres de cette confrérie s’imposent de respecter la loi du silence, parce que ce dernier est la marque symbolique de leur commune volonté de progresser ensemble, et de leur confiance partagée dans l’humanité des hommes.

Relisons aussi le livret de la Flûte Enchantée, qui fût jouée à Weimar en 1794, inspirant d’ailleurs à cette occasion à Goethe une Seconde Partie de la Flûte Enchantée, un texte écrit un an plus tard et demeuré inachevé.

Pensée et action sont liées.

La pensée est, par nature, l’œuvre de l’esprit, le pur produit de la spiritualité prise au sens élémentaire du terme. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est la pensée.
La pensée peut être définie simplement comme  l’entendement et la raison en tant que capacités de comprendre et de connaître, ce qui intègre, en les dépassant, les capacités de perception,  de mémoire, d’imagination ou de volonté.

Aristote estimait que la pensée est la réflexion rationnelle qui se superpose à un premier donné psychologique qui est de l’ordre du senti. La pensée est synonyme d’intelligence et se distingue des sentiments.

Pour Descartes, la pensée englobe tous les phénomènes de l’esprit : «Par le nom de pensée, j’entends tout ce qui est en nous de sorte que nous en sommes immédiatement conscients». Penser et réfléchir sur sa propre pensée sont un même acte qui se traduit dans le fait d’être conscient.

Enfin pour Kant, penser c’est «connaître par concepts et juger «. Il s’agit donc d’une élaboration de l’esprit servant à former des représentations, distincte en cela de la perception directe des stimuli du monde extérieur.

Penser, en tous cas, en tant que concept philosophique, renvoie à la notion d’intelligence en tant qu’outil psychologique.
La notion d’intelligence recouvre la capacité de comprendre et de s’adapter. Il s’agit d’une forme d’équilibre qui s’établit à l’intérieur de l’esprit d’une personne entre l’assimilation des données d’une situation et ses réponses modulées pour les approprier à toute donnée nouvelle.

Plus élaborée que cette intelligence adaptative, l’intelligence conceptuelle est caractérisée par les fonctions d’abstraction, d’analyse des formes d’organisation du réel par le symbolisme, ainsi que par le raisonnement et le jugement logique.

Le regard lucide, donc le jugement sur soi-même, et la capacité à agir sur soi sont le fondement de la véritable conscience de soi en même temps que le pré-requis pour celui qui veut agir sur les autres.

Jadis, l’étude de la philosophie commençait par Le premier Alcibiade de Platon où Socrate persuade Alcibiade que s’il veut servir la cité il faut d’abord qu’il se connaisse lui-même et le métier de gouverner. Chacun de nous connaît naturellement ce texte, en tous cas le fameux « Connais-toi toi-même » qui en est extrait.

Et Confucius disait «Si un homme sait se gouverner lui -même, quelle difficulté aura-t-il à gouverner l’État ? Mais celui qui ne sait pas se gouverner lui -même, comment pourra-t-il gouverner les autres ? «

On connaît peu en Occident le mandarin, philosophe et homme d’action Wang Shou Jen, qui vécut en Chine de 1472 à 1529. Ce penseur, qui inspire portant de nombreux auteurs contemporains chinois et japonais tels que le réalisateur Mishima, écrivait :  « Il est facile de vaincre des bandits tapis dans la montagne, mais il est difficile d’écraser l’ennemi caché dans notre cœur « .
Les témoignages sur sa vie et son influence révèlent que son souci de justice et d’équité (Yi), sa rectitude (Zheng) personnelle, sa volonté d’acier, sa croyance dans un idéal universel en faisaient un modèle particulièrement cher au cœur de tous ceux qui ne souffraient pas la compromission avec la corruption généralisée du pouvoir politicien de son époque.
On doit à Wang Shou Jen une formule célèbre et quatre axiomes résumant sa doctrine. La formule, c’est tout simplement : « Connaissance et action ne font qu’un »
La Doctrine en quatre axiomes s’énonce ainsi:
« Bien et Mal ne se trouvent pas dans la substance originelle de l’Esprit ».
« Bien et Mal apparaissent seulement quand s’active l’Intention ».
« Bien et Mal se reconnaissent cependant grâce à la faculté du Savoir Inné ».
« Bien se pratique et mal se repousse grâce à la Rectification par l’Action ».
Ces pensées, rédigées il y cinq siècles de l’autre côté de la Terre, n’éveillent-elles pas chez nombre d’entre nous quelques réminiscences ?

