Que se passe-t-il vraiment lorsque nous nous touchons ? Et si, sous l’évidence du contact, se cachait la plus grande énigme de notre existence ?
Nous croyons que le toucher nous donne l’évidence du monde. Mais si le contact n’était jamais immédiat… et ne cessait de nous échapper ?
Rien n’est plus proche que notre propre peau. Et pourtant, jamais nous ne l’atteignons tout à fait.
Comment se fait-il que je puisse sentir ma main qui sent ? D’où vient ce mystère d’une chair à la fois si intime et si étrangère ?
Toucher l’autre : un geste simple en apparence…un geste où se joue pourtant la possibilité même du respect.
Pour essayer de répondre j’ai exploré et complété le texte Le chiasme et le restant (la « phénoménologie française » au contact de l’intouchable) par Jacob Rogozinski.
Les questions philosophiques connaissent parfois d’étranges destinées : « aussi marquantes soient-elles, il leur arrive néanmoins de s’estomper » avant de faire retour au premier plan
C’est ce qui est arrivé à la question du toucher : après son importance majeure chez Husserl et Merleau-Ponty elle avait « disparu presque totalement de notre horizon intellectuel » jusqu’à ce que les œuvres récentes de Michel Henry et Jacques Derrida ne la replacent au centre du débat
Mais s’ils partent de la même question, « chacun d’eux va son chemin » et leurs divergences sont profondes — sans concession ni conciliation.
Henry : la vérité du toucher n’est pas dans le toucher
Pour Michel Henry, le toucher est trompeur, il n’accède pas à l’identité intérieure du vivant. Il est, comme les autres sens, un « sens du lointain » tourné vers « la transcendance du monde » . Même lorsque je touche mon propre corps, « ce que nous touchons alors dans ce contact, […] c’est l’extérieur lui-même ».
L’intimité véritable réside ailleurs : dans « l’auto-affection pathétique » de la Vie, où la chair « ne s’écarte jamais de soi »
Mon corps que je touche n’est pas moi. Ce qui est moi, c’est la chair invisible, vécue de l’intérieur.
Derrida : toucher, c’est ne pas coïncider avec soi
À l’opposé, Derrida lui, part exactement à l’inverse. Il refuse la « métaphysique haptique » (tout ce qui est en rapport avec le sens du toucher) qui croit que le toucher donne un contact immédiat au présent. Il affirme : « Le Je se touche en s’espaçant, en perdant le contact avec soi » — « il se touche sans se toucher ».
Il existe toujours un « hiatus du non-contact », un espacement interne au contact qui l’ouvre plutôt qu’il ne l’annule. Toucher n’est jamais coïncider. Toucher n’est jamais fusion : c’est se découvrir traversé par l’autre.
Le différend sur le chiasme tactile
Merleau-Ponty avait donné à cette question sa profondeur : lorsque ma main touche l’autre main, elle est à la fois touchante et touchée. C’est ce qu’il nommait le chiasme, fondement de la réversibilité du corps : toute perception est doublée d’une contre-perception, un acte à deux faces : « Ma main droite touche ma main gauche tandis que celle-ci touche les choses ; elle est donc à la fois touchante et touchée. »
Le chiasme est l’expérience originaire de l’incarnation : la chair du monde et la chair du corps s’entrelacent dans une coïncidence sans reste.
Pour Merleau Ponty, le chiasme est le fondement même de l’être-au-monde. La chair est généralité incarnée (ni sujet ni objet, mais entrelacs).
Le chiasme et le restant de Rogozinski
Henry comme Derrida contestent toutefois cette expérience — mais chacun à sa manière. Pour Derrida, le chiasme « fait la part trop belle au contact sans distance » : il oublie « un dehors étranger » qui « doit même faire partie de l’expérience du touchant touché
Ainsi, l’un reproche d’être trop fusionnel ; l’autre, pas assez.
| Michel Henry | Jacques Derrida |
| Philosophie de l’immanence et de l’auto-affection de la Vie. | Pensée de l’altérité et de la différance qui empêche toute clôture du soi. |
| Le toucher est un sens d’extériorité comme les autres ; seule la chair auto-affective donne l’intimité véritable. | Le toucher implique toujours un hiatus, une séparation interne : on se touche « en perdant le contact avec soi ». |
| Il refuse la distinction toucher/vue : tous les sens projettent vers l’extérieur. | Il refuse aussi le privilège du toucher, mais parce qu’il est toujours habité par l’altérité. |
Une double impasse
→ Si la chair ne s’écarte jamais d’elle-même (Henry), alors « mon corps retombe hors de moi comme une coquille vide » et « je n’ai plus aucune place au monde »
→ Si l’altérité empêche tout chiasme (Derrida), alors « il n’y aura pour moi ni corps, ni monde, ni autre »
Deux logiques opposées qui menacent le corps propre dans ses fondements.
Le texte adopte une position forte : « c’est un fait qu’il y a le chiasme » — « sans lui, aucun corps, aucun autre ni aucun monde ne pourraient paraître »
Mais ce chiasme n’est jamais parfait : il reste toujours « un restant », « un élément étranger à la chair au sein même de la chair » — un écart qui « résiste à leur totale identification ». Cet écart n’est pas la mort du toucher. Il en est la chance, son lieu d’ouverture.
Le toucher ne peut être pur contact. Mais il ne peut être pure séparation.
Vers une éthique du toucher
Si le toucher est toujours chiasme — si nous « ne nous touchons jamais qu’en traversant l’écart » — alors toucher l’autre, c’est accueillir ce qui en lui m’échappe : « il n’y aura pas de rémission tant que nous serons sous l’emprise de l’illusion fondamentale […]
tant que l’Ego n’aura pas découvert que cet Étranger maléfique ou sublime n’est qu’une part oubliée de lui-même »
Ainsi, l’éthique du toucher reposerait sur trois principes : Reconnaître l’altérité de l’autre dans sa proximité même, respecter l’inappropriable de chaque corps vivant, accueillir cet écart comme la condition de toute relation
Toucher avec justesse, c’est ne jamais abolir l’autre sous prétexte de proximité. C’est comprendre que l’autre corps n’est pas un objet, ni même une simple réplique du mien, mais une vie qui se sent de l’intérieur. (voir sur 450fm l’article : La douceur comme vertu maçonnique)
Le toucher devient alors une responsabilité : celle de ne jamais confondre contact et capture, présence et appropriation.
En ce sens, la phénoménologie du toucher ouvre une véritable éthique du soin — au cœur même de notre vulnérabilité réciproque.
Penser le toucher aujourd’hui, c’est comprendre qu’il n’est ni fusion pure ni séparation absolue. Il est l’épreuve fragile d’une rencontre : celle où la chair découvre que l’autre la traverse, et que l’altérité n’est pas un danger mais sa propre condition de vie.
Toucher, c’est entrer en relation. Et toute relation authentique commence par le respect de l’écart qui nous unit.
En définitive, le toucher est cette expérience première où la chair « se délivre de sa clôture » et apprend qu’« elle ne se touche qu’en traversant l’écart ». Il est la promesse d’un contact qui ne se ferme jamais — le lieu même du vivant.

Magnifique très chère Solange !