Aux éditions Le compas dans l’œil
Sortie en librairie le 23 octobre 2025
D’aucun pourrait s’étonner du rapprochement de la Franc-maçonnerie avec la notion de Théâtre. Bien qu’il y ait une différence entre la Franc-maçonnerie et le théâtre, des similitudes existent ; c’est ce que l’on peut appeler sa théâtralité.
En deçà des commentaires pédagogiques et des prêt-à-penser à la mode, le foisonnement des rituels maçonniques permet d’écouter la rumeur des générations humaines. D’un lieu à l’autre, nous déposons nos défroques de gueux et nous nous laissons habiller de costumes de lumière par des personnages historiques et légendaires[1].(Daniel Béresniak)
Les cérémonies maçonniques sont conduites comme dans une pièce de théâtre mais sans public dans la salle. Seulement sur scène. On devrait plutôt parler de théâtralité.
Si «le théâtre est un simulacre, une représentation figurée qui n’a que l’apparence de ce qu’il prétend être», on ne peut nier que la sacralisation, en tenue, des objets, du temps et de l’espace, se fait par des simulacres qui opèrent une transformation symbolique. Ce faisant, les simulacres les font devenir autre chose, manifestant le sacré tout en restant eux-mêmes[2].
S’il se joue au théâtre des rôles que les acteurs ne font qu’interpréter, pour nous faire croire à la fable et «après cela, il y a la vie de chacun», en Franc-maçonnerie, il y a aussi des rôles. Cependant, il est vrai que ceux tenus par le franc-maçon au cours des travaux de Loge, sont toujours ceux de soi-même se nouant à l’intime qui les incorpore et de ce fait abolit toute différence pour l’être qui est un, en monde maçonnique et en monde profane. Croyez-vous qu’à minuit, lorsque les travaux sont fermés, les paroles dites dans le Temple se taisent? Croyez- vous que leurs vibrations sonores cessent de résonner?
C’est cela que l’ouvrage Franc-maçonnerie, Décryptage de sa théâtralité a essayé de mettre en évidence.
Par le terme de théâtralité, on désigne les spécificités esthétiques propres au théâtre. La première d’entre elles tient à la double nature du théâtre, à la fois genre littéraire et art du spectacle. Dans cette perspective, la théâtralité consiste en « une épaisseur de signes », pour reprendre la définition de Barthes, une polysémioticité plaçant à côté du texte à dire une somme de langages non-verbaux lié à la représentation[3]. « Vous recevez en même temps six ou sept informations (venues du décor, du costume, de l’éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole), mais certaines de ces informations tiennent (c’est le cas du décor) pendant que d’autres tournent (la parole, les gestes) ; on a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et c’est cela la théâtralité: une épaisseur de signes. [4]»
L’étude des rituels anciens ou de l’iconographie telle qu’elle apparaît dès les origines dans les divulgations permet la reconstitution d’une véritable histoire des lieux maçonniques, depuis les tavernes (pubs à Londres, arrière-salles chez les traiteurs à Paris), salons de notables en province, puis locaux aménagés à cet effet, et enfin locaux strictement dédiés aux usages maçonniques, finalement dénommés «temples» après la Révolution.
Le temple maçonnique constitue le plus souvent un décor, comme un décor de théâtre, sur lequel l’interprétation symbolique peut prendre toute sa puissance. Les rituels créent l’espace maçonnique et celui-ci se déploie dans le décor qui accueille les travaux de Loge attribuant aux présents des rôles alternatifs spécifiques.
Les symboles sont compris comme une espèce particulière de signes perçus par leur nature verbale, visuelle, matérielle ou gestuelle, tels que métaphores verbales, images, artefacts, mouvements. Ils sont aussi des enchaînements complexes d’action tels que rituels et cérémonies, mais aussi des narrations symboliques telles que les mythes, etc.
Il y a un auteur, pour le franc-maçon c’est le rituel.
Les ritèmes[5], c’est-à-dire les parties élémentaires du phénomène initiatique d’une tenue rituelle maçonnique sont joués, comme dans un mystère médiéval. C’est un ensemble de gestes répétés, invariables et symboliques, de pratiques coutumières, présentes et réglées comme des lois.

Ainsi, «Les antécédents du drame hiramique doivent être cherchés dans les représentations des mystères, ces scénettes d’inspiration biblique jouées au Moyen-âge dans les églises d’abord, sur les parvis ensuite, avant de l’être en différents lieux de la ville. Réservées aux grands moments de l’année liturgique, ces représentations étaient souvent confiées aux corps de métier, guildes ou corporations, qui les finançaient et en assuraient la réalisation. Les mystères avaient pour objet des passages bibliques comme la Création, la faute d’Adam et Ève, le meurtre d’Abel, la construction de l’arche de Noé, le déluge, la visite des rois mages, le massacre des innocents, le jugement dernier.»
