Nous avons ouvert ce livre de pierre et de souffle qu’est la remémoration du Convent de Lausanne comme on entrouvre une porte sur la mémoire vivante. L’ouvrage n’a pas de reliure, il a des voix. Dès l’incipit, le Très Puissant Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de France (SCDF) Jacques Rozen, Président de l’Alliance Internationale Maçonnique Écossaise (A.˙.I.˙.M.˙.E.˙.), porte la parole avec la gravité simple des commencements, rappelant que Lausanne n’est pas un musée de principes mais une boussole pour le voyageur du Rite.
Le ton se pose avec une clarté fraternelle et la journée gagne l’épaisseur d’un temps rituel à largeur d’Orient, relayée jusqu’aux sites connectés qui reçoivent au même instant la lumière, depuis de très nombreux Orients en France, en outre-mer et à l’étranger, notamment en Belgique et en Haïti.
Nous sentons que l’hommage dépasse la révérence protocolaire.
Il devient travail intérieur partagé. La remémoration n’imite pas, elle réactive. Elle fait revenir les lignes de force sous l’écorce des heures, comme si les colonnes laissaient remonter vers nous les circulations profondes de 1875.

La journée a trouvé son plein sens devant la présence conjointe d’un nombre exceptionnel de Suprêmes Conseils, vaste représentation rassemblée en fraternité, témoins et acteurs de l’unité du Rite.
Dans cette ouverture, l’évocation du principe créateur, de la liberté de conscience et de l’exigence d’une transmission régulière rétablit la filiation. Nous sommes renvoyés à une langue qui ne hiérarchise pas seulement des degrés mais des états d’âme. Jacques Rozen rappelle que l’unité n’est pas l’uniformité. Les héritiers du Convent se tiennent entre fidélité et élan, dans une architecture qui accepte l’inachevé parce que la quête demande de l’espace.
Ce prélude donne à la journée sa colonne vertébrale spirituelle.
La première table ronde nous reconduit vers les prémices et l’enjeu historique ainsi que le déroulé du Convent de Lausanne de 1875.
Jean-Paul Minsier, Lieutenant Grand Commandeur d’Honneur Émérite du SCDF, avance avec la patience des maîtres qui savent que la poussière des archives contient des braises. Il rappelle la chaîne longue qui mène des Constitutions de 1762 aux Grandes Constitutions de 1786, du traité de 1834 aux suprêmes conseils et à leur volonté de rassemblement.
Didier Karkel, en écho, tarit la fable paresseuse de la querelle du Grand Architecte. Il montre la pente réelle des désaccords, la souveraineté des juridictions, les blessures d’orgueil, les territoires politiques qui se recomposent et troublent la géographie symbolique du Rite. La légende cède la place à la compréhension des ressorts sans perdre la perspective initiatique qui donne sens au matériau historique. L’histoire cesse d’être décor. Elle redevient une dialectique de l’Un et du Multiple, de l’ancrage et de la circulation. Nous mesurons alors que Lausanne fut un art des limites autant qu’un art des liens, une jurisprudence spirituelle autant qu’un compromis diplomatique.
La deuxième table ronde – « Les suites du Convent de Lausanne de 1875 à nos jours » – se présente comme un solo.
Jacques Mathieu, passé Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de Belgique, parle des suites de 1875 et la voix prend une ampleur d’océan. Les correspondances se croisent, les malentendus se construisent, les ruptures se signent puis se réparent. Le récit démontre que l’échec n’est pas la dernière ligne mais un passage où se vérifie la solidité des invariants, en particulier l’exigence d’une puissance dogmatique unique par État et la nécessité d’une reconnaissance mutuelle. Nous entendons au milieu des dates l’ombre insistante d’Albert Pike et les rouages d’une histoire qui passe de la figure au principe. La thèse s’impose. Lausanne n’a pas échoué. Lausanne a repositionné la scène pour le siècle suivant. La pensée se déplie comme une carte des vents. Elle montre la respiration longue du Rite, son art de durer malgré la houle. Nous sortons de cette lecture avec la certitude qu’un mythe démonte un autre mythe. L’ésotérisme y gagne une rigueur. L’humanisme y retrouve une armature.

