jeu 02 octobre 2025 - 23:10

Justice ou Justesse : le prisme maçonnique répond à cette question

Dans la quête maçonnique de la lumière, où chaque symbole et chaque geste vise à aligner l’individu sur les vérités universelles, la distinction entre justice et justesse éclaire une tension fondamentale entre les systèmes sociaux et les lois de l’univers. La justice, ancrée dans les codes moraux et les textes législatifs du pouvoir, est une construction humaine, souvent déformée par les intérêts des dominants. La justesse, elle, est une qualité universelle, un geste ou une pensée en parfaite synchronie avec les forces naturelles – gravité, lumière, cycles de palingénésie.

En Franc-maçonnerie, où les outils (équerre, lune – soleil, compas, fil à plomb…) incarnent ces lois cosmiques, cette distinction prend une résonance particulière. Alors que la justice enferme dans des jugements moraux, la justesse libère par l’harmonie avec l’univers. Cet article explore ces concepts, leur opposition au bien/mal, et les interférences religieuses qui freinent le génie émancipateur de l’Art Royal.

La justice : une construction morale et sociale

Machiavel

La justice est un concept profondément humain, enraciné dans les systèmes sociaux et les textes législatifs qui régissent les relations collectives. Comme l’analyse Machiavel dans Le Prince, la justice est un outil du pouvoir : le prince édicte des lois pour maintenir l’ordre, mais leur application se plie aux intérêts des dominants. Qu’il s’agisse de la justice distributive (partage des ressources, comme chez Aristote) ou corrective (réparation des torts), elle repose sur des normes morales et des codes écrits – la Constitution, le Code pénal, ou, dans une loge, les règlements. Ces textes, souvent sacralisés comme un « livre » immuable, dictent ce qui est « légal » ou « illégal« , mais leur rigidité les rend aveugles aux dynamiques du réel.

Dans le contexte maçonnique, la justice s’incarne dans l’équerre, symbole d’équité et d’honnêteté dans les rapports fraternels. Mais elle reste prisonnière des conventions sociales. Par exemple, la crise portugaise, rapportée par CNN Portugal le 26 septembre 2025, montre comment l’admission des femmes au GOL est vue comme une exigence de justice – l’égalité des genres, conforme à la Constitution portugaise de 1976 et à l’idéal de fraternité universelle. Pourtant, cette justice, imposée par le décret de Fernando Cabecinha, est contestée par des traditionalistes qui y voient une distorsion de la tradition maçonnique. Pourquoi ?

Parce que la justice, en tant que concept moral, est subjective : elle dépend des valeurs du moment, manipulées par ceux qui détiennent l’autorité – ici, le grand maître ou la majorité de la Dieta.

le prince de Machiavel

Cette subjectivité révèle la faiblesse de la justice : elle ne s’aligne pas sur les lois universelles, mais sur des conventions humaines. Machiavel l’avait compris : le prince peut tordre la justice pour asseoir son pouvoir, comme Salazar l’a fait en réprimant la maçonnerie sous l’Estado Novo. En loge, la justice peut devenir un outil de contrôle, où l’obéissance aux statuts prime sur la quête de vérité, éloignant le maçon de l’harmonie universelle.

La justesse : une synchronie avec les lois de l’univers

À l’opposé, la justesse transcende les cadres humains pour s’aligner sur les lois immuables de l’univers – gravité, lumière, attraction-répulsion, cycles de vie et de mort. Elle est l’acte, la pensée ou le geste qui « tombe juste« , non pas parce qu’il respecte un code moral, mais parce qu’il résonne avec la réalité dans l’instant présent. Le fil à plomb, outil maçonnique du premier degré, en est l’emblème parfait : il répond à la gravité, une force universelle, indifférente aux conventions humaines. Une parole juste, un rituel exécuté avec précision, une décision en harmonie avec le contexte – tout cela incarne la justesse, qui n’a besoin d’aucun texte législatif pour exister.

