jeu 02 octobre 2025 - 23:10

Lille et la Franc-maçonnerie : une histoire de lumière, de raison et de transformation

De notre confrère lille-ancien.com

La Franc-maçonnerie à Lille est bien plus qu’une simple page d’histoire : c’est un récit fascinant qui tisse ensemble les fils de la philosophie des Lumières, les ambitions architecturales, les bouleversements révolutionnaires et les engagements républicains. Depuis le XVIIIe siècle, cette confrérie a laissé une empreinte indélébile sur la ville, influençant ses élites, ses édifices et son évolution sociale.

Retraçons cette saga à travers les siècles, en explorant les origines des loges lilloises, les figures marquantes comme François Verly et Charles Debierre, les symboles architecturaux, et l’héritage vivant qui perdure aujourd’hui.

Les origines des Loges lilloises : une émergence au siècle des lumières

Portrait de François Verly. Lithographie de Boldoduc d’après Bouchardy. (Source lille-ancien)

Le 6 novembre 1744 marque un tournant dans l’histoire locale avec la fondation de la première loge lilloise, baptisée initialement « Loge de Saint-Jean« , puis renommée « Ancienne de Saint-Jean« . Cette création s’inscrit dans un mouvement plus large qui traverse l’Europe au XVIIIe siècle, où des intellectuels, inspirés par les encyclopédistes comme Diderot et Voltaire, se réunissent pour promouvoir le progrès des sciences, les libertés économiques et une éducation vertueuse fondée sur la raison. À Lille, comme dans d’autres villes provinciales, ces assemblées réunissent notables, militaires, aristocrates, quelques femmes audacieuses et même des membres du clergé, tous unis par des rites symboliques et un désir de réfléchir au bien public.

D’autres loges voient rapidement le jour : « l’Union Indissoluble » en 1746, « la Fidélité » en 1761, « la Vertu Triomphante » en 1764, et « les Amis Réunis » en 1766. Ces cercles deviennent des lieux de débat où l’on discute des formes nouvelles de gouvernement et des idéaux humanistes. En 1774, l’ »Ancienne de Saint-Jean » et la « Vertu Triomphante » fusionnent pour former la loge « Heureuse Réunion« , qui cesse ses activités en 1785, année où naît « La Modeste ». Ces loges, bien que modestes en nombre, reflètent une effervescence intellectuelle qui prépare le terrain aux bouleversements à venir.

Vue du Beffroy et du Prytanée (salle d’assemblée pour les représentants du Peuple).

Une étape significative survient en 1785 avec la création du « Collège des Philalèthes« , une assemblée restreinte de quarante membres issus de diverses loges. Ce cercle, réuni dans l’hôtel du Maréchal de Soubise – alors gouverneur de la province –, ambitionne d’ouvrir les loges à des bourgeois profanes mais cultivés, ainsi qu’à des personnalités influentes de Lille. Leur objectif ? Transformer les loges maçonniques en cercles académiques dédiés aux progrès des arts, de l’industrie et de l’humanité. Comme l’écrit Louis Trenard, ces membres souhaitaient « être agréable au genre humain, les éclairer par la raison et les guider par les sciences ». Cependant, la tourmente révolutionnaire de 1789 met fin à cette expérience prometteuse, marquant une pause dans l’essor maçonnique local.

La révolution et la renaissance des loges sous la république

Projet de François Verly pour la place de la Reconnaissance (1794).

Après les soubresauts de la Révolution, la franc-maçonnerie connaît un renouveau sous les premières administrations de la République, du Consulat et de l’Empire. Les loges se reconstituent aux côtés d’autres associations et sociétés savantes, retrouvant une vitalité qui perdure tout au long du XIXe siècle. Parmi les figures influentes de cette époque, Louis-Marie, comte de Brigode, maire de Lille de 1803 à 1815, se distingue en tant que membre de la loge « les Amis Réunis« . Son engagement illustre l’intégration des francs-maçons dans les sphères politiques et administratives de la jeune République.