La séquence centrale des cérémonies d’initiation est une époptie, c’est-à-dire une représentation théâtralisée du mythe principal et de l’enseignement des secrets (les arcanes) propres au groupe maçonnique en général, et aux degrés (ou groupe de degrés) en particulier à partir de jeux scéniques substituant au temps et l’espace réels ceux du mythe.
Comme la plupart des autres initiations, les tenues maçonniques sont à la fois un mimodrame et un théâtre parlé dans lesquelles la gestuelle, les postures, le récit, les déplacements, les sons, la mise en scène jouent un rôle central et complémentaire.
Chaque détail de l’unité s’éprouve dans l’évidence d’une présence à soi et aux autres par sa surface de conscience. Tous les spectateurs sont également des acteurs de la pièce qui se joue. L’époptie est créatrice de présence se manifestant par une gestuelle adressée à la communauté de la loge comme langage non verbal et fédérateur ; car commun, partagé, signifiant et intemporel. «Alors l’acteur devient passeur, parce que depuis son corps à lui, depuis son effort à lui, depuis les traces qu’ont imprimées les sons des mots en lui, il peut rendre compte du corps d’où est née l’écriture, à savoir une partie de l’histoire du corps de l’écrivain [du rituel]. Et ce faisant, il l’incarne et l’incarnant, l’ouvre physiquement. Et dans cet effort physique et mental, il touche par la vision qu’il donne de son propre corps le corps des autres. Il est alors créateur d’une sensation physique qui devient (redevient) porteuse de sens et d’imaginaire.»
La gestuelle traduit sur la fine pointe éphémère du présent l’expression d’un choix personnel qui devient, dans le vivant, une intériorisation des plus intimes, autrement dit une immanence, tout en étant par ailleurs parfaitement justifiée aux yeux de tous. La gestuelle affiche, en ces moments-là, les interactions qui concourent au surgissement du rayonnement de plusieurs personnes qui communiquent sans rien perdre de leur idiosyncrasie[8], dans une réciprocité où l’un devient l’autre. Promesse salvatrice où «la relation avec l’avenir, c’est la relation même avec l’autre[9]».
Contrairement aux mots qui ont besoin de silence entre eux pour faire sens, la gestuelle ne laisse aucun espace silencieux ; tout est signifiant, que ce soit dans le mouvement ou que ce soit dans l’immobilité – il y a un silence impossible du corps.
Le corps est le premier ordre de réalité. Il est la médiation avec l’espace extérieur par ses sensations et ses actions. Il identifie l’individu par sa présence animée. Aucun corps ne peut porter en lui seul les conditions de son état mécanique : tout corps est à la fois cause et effet[10].

Mais, surtout, apparaissent des relations invisibles entre le conscient et l’inconscient. La réitération des gestes fait, dès lors, partie de la technique initiatique. À terme s’opère lentement une métamorphose de l’être, une poïèse, dirait Platon[11].
En contact avec ce nouveau monde qui est au-delà de tous les dualismes[12], le franc-maçon peut alors vivre, avec un égal bonheur, la dualité[13] qui unifie le visible ordinaire et l’invisible, le corps et l’esprit devenus deux façons de dire la même chose[14].
En ne s’intéressant qu’aux personnages, considérant l’inextricable collection des éléments d’expression de la mise en scène maçonnique qui ont évolué pour chaque grade au cours de l’histoire maçonnique, il en ressort toutefois l’importance de la gestualité.
On aurait pu aborder les caractéristiques de la gestuelle maçonnique en isolant chacune des parties du corps (les viscères aussi) – sans qu’elles aient envie de devenir roi[15] – aussi celles des sens, en considérant la manière avec laquelle cet élément constitutif d’un geste est mis en œuvre pour une finalité propre à chaque degré, avec toutes les variantes propres à chaque rite[16].
On aurait pu envisager une analyse séparant la gestuelle exécutée par le franc-maçon seul de celle où un contact charnel avec un autre franc-maçon est requis par les rituels.
On aurait pu catégoriser les gestes maçonniques selon leur finalité, selon les principes sous-jacents : ceux de l’éveil spirituel, ceux de la mise en relation fraternelle avec les autres, ceux conduisant à l’action sociétale.
