dim 28 septembre 2025 - 00:09

L’entrée des femmes en Franc-maçonnerie portugaise déclenche une crise

De notre confrère cnnportugal.iol.pt – Par Catarina Guerreiro

La Franc-maçonnerie portugaise, pilier discret de la société civile depuis des siècles, traverse une tempête interne qui pourrait redessiner ses contours pour les décennies à venir. Au cœur de cette tourmente : l’admission des femmes au sein du Grande Oriente Lusitano (GOL), l’obédience maçonnique la plus influente du pays, comptant environ 2 400 membres répartis dans 103 loges. Ce qui semblait être une évolution moderne vers plus d’inclusivité s’est transformé en une crise profonde, avec déjà une quarantaine de départs et des loges entières au bord de la scission.

Selon un article récent de CNN Portugal (en partenariat avec TVI et SOL), publié le 26 septembre 2025, cette controverse n’est pas seulement une querelle interne : elle interroge les fondements traditionnels de la franc-maçonnerie, son rôle sociopolitique et sa capacité à s’adapter à une société en mutation. Dans cet article exhaustif, nous explorerons les racines historiques de ce débat, le déroulement de la crise, les voix qui s’affrontent, et les implications futures pour la maçonnerie lusitanienne. Une saga qui, au-delà des tabliers et des compas, révèle les fractures d’une institution millénaire face au progrès.

Contexte historique : une tradition masculine ancrée dans l’histoire portugaise

Pour comprendre l’ampleur de cette crise, il faut remonter aux origines de la franc-maçonnerie au Portugal. Introduite au XVIIIe siècle sous l’influence britannique, elle s’est rapidement imposée comme un espace de réflexion libérale, progressiste et anticléricale, souvent en opposition au pouvoir absolutiste et à l’Église catholique. Le Grande Oriente Lusitano, fondé en 1802, est devenu le fer de lance de cette tradition, jouant un rôle clé dans les révolutions libérales de 1820 et 1910, ainsi que dans l’avènement de la République en 1910. Pendant des décennies, il a incarné un réseau d’intellectuels, de politiciens et d’hommes d’affaires – tous masculins – œuvrant pour la laïcité, l’éducation et les réformes sociales.

Les femmes, en revanche, ont longtemps été exclues, confinées à des obédiences mixtes ou féminines marginales, comme le Droit Humain ou des loges indépendantes. Cette ségrégation n’était pas un hasard : elle reflétait les normes sociétales patriarcales du Portugal, marqué par le salazarisme (1933-1974) qui réprimait toute dissidence, y compris maçonnique. Après la Révolution des Œillets en 1974, la maçonnerie renaît de ses cendres, mais l’intégration féminine reste un tabou. Ce n’est qu’au XXIe siècle, avec l’évolution des mœurs – égalité des genres inscrite dans la Constitution de 1976, et une société portugaise de plus en plus sécularisée – que des voix internes commencent à militer pour l’ouverture. Le GOL, sous des grands maîtres successifs, hésite : des rapports internes soulignent déjà en 2010 l’urgence d’une modernisation pour éviter l’obsolescence. Pourtant, c’est sous la mandature de Fernando Cabecinha, élu en 2022, que le pas décisif est franchi, transformant un débat latent en crise ouverte.

Déclenchement de la crise : du rapport consultatif au décret d’août

Fernando Cabecinha

La genèse de l’affaire remonte à début 2025, lorsque Fernando Cabecinha, grand maître du GOL, mandate un groupe de travail pour sonder l’opinion des membres sur l’initiation des femmes. À la tête de cette commission : le juge Eurico Reis, figure respectée de la justice portugaise, assisté d’autres maçons progressistes. Leur rapport, rendu public en mai, conclut à une majorité favorable (environ 60 % des sondés, selon des sources internes), arguant que l’exclusion des femmes contredit les principes maçonniques d’égalité et de fraternité universelle. Ce document devient le catalyseur : le 31 mai 2025, le parlement maçonnique du GOL – la Dieta – approuve une révision constitutionnelle autorisant l’initiation féminine. La promulgation suit le 21 juin, marquant un tournant historique.