C’est également à cette période que s’illustre François Verly, un architecte lillois entré en franc-maçonnerie, dont la carrière traverse les régimes avec une remarquable adaptabilité. Servant successivement le Roi, la Révolution, le Consulat, l’Empire, puis terminant sa vie à Bruxelles comme architecte du Gouvernement et du palais de Guillaume d’Orange – dont le fils fut Vénérable d’une loge bruxelloise, « l’Espérance » –, Verly incarne la flexibilité des francs-maçons face aux mutations politiques. Sa gloire posthume repose toutefois sur des projets visionnaires pour Lille, conçus après les bombardements autrichiens de 1792. En l’An II de la République, la commune lui confie l’aménagement de la ville, bien que ces plans ambitieux ne soient jamais réalisés.

Projet de François-Joseph Belanger pour un grand théâtre des Arts, à Paris, présenté en mars 1789. On peut estimer que cette vue perspective influença le travail de Verly.

Parmi ses idées, un prytanée flanqué d’un beffroi, un théâtre du Peuple, des thermes publics et une place de la Reconnaissance ornée d’un Mémorial National auraient pu transformer Lille en une vitrine des idéaux des Lumières, hérités de la franc-maçonnerie. Son projet pour la place de la Reconnaissance (1794) et son inspiration possible auprès du grand théâtre des Arts de François-Joseph Bélanger, présenté à Paris en mars 1789, témoignent d’une vision où l’architecture devient un vecteur de progrès social. Les colonnes, éléments centraux du symbolisme maçonnique – reliant le monde d’en haut et d’en bas, les ténèbres à la lumière –, auraient pu structurer ces espaces, incarnant les valeurs d’élévation spirituelle prônées par l’Ordre.

L’épanouissement au XIXe Siècle : laïcité, républicanisme et architecture

Les colonnes sont un élément essentiel du symbolisme maçonnique, entre monde d’en haut et monde d’en bas, entre ténèbres et lumière.

Au fil du XIXe siècle, les loges lilloises évoluent, mêlant réflexions philosophiques à des actions de secours et de bienfaisance. Un tournant décisif survient en 1877, lors du convent maçonnique, où l’obligation de croire en Dieu est supprimée. Cette décision marque l’émergence d’un nouvel esprit, axé sur la défense de la laïcité et de la République, souvent teinté d’anticléricalisme. Les francs-maçons se rapprochent alors des organisations ouvrières, tandis que les milieux catholiques s’alignent sur les droites monarchistes et bonapartistes. Cette polarisation culmine lors de l’affaire Dreyfus, où les deux camps s’affrontent avec virulence.

La loge « La Lumière du Nord », fondée en 1893, incarne cette transformation. En 1899, elle élit Charles Debierre (1853-1932) comme Vénérable, un poste qu’il occupera jusqu’à sa mort – un cas exceptionnel dans l’histoire de l’Ordre. Médecin militaire et titulaire de la chaire d’anatomie à Lille, Debierre fonde en 1920 l’Université Populaire de Lille et engage la loge comme membre fondateur du parti radical socialiste le 21 juin de la même année. Adjoint au maire de Lille et sénateur du Nord de 1911 à 1932, Grand Maître du Grand Orient de France de 1911 à 1913 puis en 1920, il exprime une vision claire : « La République est une création continue. Son plus noble objectif, c’est l’affranchissement des esprits et de la conscience, prélude nécessaire, indispensable de l’émancipation économique des travailleurs. La Démocratie doit marcher appuyée d’un côté sur la raison cultivée et de l’autre sur le droit et la justice, si elle veut éviter de choir quelque jour dans les fondrières de la Dictature et de la Démagogie. Si nous voulons redresser la Démocratie, commençons par faire des démocrates, c’est-à-dire des hommes cultivés, des hommes de caractère, conscients davantage peut-être de leurs devoirs que de leurs droits » (cité par Daniel Morfouace).