On aurait pu aborder la gestuelle en séparant les tenues rituelles courantes des cérémonies d’attribution des différents grades ; et, au cours de celles-ci, en séparant les différentes phases rituelles qui les structurent : d’abord, dans la loge et dans le temps conventionnel[17] de la tenue pour la vérification de la potentialité de l’impétrant à son degré, ensuite, là où se déroulent les lieux et le temps mythique de l’époptie, enfin, dans la loge pour la transmission des arcanes du nouveau degré qui lui donneront une nouvelle identité (voir Annexe 1).
Mais, considérant les intrications de ces perspectives d’approche, il semble que l’étude des différents constituants s’articule mieux par leur présentation sous forme d’éléments d’un puzzle[18] (gestique[19]), proposant pour chacun d’eux son orthopraxie en tant que gestuaire[20] maçonnique vigilante ; c’est-à-dire de considérer chaque geste au regard de la façon dont il devrait être exécuté pour correspondre à la finalité voulue par les différents rites. Selon Durkheim, «les rites sont des règles de conduite qui prescrivent à l’homme comment se comporter avec les choses sacrées».
En explorant les gestes maçonniques, et bien consciente de ne pouvoir être exhaustive – tant il faudrait décrire tous «les dromènes (mouvements, gestes), sans parler bien sûr des légomènes (chants, paroles, cris[21]) et deiknymènes (emblèmes, objets et accessoires sacrés)[22]« des différents rites et degrés – je n’ai pu qu’être conduite à m’interroger sur certains aspects de ceux-ci : comment signifier leur valeur sémantique donnée par l’expression non verbale ? Comment ces gestes doivent-ils être réalisés pour être conformes au message qu’ils sont censés émettre ?
Comment les adapter à un usage propre à chacun, les maîtriser pour un usage collectif ou simplement les apprécier à travers la diversité des rites ?
Que signifie exécuter tel geste pour l’autre et pour soi[23] ?
Comme le sémiologue qui voit du sens là où les autres voient des choses – la sémiologie s’intéresse à faire émerger les structures sous-jacentes – j’ai essayé, par mes interprétations, de dégager quelques sens de la mise en scène maçonnique sous six aspects qui nous permettent de la constater : la gestualité,[24], la parure, les postures, la manifestation de la connaissance des arcanes, les déplacements scéniques, la théâtralisation des sons.
Il est à remarquer que :
– aucun signe ne se fait assis (sinon la demande de parole dans certaines loges et le maniement des maillets par le Vénérable et les deux Surveillants) ;
– certains gestes ne se font qu’une seule fois dans la vie d’un maçon, ils se doivent d’être particulièrement marquants (comme la brûlure de la purification par le feu lors de certains rites) ;
– de nombreux gestes codés font référence à des zones très précises du corps[25].
L’importance du corpus de mise en scène théâtrale est fondamentale, au point que l’on peut s’interroger : que serait la Franc-maçonnerie sans lui ?
Je tiens à souligner que je ne dévoile rien qui ne soit déjà mis à disposition de tout un chacun dans le monde profane.
De toute façon, ce qui est présenté et exposé dans mon ouvrage ne pourra être compris que par l’expérience d’un vécu dans les conditions des rites initiatiques, non pas pour faire ou acquérir mais pour devenir.

[1]. Daniel Béresniak, Rites et symboles de la Franc-Maçonnerie, tome 2, Detrad, 1994.
[2]. «En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d’être lui-même, car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacrée reste une pierre ; apparemment (plus précisément : d’un point de vue profane) rien ne la distingue de l’ensemble des autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle» Mircéa Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1957, p. 17.
Voir ma conférence du 18 mai 2024, Le sacré en Franc-maçonnerie, un postulat ?
[3] Benoît Barut, Théâtralité , Dictionnaire Eugène Ionesco, 2012, p. 597.
[4] Roland Barthes, « Littérature et signification », Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1963), p. 258).
[5]. Parties élémentaires du phénomène initiatique – appelées aussi « rituélie ».
[8]. Prédisposition particulière de l’organisme qui fait qu’un individu réagit d’une manière personnelle à l’influence des agents extérieurs
[9]. Emmanuel Levinas, Le Temps et l’Autre, Puf, 2014.
[10]. « Une chose singulière quelconque, autrement dit toute chose qui est finie et a une existence déterminée, ne peut exister et être déterminée à produire quelque effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre cause qui est elle-même finie et a une existence déterminée ; et à son tour cette cause ne peut non plus exister et être déterminée à produire quelque effet, si elle n’est déterminée à exister et à produire cet effet par une autre qui est aussi finie et a une existence déterminée, et ainsi à l’infini. » Spinoza, L’Éthique, I, prop. 28.