Fernando Cabecinha

Mais la crise explose vraiment en août, lorsque Cabecinha, pressé d’agir avant la fin de l’année maçonnique, émet un décret provisoire instaurant des règles d’application immédiate. Ce texte, contournant l’approbation d’un règlement général (qui aurait pu prendre des mois), stipule qu’une loge peut initier des femmes sur proposition écrite signée par au moins sept membres actifs, et approuvée à la majorité simple. Immédiatement, au moins deux loges – dont la Loja Delta à Lisbonne – déposent des candidatures pour des initiations féminines dès l’automne. Cette accélération provoque un tollé : des loges traditionalistes accusent Cabecinha de « coup d’État » interne, arguant que le décret viole les procédures démocratiques du GOL. La goutte d’eau ? L’annonce d’une première initiation prévue pour octobre, coïncidant avec les élections municipales portugaises du 12 octobre, où la maçonnerie exerce une influence discrète sur les réseaux politiques.

Les événements clés : départs massifs et loges au bord du gouffre

La crise prend une tournure concrète dès juillet, avec les premières désertions. La plus spectaculaire est celle de la Loja União Portucalense, à Vila Nova de Gaia, près de Porto. Ce 24 juillet, 40 membres – sur un total de 50 – décident collectivement de quitter le GOL, menés par Eurico Castro Alves, médecin et ancien coordinateur du Plan National de Santé d’Urgence. Dans les procès-verbaux de la réunion, expédiés à la direction du GOL, ils invoquent explicitement leur « opposition irréconciliable à l’admission des femmes », qu’ils jugent incompatible avec « l’essence traditionnelle de la maçonnerie spéculative ». Leur départ, formalisé par une demande de dissolution de la loge, crée un précédent : c’est la plus grande scission en une décennie.

D’autres loges suivent le mouvement. À Cascais, la Loja Estado da Arte – autrefois dirigée par Salvato Teles de Menezes, fondateur de la Fundação D. Luís I et pilier culturel du GOL – tient une assemblée extraordinaire fin août. Une majorité y vote une motion de défiance, et une partie des membres envisage de rejoindre une obédience rivale.

Personnes en réunion à table, conférence
Réunion

Dans l’Algarve, sur les six loges affiliées au GOL, l’une d’elles (non nommée dans l’article) organise un vote similaire, avec des rumeurs de 20 à 30 départs potentiels. Au total, des sources anonymes estiment que 100 à 150 maçons pourraient avoir quitté ou être sur le point de le faire d’ici fin septembre. Ces mouvements ne sont pas anodins : ils privent le GOL de cotisations (environ 200 euros par an par membre) et de son réseau influent dans les milieux professionnels et politiques du Nord et du Sud du pays.

Parallèlement, les partisans de l’ouverture avancent : des profils de candidates émergent – des intellectuelles, des juristes et des entrepreneuses – et des ateliers mixtes préparatoires sont organisés en septembre. Mais la tension culmine lors d’une réunion du conseil du GOL le 15 septembre, où des représentants traditionalistes menacent de saisir la justice interne pour « illégalité » du décret de Cabecinha.

Voix et figures centrales : un chœur de discords

Au centre de la tempête trône Fernando Cabecinha, grand maître charismatique et réformateur, élu sur un programme de « modernisation urgente ». Dans des interviews privées rapportées par CNN Portugal, il défend son choix :

« La maçonnerie doit évoluer ou périr. Exclure la moitié de l’humanité contredit notre idéal de lumière universelle. »

Eurico Reis

Soutenu par Eurico Reis, qui argue dans son rapport que « l’égalité est un pilier maçonnique depuis les Lumières », Cabecinha mise sur une génération jeune (moins de 40 ans) plus ouverte, représentant 20 % des membres.

De l’autre côté, les dissidents s’expriment avec virulence. Eurico Castro Alves, leader de la União Portucalense, déclare : « Nous respectons les femmes, mais la maçonnerie masculine est un rite ancestral qui perdrait son sens avec cette intrusion. » Salvato Teles de Menezes, intellectuel et historien, ajoute une dimension culturelle :

« C’est une attaque contre notre héritage portugais, forgé dans la discrétion et l’exclusivité. »

Des figures anonymes, comme un vénérable de loge algarvoise, confient : « Beaucoup partent vers la Grande Loja Legal de Portugal (GLLP), qui reste fidèle à la tradition. » La GLLP, obédience rivale comptant 3 884 membres dans 180 loges et historiquement plus conservatrice (liée au PSD, centre-droit), dément toute « absorption » organisée, mais des sources indiquent des contacts informels.

Les femmes pionnières, encore discrètes, émergent timidement. Une candidate anonyme, juriste de 45 ans, témoigne :

« Ce n’est pas une revanche, mais une quête de savoir partagée. »

Leur intégration pose toutefois des défis : les statuts prévoient au moins cinq ans avant qu’une femme puisse viser le poste de grand maître, et deux ans pour présider la Dieta.