En Franc-maçonnerie, les outils symboliques – équerre, compas, fil à plomb – sont des instruments de mesure des lois cosmiques. Le compas trace des cercles, symboles de l’éternité, de l’immatériel et des cycles de palingénésie ; l’équerre mesure l’angle droit, reflet de l’ordre géométrique de l’univers ; le fil à plomb incarne la verticalité, l’alignement avec la gravité. Ces outils ne jugent pas : ils constatent, ils mesurent, ils guident vers l’harmonie. La justesse maçonnique, c’est l’initiation elle-même : apprendre à agir en synchronie avec ces forces, à l’image du mythe d’Hiram Abiff, qui, par sa mort et sa résurrection symbolique, enseigne la régénération perpétuelle, un cycle universel indépendant des morales humaines.

Dans la crise du GOL, les traditionalistes revendiquent cette justesse : ils soutiennent que les rituels masculins, ancrés dans une symbolique spécifique (Hiram, le temple de Salomon), sont en phase avec une vérité initiatique intemporelle. Admettre les femmes, disent-ils, briserait cette synchronie, non par misogynie, mais par incohérence avec le « moment présent » des rites. Leur argument, bien que conservateur, touche à une vérité universelle : la justesse exige de respecter le contexte, ici celui d’une tradition codifiée. Mais leur attachement à une forme figée trahit une confusion :

la justesse n’est pas statique, elle s’adapte au flux de l’univers, qui inclut l’évolution des sociétés.

Bien et Mal vs Juste et Non Juste : une opposition fondamentale

nous pesons le bien et le mal en permanence

Cette distinction entre justice et justesse reflète une opposition plus profonde : celle entre bien/mal (moral, social) et juste/non juste (universel, physique). Le bien et le mal sont des catégories religieuses et sociales, forgées par les pouvoirs dominants pour contrôler les comportements. Les religions, notamment le christianisme, ont cristallisé ces notions dans des dogmes – péché, rédemption, jugement divin – qui reposent sur des sophismes, des récits mythiques pris pour des vérités absolues. La justice, en tant que prolongement de ces catégories, est une extension de ce carcan : elle juge selon des normes morales, souvent au service du prince ou de l’Église, comme le montre Machiavel.

Spinoza

Le juste et le non juste, en revanche, sont amoraux. Une action juste est celle qui s’aligne sur les lois universelles : un fil à plomb qui pend verticalement est juste, non parce qu’il est « bon« , mais parce qu’il obéit à la gravité. Une parole juste en loge – par exemple, reconnaître les craintes des traditionalistes tout en plaidant pour l’inclusion – est vraie car elle reflète le réel, sans juger moralement. Spinoza, dans L’Éthique (IV, prop. 54), renforce cette idée : les passions tristes, comme la culpabilité ou la vengeance (sous-jacentes à la justice), sont des obstacles à la liberté. La justesse, au contraire, naît de la compréhension des causes, libérant l’individu des chaînes morales.

3 mauvais Compagnons

La Franc-maçonnerie, dans son génie, s’affranchit de ces carcans religieux. Contrairement aux dogmes chrétiens, qui imposent un cadre moral figé, l’Art Royal invite à contempler les lois de l’univers – cycles, harmonie, transformation – à travers ses symboles. Le mythe d’Hiram, par exemple, n’est pas un récit de péché ou de rédemption, mais une célébration de la palingénésie : la mort n’est pas une fin, mais un passage, comme les saisons ou les orbites célestes. Cette universalité libère le maçon de la foi religieuse, lui offrant une voie d’harmonie par la raison et l’action juste.

Les interférences religieuses : une perte de justesse et d’indépendance de l’esprit

Pourtant, ce génie maçonnique est souvent perverti par des interférences religieuses. Trop de maçons, attachés à des croyances chrétiennes, projettent des notions de bien et de mal sur les rituels, transformant l’initiation en un placage cosmétique de la religion. Ils confondent la justice (morale, hiérarchique) avec la justesse (universelle, égalitaire), et importent des schémas religieux dans la loge. Cette confusion se reflète dans la hiérarchie maçonnique, qui, malgré ses prétentions égalitaires, reproduit parfois des structures cléricales : vénérables, grands maîtres, conseils d’ordre évoquent l’organisation ecclésiastique, où l’autorité prime sur la vérité. Chassez le naturel, il revient au galop : le conditionnement religieux empêche certains maçons de s’émanciper pleinement.