[11]. Chez Platon, la poïèsis se définit comme « un mot qui renferme bien des choses : il exprime en général la cause qui fait passer du non-être à l’être quoi que ce soit », Le Banquet, 205b.
[12]. «Dualisme» : vision de l’antagonisme des contraires. La Franc-Maçonnerie semble avoir admis l’influence gnostique qui affirme, au plan exotérique, que le bien s’oppose au mal, reprenant la séparation tirée à l’excès par Zoroastre, le mazdéisme, le manichéisme, où tout ce qui n’est pas le bien est négatif. La même idée est exprimée différemment dès l’aube de la Franc-Maçonnerie française. Dès 1740, en effet, Le Nouveau Catéchisme de Travenol p. 57, à la question « Quels sont les devoirs d’un maçon ? » répond : « De fuir le vice et de pratiquer la vertu ». Ce thème s’exprime le plus souvent par la réponse convenue à la question : que fait-on en loge ? On y creuse des cachots pour le vice et on y élève des temples à la vertu.
[13]. « Dualité » : vision de la complémentarité des contraires et de leur coïncidence dans l’unité qui apparaît sous sa double nature (le pavé mosaïque en est un des symboles). Le présocratique Héraclite reconnaissait « la lutte nécessaire des contraires, harmonieux dans leur opposition même, définissant l’identité de ces mêmes contraires ».
[14]. « L’âme et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue. D’où il arrive que l’ordre, l’enchaînement des choses, est parfaitement un, soit que l’on considère la nature sous tel attribut ou sous tel autre et, partant, que l’ordre des actions et des passions de notre corps et l’ordre des actions et des passions de l’âme sont simultanés de leur nature. » Spinoza, L’Éthique, III, prop. 2.
[15].. Allusion à l’apologue de la sédition intestine rapporté par Ménénius Agrippa dans Histoire romaine. Livre II de Tite-Live, XXXII, [9] à [12] :
[16]. « Rite » : un rite maçonnique est un ensemble cohérent et stable de rituels et de pratiques maçonniques, à la fois spécifiques à chaque Ordre dans leur réalisation et universels dans leur essence. Philippe Langlet propose trois écritures – « Rite », « rite » et « Rit » – qui apportent des précisions. « Rite » – avec une majuscule – désigne ainsi le Rite maçonnique en général ; « Rit » désigne une forme particulière du Rite maçonnique, son style, on parle aussi de « régime » (Rit français, Rit Écossais ancien et accepté…) ;et « rite » – avec une minuscule – concerne la partie d’un Rit, comme l’ouverture des travaux. « Nous avons ainsi utilisé trois orthographes différentes, “Rite”, “rite” et “Rit”, que le français autorisait, quand on écrit habituellement “rite” dans tous les cas. » Philippe Langlet, Les deux colonnes de la Franc-Maçonnerie : la pierre et le sable , thèse pour l’obtention du grade de docteur ès lettres, 2008.
Nous utilisons, dans cet ouvrage, l’écriture « rite » – avec minuscule – pour parler des rites en général, « Rite » – avec une majuscule – pour les noms des différents rites.
[17]. Par exemple, entre midi et minuit.
[18]. Dont de nombreuses pièces sont puisées dans le Dictionnaire vagabond en Franc-maçonnerie, par Solange Sudarskis, éditions le compas dans l’oeil.
[19]. Gestique : terme récent (1964) pour désigner l’ensemble des gestes et attitudes en tant que moyens d’expression, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, sept. 2010, p. 946.
[20]. Gestuaire : terme récent (1957) ensemble codifié de gestes, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, sept. 2010, p. 946.
[21]. Λεγομένη, legolemë, ce qui est appelé, par extension, « ce qui relève de la voix »
[22]. Charles Imbert, Paris ésotérique, Éd. Eclosion, 2017, p. 81
[23]. « Toutes les ombres, de quelques corps que ce soit, ont des limites communes avec ces mêmes corps. » La Monade hiéroglyphique, de Jean Dee, de Londres, traduite du latin pour la première fois par Grillot de Givry, p. 9 :
[24]. Gestualité : terme récent (1960) pour indiquer le caractère des gestes, mouvements et postures, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, 2010, p. 946, Le Robert.
[25]. Abdomen, bras, bouche, cœur, colonne vertébrale, cou, doigts, épaule, estomac, front, genou, gorge, hanche, index, jambe, larynx, main, omoplate, oreille, paume, pectoral, phalanges, pied, poitrine, pouce, sein, talon, tête, ventre, vertèbres cervicales, yeux.
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