De la pensée à l’action, il y a cependant un pas, un temps nécessaire. Il faut bien faire la différence entre la capacité à raisonner et l’actualisation, la concrétisation de cette capacité, c’est-à-dire la pensée «en action».

Au surplus, avoir la capacité d’accomplir une action n’est pas garant de la performance de cette action.

Enfin, on peut avoir la capacité d’exécuter une action mais ne pas nécessairement vouloir passer à l’action.
Dès lors, quoique la connaissance de soi et de ses capacités intellectuelles soit importante, l’évaluation de la mise en action de ses capacités dans des situations concrètes revêt une importance décisive. C’est ici, en particulier, qu’intervient le recours à la pratique de l’apprentissage.
Je voudrais citer ici un professeur de philosophie de l’Université de Laval, au Québec.
Au cours d’un séminaire sur la philosophie de la pensée, le Pr. Gilbert Boss rappelait que «selon l’opinion commune, penser et agir sont deux choses non seulement différentes, mais même opposées. Tant que quelqu’un pense ou réfléchit, ou, pire encore, médite, rêve, il n’agit évidemment pas. Et dès qu’il agit, on ne peut sans doute pas dire qu’il ne pense plus, mais alors sa pensée est entièrement subordonnée à l’action, elle n’est plus qu’un mécanisme de régulation de l’action, quelque chose qui est souvent plus instinctif que proprement intellectuel. »

On distingue généralement deux types de caractères opposés, celui de l’homme d’action et celui du méditatif. Ces deux caractères ne se mélangent que difficilement. Quand le méditatif se mêle d’agir, il est aussitôt dépassé par les événements et presque toujours décalé par rapport à ce qui se passe, qui est d’un autre ordre que les objets de ses réflexions.
Et inversement, quand l’homme d’action se mêle de philosophie, il s’y perd aussi, avance des banalités comme de grandes vérités, et bien souvent s’exprime de manière inadéquate y compris sur ses propres actions, dont il est incapable d’analyser les motifs, les ressorts, les circonstances, parce que ce n’est justement pas par de telles considérations qu’il s’est décidé et qu’il a agi.

Pourtant, il est évidemment impossible de radicaliser cette opposition entre la pensée et l’action.

Les sciences et les techniques nous apprennent que les progrès de la théorie, donc de l’expression d’une pensée très abstraite, conduisent souvent à des modifications essentielles dans le domaine de l’action. Les sciences empiriques, expérimentales, manifestent quant à elles que ces progrès théoriques ne sont pas dus à la seule méditation pure, hors de toute influence du monde de l’action. Elles impliquent non seulement des capacités dans l’ordre de l’expérimentation, donc de l’action appliquée sous forme de technique et d’une forme d’action, mais également une situation économique et sociale favorable, et donc un certain degré dans le développement de l’action.

Même en nous en tenant à ce seul exemple, il est donc évident qu’entre l’acte et la pensée, il n’y a pas une opposition radicale signifiant une exclusion réciproque, mais qu’il existe au contraire des implications très évidentes dans notre civilisation aussi bien que dans d’autres qui attribuaient un pouvoir direct d’action à la pensée, comme dans la magie.

L’opposition entre pensée et action est pourtant intuitivement largement répandue.

Chacun comprend bien que, dans n’importe quel milieu, quand quelqu’un avance l’injonction : «maintenant, il faut agir ! «, il apparaîtrait incongru de répondre « vous avez raison, mettons-nous à réfléchir ! «, parce que, ce qui était impliqué dans l’appel à l’action, c’était justement l’opposé, à savoir quelque chose comme : « réveillez-vous, cessez de réfléchir ou de rêver, il est temps de passer à l’action ! »

Passer à l’acte, c’est mettre fin à ce qui était censé précéder l’acte et rester d’une nature étrangère à lui. Et pourtant !…

Enfin, on admettra aisément que la pensée ne soit pas un mouvement au sens littéral ou physique. C’est même l’une des caractéristiques marquantes de la pensée qu’elle peut se dérouler dans l’immobilité, au point qu’elle privilégie souvent ce type de conditions extérieures. Sans bouger, je peux parcourir l’univers par ma pensée. Sans bouger, je peux anticiper l’action, imaginer ses conséquences, prévoir ses effets.

Nos mouvements, dans nos Temples, sont limités à l’essentiel. Quelques déambulations minimalistes et bien réglées; une position figée à l’ordre pour s’adresser au Vénérable, … rien qui sollicite véritablement la mobilité de notre corps, tout, au contraire, pour favoriser la seule expression de notre esprit.