Dans la crise portugaise, cette interférence est palpable. Les traditionalistes, souvent influencés par le catholicisme résiduel du Nord (Porto, Braga), s’accrochent à une vision morale de la maçonnerie, où l’exclusion des femmes est « juste » au sens moral, car conforme à une tradition perçue comme sacrée. Leur résistance reflète une peur de perdre une identité religieuse, plus qu’une quête de justesse universelle. Les progressistes, eux, cherchent une justice sociale (égalité des genres), mais leur décret imposé manque parfois de justesse : il ignore le contexte rituel, provoquant des scissions. Une approche véritablement maçonnique, affranchie des dogmes, aurait privilégié la justesse – comprendre les affects des deux camps pour les aligner sur l’évolution inéluctable du monde.

S’affranchir de la justice pour embrasser la justesse

S’affranchir du besoin de justice, est l’aboutissement d’un long travail maçonnique. La justice, avec ses lois et ses jugements, enferme dans des catégories morales – coupable/innocent, bien/mal – qui divisent et figent. La justesse, au contraire, libère : elle demande de s’aligner sur le moment présent, comme le fil à plomb s’aligne sur la gravité.

pierre brute,outils apprenti,ciseau,maillet
pierre brute avec maillet et ciseau

Ce travail, qui passe par la maîtrise des outils symboliques, exige des années d’initiation : tailler sa pierre brute, c’est polir ses passions pour agir en harmonie avec l’univers, respectant l’autre non par obligation morale, mais par compréhension de sa place dans le cosmos.

Dans la crise du GOL, une solution juste ne serait pas d’imposer la justice (inclusion par décret) ni de s’accrocher à une tradition figée, mais de chercher l’harmonie. Par exemple, organiser des tenues mixtes expérimentales, où les femmes et les hommes exploreraient ensemble les rituels, pourrait révéler une nouvelle justesse, respectant à la fois l’évolution sociétale et la vérité symbolique. Comme Spinoza l’enseigne, la liberté naît de la compréhension des causes, non de l’obéissance à des normes. Le maçon, en cultivant la justesse, devient un architecte de l’harmonie, libéré des chaînes de la justice morale.

La voie de l’harmonie maçonnique

La distinction entre justice et justesse est plus qu’une nuance sémantique : c’est une invitation à repenser la mission maçonnique. La justice, prisonnière des textes du prince et des morales religieuses, divise et contrôle. La justesse, alignée sur les lois universelles – gravité, cycles, palingénésie – libère et unifie. En Franc-maçonnerie, où les outils du premier degré guident vers l’harmonie cosmique, la justesse est la clé de l’initiation.

La crise portugaise, avec ses tensions entre égalité (justice) et tradition (justesse), montre que seul un retour aux principes universels peut sauver le GOL. En s’affranchissant des interférences religieuses et des jugements moraux, le maçon peut enfin trouver la liberté : non pas dans la justice imposée, mais dans la justesse vécue, au service de l’autre et de l’univers.

Sources :

4 Commentaires

  1. J’aime bien cet article mais, en regard de la justice, je poserais plus volontiers l’équité comme le fait Aristote, dans « l’éthique à Nicomaque », lorsqu’il écrit :  » ce qui est équitable, tout en étant juste, ne l’est pas conformément à la loi ; c’est comme une amélioration de ce qui est juste selon la loi « .
    Le couple Justice – Equité apparaît d’ailleurs dans le REAA.

