dim 12 octobre 2025 - 14:10

La carte postale du 12 octobre : Saint-Étienne, l’escalier des deux arts

Frères, Sœurs, Compagnons de la voie initiatique,

Nous gravissons les marches de l’Hôtel de Ville comme nous montons vers l’Orient. De part et d’autre, deux gardiennes veillent, dressées depuis 1872 par la main d’Étienne Montagny (1816-1895). La Métallurgie et La Rubanerie ne sont pas juste des ornements civiques : elles forment un porche initiatique, un seuil où la cité industrielle se dit à la manière d’un Temple.
Elles parlent un langage que nous reconnaissons, celui des ateliers où l’on dompte la matière et des métiers où l’on tisse les liens invisibles. Ici, l’acier et le ruban, le feu et la trame, la force et la patience se répondent comme deux colonnes gémellaires.

L’hôtel_de_ville

Étienne Montagny (1816-1895) : un sculpteur stéphanois au service d’une « ville-atelier »

Sculpteur stéphanois, né au cœur d’une cité qui devient au XIXᵉ siècle l’un des laboratoires de la modernité industrielle, Étienne Montagny inscrit son œuvre dans la matière même de la ville : la fonte, l’acier, la mécanique des gestes et la mémoire des métiers. Il n’est pas seulement un praticien du style académique ; il est un ordonnateur de symboles, un metteur en forme de l’identité civique. En 1872, au lendemain des grandes secousses politiques et sociales, il reçoit la commande de deux allégories destinées à encadrer la montée du grand escalier de l’Hôtel de Ville. Le choix de la fonte – le métal industriel par excellence – ancre les statues dans l’économie morale et matérielle de Saint-Étienne.
Étienne Montagny, que l’on retrouve aussi auteur de deux cariatides disparues intitulées Le Jour et La Nuit, aime composer par diptyques : il pense la cité comme une balance d’opposés à réconcilier. Cette logique traverse son œuvre publique : portraits d’acteurs de l’essor technique, figures allégoriques, programmes décoratifs qui parlent à tous, parce qu’ils mettent la vertu au centre et le labeur en haut de l’escalier. Nous honorons aujourd’hui ce statuaire non pour la seule élégance de sa main, mais pour sa capacité à donner aux métiers un visage, et à la cité un récit.

Saint_Étienne-Les_industries_mécaniquesLa Métallurgue

La Métallurgie : le feu réglé et la transmutation de soi

Le forgeron, presque nu – nudité improbable à la forge mais éloquente au plan symbolique – incarne le courage de s’exposer au feu purificateur. Nous reconnaissons sous ses traits l’archétype du forgeron primordial, Vulcain pour les anciens, Tubalcaïn pour la mémoire biblique : celui qui reçoit le feu, l’enferme dans un foyer, le règle par le souffle, et, par l’art des coups mesurés, transmute la masse inerte en forme juste.
Que fait l’initié, sinon la même œuvre au dedans ?
Il allume en lui le brasier des vertus actives, maîtrise ses scories, tempère ses ardeurs, éprouve ses angles, jusqu’à ce que sa pierre porte sans écraser et relie sans rompre. La forge est un laboratoire d’alchimie. Le Soufre y anime, le Mercure y relie, le Sel y fixe ; la matière résiste, puis consent. Le maillet frappe, mais c’est l’Équerre qui décide, et le Compas qui élève. Nous entendons, dans le silence martelé du marteau, l’antique leçon : la violence du feu ne sauve rien, seule la mesure ouvre à la beauté.


Étienne Montagny compose ici une véritable grammaire opérative : l’enclume comme fidélité à l’axe, l’outil comme volonté réglée, l’attitude comme assomption de la peine. La Métallurgie n’est pas l’apologie de la force brute ; elle est l’éloge de la force qui consent à la loi. Elle nous rappelle que la pierre brute devient pierre cubique à la condition d’être éprouvée, trempée, polie – et que la Force ne vaut que conductrice de Justice.

Saint_Étienne-La_rubanerie_et_la_passementerie

La Rubanerie : la trame invisible et l’égrégore qui relie

Face à lui, la passementière demeure vêtue. C’est une femme tenant dans sa main droite la navette des tisseurs et à ses pieds le mécanisme Jacquard.
Elle ne brandit pas la force mais ordonne le temps. À la navette qui va et vient, nous voyons se nouer la figure même de l’égrégore : fils parallèles, tension juste, alternance régulière, patience têtue. Le ruban n’est pas un luxe superflu, il est la signature de la trame. Il ceint, distingue, rassemble ; il épouse la courbe des choses et les rend lisibles.
Nous y lisons une pédagogie fraternelle : rien n’existe seul, tout s’attache, s’ourdit, se trame. Le métier à tisser, avec sa chaîne et sa trame, nous enseigne la loi du Temple : la verticalité des principes ne tient que si l’horizontalité des liens demeure solide. Le Maître d’œuvre n’impose pas mais compose. Sa victoire n’est pas d’avoir dominé, mais d’avoir accordé.
Dans la Rubanerie, Étienne Montagny ne célèbre pas l’ornement pour l’ornement : il montre la syntaxe du monde. Chaque fil est une conscience ; chaque passage de navette, une rencontre ; chaque motif, une fraternité devenue visible. L’allégorie fait œuvre de méthode : unir sans confondre, distinguer sans séparer, orner sans étouffer. Cette Beauté de relation est, pour nous, un devoir d’atelier.