6, rue de Valmy

En 1910, Debierre initie la construction du bâtiment de la loge, inauguré le 5 juillet 1914 au 2, rue Thiers, sous la direction de l’architecte Albert Baert (1863-1951), premier surveillant de la loge et Vénérable provisoire durant l’occupation de la Première Guerre mondiale. La façade, ornée d’une loge à l’antique surmontée d’un bas-relief – sphinx (secret), pyramide (élévation de l’esprit), soleil d’or (lumière) et déesse profane avec miroir – reflète l’esthétique maçonnique. Le temple intérieur, classé monument historique et parfois ouvert lors des Journées du Patrimoine, offre un espace où les séances se déroulent sous une verrière, avec les frères disposés selon leur grade entre les colonnes des apprentis et des compagnons, encadrées par les surveillants près de l’autel orné d’outils symboliques.

Une autre loge, située au 24, rue de Lens (architecte F. Roussel), se distingue par sa porte monumentale encadrée de deux colonnes de 9 mètres, inspirées des colonnes du temple de Salomon décrites dans la Bible par l’architecte Hiram. Les grilles des soupiraux, ornées d’un soleil levant rayonnant, reprennent un motif que Baert intègre également à la piscine bains-douches de Roubaix (1927-1932), aujourd’hui musée d’art et d’industrie André Diligent. Là, des demi-rosaces monumentales orientées est-ouest illuminent le bassin, tandis qu’une tête de « Grand Architecte de l’Univers » déverse l’eau, évoquant les rituels d’initiation. En 1924, Baert conçoit son agence au 6, rue de Valmy, dont la façade arbore un bas-relief aux outils maçonniques en béton façonné comme du grès des Vosges.

Émile Dubuisson (1873-1947), autre architecte majeur, transforme Lille entre les deux guerres. Son hôtel de ville (1922-1932), avec son beffroi de 105 mètres illuminant la ville chaque nuit, reste son chef-d’œuvre. Proche des maires Gustave Delory et Roger Salengro, tous deux francs-maçons, Dubuisson accède au grade d’inspecteur du Grand Collège des Rites. Ses écoles, équipements publics et habitations à bon marché arborent des fleurs de lys au fronton, symboles du blason lillois mais aussi allusion aux ornements du temple de Salomon.

L’hôtel de ville de Lille et son beffroi, oeuvres d’Emile Dubuisson.

L’héritage dans la pierre et au cimetière de l’est

Le cimetière de l’Est conserve des traces tangibles de cet héritage. La tombe d’Alphonse Bianchi (1816-1871), journaliste républicain, porte un sceau maçonnique (C 10 face C 12). Celle d’Eugène Jacquet (K 6 face K 7), fusillé en 1915, conçue par Baert et Albert Bührer, regorge de signes maçonniques. Les tombes de Debierre et Baert, face à face (W 30 face X 29), symbolisent leur lien indéfectible, tandis que la stèle discrète de Dubuisson (G face G 3) affiche un compas, une équerre et un rapporteur, mêlant outils professionnels et symboles rituels.

Un héritage vivant

Aujourd’hui, la franc-maçonnerie lilloise reste active, poursuivant sa mission d’affranchissement des esprits. Ses trois secrets – d’appartenance, de rites, de délibérations – alimentent l’imaginaire collectif, souvent amplifié par des récits exagérant son influence historique sous le Directoire, le Consulat, l’Empire ou la IIIe République. Pourtant, elle continue d’incarner une quête de raison et de justice, ancrée dans les pierres et les mémoires de Lille.

Sources :

  • Daniel Ligou (dir.),
  • Dictionnaire universel de la Franc-Maçonnerie (1974) ;
  • Louis Trenard, Le Collège des Philalèthes de Lille, 1785-1789 ;
  • Daniel Morfouace, Chronique d’une loge lilloise, 1893-1940. Disponible dans notre bulletin d’octobre 2005, rue de la Monnaie.

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Charles-Albert Delatour
Charles-Albert Delatour
Ancien consultant dans le domaine de la santé, Charles-Albert Delatour, reconnu pour sa bienveillance et son dévouement envers les autres, exerce aujourd’hui en tant que cadre de santé au sein d'un grand hôpital régional. Passionné par l'histoire des organisations secrètes, il est juriste de formation et titulaire d’un Master en droit de l'Université de Bordeaux. Il a été initié dans une grande obédience il y a plus de trente ans et maçonne aujourd'hui au Rite Français philosophique, dernier Rite Français né au Grand Orient de France.

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