En 1999, Bernard Ginisty, directeur de la revue Témoignage Chrétien, écrivait que la quête de sens est devenue un lieu commun révélant plus souvent un malaise qu’un travail effectif de reconstruction de significations collectives. D’où le constat selon lequel, faute de vision collective d’avenir, la place est libre pour toutes les régressions. Les exemples comme la montée des nationalismes ou des extrémismes religieux le montrent hélas chaque jour davantage.  Le long travail de pensée, d’éducation, de spiritualité vers la reconnaissance de la personne comme individu responsable irréductible à son clan, sa religion ou sa corporation, se trouve remis en question. L’universalité du bien commun n’étant plus considérée comme au-dessus des intérêts particuliers, ceux-ci prolifèrent dans des stratégies claniques.
Alors, écrit Bernard Ginisty, «ne nous reste-t-il qu’à sombrer dans une morosité sans espoir, en vivant au jour le jour, pour ceux qui le peuvent, les consommations individualisées proposées par la publicité ? Guéris à tout jamais des élans généreux, au vu des barbaries commises en leur nom, devons-nous nous rallier au paradigme unique du marché ? »
Vision sombre qu’éclaire une invitation à fréquenter ce que Ginisty appelle l’espace laïc, en donnant à ce mot un sens bien particulier, rappelant ce qu’ écrivait un pasteur protestant du siècle dernier « Si Dieu existe, il est celui de tous les hommes : il est donc laïque.»

Cet Espace laïc, cet espace de spiritualité universelle, constitue un des lieux majeurs de lutte contre les fausses idoles devant lesquels nos sociétés se prosternent. Réagissant contre les tentations de pouvoir, de richesse, d’intolérance, il nous invite à retrouver le chemin de l’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans le dessein concret de la fraternité universelle.

Comme nous invite à le considérer une réflexion de notre Frère Jean-Émile Bianchi : réalisation intérieure et appréhension extérieure du monde sont intimement liées. Ésotérisme et exotérisme ne sont que deux composantes, nécessairement simultanées et conjointes, du chemin sur lequel s’engage l’initié. 

La démarche spirituelle, qui caractérise l’engagement maçonnique, est certes avant tour une démarche intérieure. Mais nulle démarche ne saurait s’inscrire dans le monde des hommes sans se fonder ou s’appuyer sur un regard extérieur. Les ermites qui s’isolent dans les grottes d’un désert, comme les spéculatifs qui assurent consacrer leur vie à prier et méditer pour le salut de mon âme, se déconnectent doublement de leurs frères en humanité, comme points de départ de leur travail intérieur et comme récipiendaires d’une part du fruit de ce travail.

Et surtout, me semble-t-il, nulle progression intérieure ne trouverait pleinement son sens si elle ne se concrétisait pas dans la réalité extérieure, au profit et en phase avec l’entourage immédiat comme avec la société toute entière.

La démarche maçonnique est une démarche individuelle, certes, mais aussi une démarche de solidarité avec l’universel. Le Maçon s’engage à poursuivre au dehors l’œuvre commencée dans le Temple, grâce à la Lumière qui a éclairé le travail partagé avec ses Frères ou ses Sœurs et qui continue de briller en lui ou en elle tandis qu’elle demeure invisible aux regards des profanes. Le Siècle interpelle le Maçon avant qu’il ne s’isole dans le Temple. Le Siècle attend le Maçon au moment où, le travail en Loge accompli, il en franchit la porte pour retrouver le monde profane.

Les tensions entre spiritualité, sécularité et réalité ne sont pas à envisager comme des contradictions insurmontables, mais comme des dialogues et une complémentarité nécessaires. Car, c’est peut-être dans la confrontation honnête entre cheminement intérieur, tolérance et faits du quotidien que peut naître la sagesse.

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Jean-Jacques Zambrowski
Jean-Jacques Zambrowski
Jean-Jacques Zambrowski, initié en 1984, a occupé divers plateaux, au GODF puis à la GLDF, dont il a été député puis Grand Chancelier, et Grand- Maître honoris causa. Membre de la Juridiction du Suprême Conseil de France, admis au 33ème degré en 2014, il a présidé divers ateliers, jusqu’au 31°, avant d’adhérer à la GLCS. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur le symbolisme, l’histoire, la spiritualité et la philosophie maçonniques. Médecin, spécialiste hospitalier en médecine interne, enseignant à l’Université Paris-Saclay après avoir complété ses formations en sciences politiques, en économie et en informatique, il est conseiller d’instances publiques et privées du secteur de la santé, tant françaises qu’européennes et internationales.

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