L’académisme retourné en éthique

Qu’Étienne Montagny ait choisi la langue académique n’ôte rien à la vigueur de la leçon. Oui, les corps idéalisés occultent les déformations et la misère du labeur. Mais c’est précisément là que l’interprétation initiatique renverse la stratégie sociale de l’époque : sous le vernis triomphant de la Révolution industrielle, nous rétablissons la dignité des ouvriers, femmes et hommes, comme véritables artisans de la cité. Nous savons que l’idéalisation peut tromper ; faisons-en une injonction à la justice.
L’art, lorsqu’il pare la souffrance, doit à la Fraternité le devoir de mémoire.
Quiconque monte cet escalier est invité à se souvenir que l’ornement public a un coût humain, et que le Temple, pour être beau, doit d’abord être juste.

Polarités réconciliées : le seuil, la balance, la voie

Il n’est pas indifférent que l’auteur ait sculpté ailleurs Le Jour et La Nuit, cariatides disparues mais parlantes. Jour/Nuit, Métal/Tissu, Force/Patience : trois diptyques pour une même sagesse, celle des polarités réconciliées. Le Temple n’est pas un camp ; il est une balance. Nous n’opposons pas la main qui frappe à la main qui tresse : nous les faisons travailler ensemble. La puissance sans douceur brutalise ; la douceur sans puissance abdique. Dans la forge, la trempe exige l’eau ; sur le métier, la trame exige la tension. La voie royale tient dans ce double consentement : brûler assez pour purifier ; tenir assez pour relier.

Les outils comme vertus

Regardons encore les outils. Au forgeron, l’enclume, l’étau, le marteau ; à la rubandière, le peigne, la canette, la navette. Dans nos loges, ces outils deviennent des vertus : fermeté, rectitude, constance ; délicatesse, précision, patience. Nous ne sommes pas convoqués à l’ébahissement patrimonial mais à l’examen de conscience. Que faisons-nous de notre force ? Que faisons-nous de nos liens ? Savons-nous tempérer la première et nourrir les seconds ? Chaque tenue nous remet à cet escalier : descendre au cœur de la matière, monter vers la lumière, tenir la pente entre les deux.

Le viatique des deux arts

Alors, la ville-atelier devient Temple vivant. Saint-Étienne parle à toutes les cités : nous sommes ce que nous faisons de nos mains et de nos liens. La Métallurgie nous apprend à frapper juste, La Rubanerie à nouer juste. L’une nous garde des angles qui blessent ; l’autre des fils qui étranglent. Ensemble, elles composent la devise de tout chantier spirituel : transformer sans mutiler, unir sans confondre. Au terme de l’ascension, nous ne voyons plus deux statues, mais une seule leçon : la Beauté naît de la Justice quand la Force et la Tendresse acceptent de s’accorder.
Il suffit, pour qui sait voir, d’un pas en retrait et d’un salut silencieux. Nous posons la main sur la pierre froide de la rampe comme sur la pierre brute de nos commencements. Nous respirons la poussière des ateliers, la chaleur des forges, le murmure des métiers à tisser. Nous entendons la ville battre comme un cœur d’atelier. Et nous recevons, en guise de mot de passe, ce simple viatique : travaille ta matière, tisse tes liens. Le reste – la lumière, la paix, la joie – viendra à son heure.

Blason de la ville

Saint-Étienne tire son nom de Sanctus Stephanus, traduction française d’Étienne, lui-même issu du grec Stéphanos qui signifie « couronne ». La ville, familièrement dite « Sainté », fut rebaptisée Armeville pendant la Révolution française, en écho à son puissant foyer métallurgique et armurier. Chef-lieu du département de la Loire, elle se situe à environ 60 km au sud-ouest de Lyon et 130 km au sud-est de Clermont-Ferrand, au cœur de l’Auvergne-Rhône-Alpes.
Pour nous, le nom dit déjà un symbole : la « couronne » nimbant Étienne annonce la vocation d’une cité-atelier où l’effort se fait dignité, et où le labeur – du fer aux rubans – cherche sa consécration dans l’œuvre commune.

Que cette carte postale vous guide vers l’intérieur, où la vraie Loge est le cœur. Bons baisers de Saint-Étienne, ville des Frères et Sœurs éternels !

Saint-Étienne, panoramique

Illustrations : Wikimedia Commons ; http://www.nella-buscot.com/

1 COMMENTAIRE

  1. J’ai été très émue en redécouvrant SEtienne sous cet angle. J’y ai vécu 30 ans. J’ai toujours été très impressionnée par son histoire. Et je comprends maintenant la correspondance symbolique entre la métallurgie, la passementerie et la Ville. Merci pour ce travail d’orfèvre.

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Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti
Yonnel Ghernaouti, fut le directeur de la rédaction de 450.fm de sa création jusqu'en septembre 2024. Chroniqueur littéraire, animé par sa maxime « Élever l’Homme, éclairer l’Humanité », il est membre du bureau de l'Institut Maçonnique de France, médiateur culturel au musée de la franc-maçonnerie et auteur de plusieurs ouvrages maçonniques. Il contribue à des revues telles que « La Chaîne d’Union » du Grand Orient de France, « Chemins de traverse » de la Fédération française de l’Ordre Mixte International Le Droit Humain, et « Le Compagnonnage » de l’Union Compagnonnique. Il a également été commissaire général des Estivales Maçonniques en Pays de Luchon, qu'il a initiées.

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