  2. Cet article stimulant met en relief une distinction souvent négligée entre la justice entendue comme conformisme institutionnel et la justesse comprise comme accord sensible avec des lois symboliques. Les références à Spinoza, éclaire avec finesse les raisons pour lesquelles les réformes imposées de l’extérieur peuvent produire de la fracture plutôt que de l’harmonie rituelle.
    Je partage l’invitation à privilégier des expérimentations pratiques plutôt que des injonctions dogmatiques. Proposer des tenues mixtes expérimentales et un dispositif réflexif d’évaluation est une piste pragmatique qui respecte à la fois l’exigence d’égalité et la nécessité d’un passage progressif pour préserver la cohésion initiatique.
    Il serait utile, pour renforcer la thèse, d’ajouter des éléments empiriques : témoignages de loges qui ont tenté la mixité, analyses des effets rituels observés et protocole d’évaluation des expérimentations. Sans ces appuis, la distinction entre justice et justesse reste heuristique mais partiellement spéculative.
    Enfin, la proposition la plus convaincante de cet article est éthique et pédagogique : former au discernement rituel, c’est cultiver la capacité de mesurer ce qui « tombe juste » dans un contexte donné, et non opposer inconditionnellement tradition et modernité. Cette voie tient la promesse d’une transformation qui respecte la mémoire symbolique tout en accompagnant l’évolution sociale.

  3. Voici mon « mot du mois » à moi… pour remettre, comme nous disons, l’église au milieu du village, c’est-à-dire l’axe au cœur du monde, la nef au centre du parvis, l’orientation juste avant le pas.
    Deux sœurs presque jumelles s’y donnent rendez-vous : justice et justesse. Elles se ressemblent, mais ne se confondent pas.
    La justice vient du latin « justitia » : conformité au droit, sentiment d’équité, puis, très tôt en français, principe moral au nom duquel le droit doit être respecté. Elle désigne tour à tour la vertu de donner à chacun selon son dû, le caractère de ce qui est conforme au droit, l’instance qui juge et, par métonymie, l’institution tout entière qui rend, fait, obtient justice. Elle porte la balance et parfois l’épée ; elle tranche, car il faut bien, un jour, décider. Elle relève de l’équité, de la proportion, de la mesure appliquée aux affaires humaines. Elle sait punir, réparer, reconnaître. Elle règne quand le droit n’est plus un texte mais une respiration commune.

    La justesse, née plus tard, dérive de « juste » avec le doux suffixe -esse. Elle dit l’exactitude, la précision, l’ajustement sans excès ni défaut. Chez Corneille et Pascal, elle devient finesse d’esprit, rectitude du jugement ; en musique, pureté d’intonation ; en peinture, vérité des proportions ; dans la main de l’artisan, sûreté du geste ; dans un mécanisme, précision de la balance. Elle n’énonce pas la loi, elle accorde l’instrument. Elle n’énumère pas des droits, elle calibre la nuance. La justesse n’est pas moins morale que la justice : elle en est la température, la tenue, la note exacte. D’où l’expression « de justesse », quand l’écart au vrai se mesure à un cheveu.
    Si je place « l’église au milieu du village », c’est pour rappeler que la justice pose le centre — le chœur, le sanctuaire, la règle – tandis que la justesse aligne la nef, redresse la perspective, accorde le chœur et la voix. L’une fixe la norme, l’autre règle la mesure. L’une statue, l’autre ajuste. L’une est la colonne, l’autre le fil à plomb. L’une protège la cité, l’autre veille à l’exactitude des pierres.

    Dans notre travail – profane ou initiatique – nous avons besoin des deux. Sans justice, la force se fait loi ; sans justesse, la loi devient raideur. La justice dit : « à chacun son dû ». La justesse répond : « et que ce dû soit donné à la bonne hauteur, dans le bon tempo, avec la parole qui convient ». La justice rend ; la justesse accorde. La justice combat l’arbitraire ; la justesse prévient la brutalité du vrai mal dit.

    Alors, pour ce mois, je nous propose une devise simple : chercher la justice avec la justesse. Faire droit sans dureté, faire bien sans ostentation. Tenir la balance d’une main et, de l’autre, le diapason. Que le Temple se dresse selon la règle, et que chaque pierre chante à la bonne note. C’est ainsi que l’église demeure au milieu du village, et que la mesure devient lumière.

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Pierre d’Allergida
Pierre d’Allergida
Pierre d'Allergida, dont l'adhésion à la Franc-Maçonnerie remonte au début des années 1970, a occupé toutes les fonctions au sein de sa Respectable Loge Initialement attiré par les idéaux de fraternité, de liberté et d'égalité, il est aussi reconnu pour avoir modernisé les pratiques rituelles et encouragé le dialogue interconfessionnel. Il pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté et en a gravi tous les degrés.

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