Débats et divisions : tradition contre modernité

vous avez dit dialogue ?
l’art de non-communiquer

Le cœur du débat oppose deux visions irréconciliables. Les traditionalistes invoquent la « pureté rituelle » : les symboles maçonniques (équerre, compas, Hiram Abiff) sont, selon eux, genrés et adaptés à une initiation masculine, inspirée des guildes opératives médiévales. Admettre des femmes, disent-ils, diluerait l’énergie virile nécessaire à la « tailler de la pierre brute ». Ils citent des précédents : en France ou en Angleterre, les obédiences mixtes peinent à rivaliser en influence avec les « pures masculines ».

Maria Deraismes

Les progressistes, eux, s’appuient sur l’universalisme maçonnique : « Fraternité » implique tous les genres, et l’exclusion est un vestige colonial. Cabecinha renvoie à des modèles comme le Droit Humain (fondé en 1893 par Maria Deraismes), florissant au Portugal avec des milliers de membres mixtes. Statistiquement, le GOL stagne depuis 2010 (perte de 10 % des effectifs), tandis que les obédiences ouvertes croissent de 15 %. La crise révèle aussi des clivages générationnels et régionaux : le Nord (Porto, Braga) est plus conservateur, influencé par le catholicisme résiduel, tandis que Lisbonne et l’Algarve penchent pour le changement.

Au-delà, cette affaire interroge le rôle sociétal de la maçonnerie : avec les municipales d’octobre, le GOL craint une perte d’influence sur les candidats libéraux (PS, Livre), alors que la GLLP pourrait en profiter pour s’imposer comme « gardienne de la tradition ».

Implications et perspectives : vers une maçonnerie fragmentée ?

Temple du Grande Oriente Lusitano (GOL)
Temple du Grande Oriente Lusitano (GOL)

Les enjeux de cette crise dépassent les loges. Financièrement, les départs pourraient coûter au GOL 20 000 à 30 000 euros annuels en cotisations perdues, aggravant un budget déjà tendu par la pandémie. Politiquement, elle affaiblit le réseau maçonnique dans un Portugal post-pandémie, où la corruption et la polarisation (élections législatives de 2026 en vue) exigent une voix unie. Socialement, elle symbolise le Portugal moderne : un pays classé 7e au monde pour l’égalité des genres (Indice 2024), mais encore marqué par des conservatismes culturels.

À court terme, la nouvelle année maçonnique (inaugurée le 1er octobre au Hotel Corinthia) sera décisive : une première initiation pourrait sceller l’unité ou accélérer les scissions. À long terme, des experts comme l’historien maçonnique António Ventura prédisent une « bifurcation » : un GOL modernisé, plus petit mais dynamique, face à une nébuleuse traditionaliste absorbée par la GLLP. Des réformes internes – comme un moratoire sur les initiations – sont évoquées, mais Cabecinha semble inflexible.

Une renaissance nécessaire ou un suicide traditionnel ?

L’entrée des femmes en franc-maçonnerie portugaise n’est pas qu’une crise : c’est un miroir tendu à une institution qui a survécu à des dictatures et des interdictions, mais qui peine aujourd’hui face à son propre conservatisme. Comme le résume Eurico Reis :

« La lumière maçonnique doit éclairer tous, ou elle s’éteint. »

Pour les traditionalistes, c’est une trahison ; pour les réformateurs, une renaissance. Dans un Portugal en pleine mutation – avec des débats sur l’avortement, le mariage pour tous et l’égalité salariale –, cette affaire pourrait catalyser un renouveau ou une implosion. Une chose est sûre : la maçonnerie lusitanienne ne sera plus jamais la même. Reste à savoir si cette crise la rendra plus forte, ou la divisera à jamais.

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Charles-Albert Delatour
Charles-Albert Delatour
Ancien consultant dans le domaine de la santé, Charles-Albert Delatour, reconnu pour sa bienveillance et son dévouement envers les autres, exerce aujourd’hui en tant que cadre de santé au sein d'un grand hôpital régional. Passionné par l'histoire des organisations secrètes, il est juriste de formation et titulaire d’un Master en droit de l'Université de Bordeaux. Il a été initié dans une grande obédience il y a plus de trente ans et maçonne aujourd'hui au Rite Français philosophique, dernier Rite Français né au Grand Orient de France.

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