L’après-midi s’ouvre vers l’Afrique et le monde.
Marcel Dobill, Très Puissant Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil du Cameroun, dit la chose essentielle avec le naturel des évidences. Il n’existe pas d’« écossisme africain ». Il existe une pratique vivante du Rite par des Africains. Les chronologies coloniales et postcoloniales n’y fabriquent pas des exceptions. Elles prouvent la capacité du Rite à se faire demeure dans des sociétés traversées par la mobilité, la pression des pouvoirs, les résistances religieuses. L’exemple sénégalais, les instabilités des premières loges, les phases d’éclipse et de reprise composent une table d’épreuves où la fraternité s’initie à l’endurance. Nous ressentons la puissance d’un langage symbolique assez ample pour accueillir des mémoires multiples sans se renier. La franc-maçonnerie cesse de se croire propriétaire d’un territoire. Elle devient passerelle, métier, axe.
Mohammed El Khourouj, Très Respectable Grand Maître de la Grande Loge du Maroc, ouvre ensuite un vitrail inattendu. Il rapproche la Déclaration de 1875 d’un lexique coranique qui n’enferme pas, il enracine la spiritualité écossaise dans une herméneutique qui sait parcourir les signes. La lecture est d’une délicatesse ferme. Le verset appelle la parabole. Le symbole fait passage entre visible et invisible. La notion d’al-fitra rencontre la naturalité spirituelle du Rite. Loin de la polémique, cette page déplie un continent de convergences possibles où la fidélité au texte sacré devient une pédagogie de l’universel. Nous sortons de cette intervention avec l’intime conviction qu’une maçonnerie de tradition musulmane peut parler au cœur du même chantier intérieur. La lampe du Rite ne devient pas une frontière, elle devient un guide dans la nuit.
Igor Gordeev, Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de Russie, referme le triptyque avec une voix venue de Russie. Là encore, la bibliothèque des dates ne suffit pas. Il faut entendre le fil discret qui relie rétablissements, délégations, reconnaissances, maturations.
La page russe témoigne d’une résistance aux fractures, d’une persévérance au milieu des contraintes politiques.
Nulle rhétorique des grands soirs. Une gratitude adressée aux Frères, des preuves de filiation, une intégration progressive au concert international. Ce qui se lit derrière la chronologie, c’est la vitalité d’une chaîne d’union qui traverse les hivers. Le Rite confirme sa vocation de maison intérieure transportable. La souveraineté de l’esprit ne se laisse pas confisquer.
La quatrième table ronde aborde la question la plus exigeante.
Membre actif du SCDF, Pierre Bories rend au manifeste de Lausanne sa dimension de règle de vie. Il parle de jardinage de l’âme, de sources à protéger, de noblesse du comportement. Il rappelle que la vocation du Rite n’est pas de hurler dans les foules mais d’éduquer la liberté, de tenir ensemble transcendance et service. Sa méditation tient du viatique. Elle rend la Déclaration à son avenir, comme s’il fallait chaque matin réapprendre à tenir l’équerre devant soi. Nous nous y reconnaissons. La post-vérité n’est pas un destin. Elle est une tentation que la discipline du symbole peut déjouer.

Vient alors l’intervention de Pascal Joudiou, Grand Maître des dépêches du SCDF. Nous la lisons d’un regard fraternel et cependant critique, comme il convient lorsqu’un Atelier veut faire œuvre de vérité. L’attente était grande, parce que la question posée engage le cœur même du Convent. Les fondamentaux demeurent-ils opérants pour les années qui viennent. La parole donnée ce jour-là a peiné à rencontrer la juste mesure. La forme a semblé se livrer à une technicité de langage plus administrative que spirituelle. Le souffle herméneutique y était discret. Le rythme a privilégié des formules qui gèrent plutôt qu’elles n’initient.
Plusieurs Frères ont ressenti un décalage entre le thème annoncé et l’élévation attendue. Rien d’indigne ici, rien d’irrespectueux, seulement l’appel à une profondeur plus grande, à un art plus habité de la référence, à une écoute plus aiguë de ce que l’époque réclame de courage spirituel.
Le fond en a souffert, car le Rite réclame une voix qui ouvre le dedans des mots, non une suite d’assertions sans cheminement.
Dans un tel cadre, nous mesurons combien la parole doit consentir à l’esprit du Rite pour que l’esprit du Rite consente à la parole.

Il y eut d’abord l’allocution de Thierry Zaveroni, passé Grand Maître de la Grande Loge de France, puis celle du Très Respectable Frère Jean-Raphaël Notton, Grand Maître de la Grande Loge de France, avant la clôture par le Très Puissant Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil de France, Jacques Rozen, Président de l’Alliance Internationale Maçonnique Écossaise (A.˙.I.˙.M.˙.E.˙.).
Les allocutions de Thierry Zaveroni et de Jean-Raphaël Notton recousent le tissu par la fraternité agissante.
La première met au clair la patience d’une tradition qui ne se contente pas d’énoncer mais qui prie, transmet et sert. La seconde rappelle la responsabilité de la Grande Loge de France au milieu des Orients, dans une fidélité sereine au travail à la Gloire du Grand Architecte de l’Univers. Le livre se referme par la clôture de Jacques Rozen. Il n’a pas fermé les fenêtres. Il a seulement éteint les feux pour que la nuit travaille en nous. Nous sortons de cette note avec l’impression d’avoir relu Lausanne comme un miroir. Tout s’y tient. Les conflits de souveraineté deviennent des avertissements. Les convergences spirituelles deviennent des chemins. L’histoire cesse d’être un jugement. Elle redevient un outillage pour le cœur.
Nous gardons de l’ouvrage cette évidence. Le Convent de 1875 n’a pas légué une formule. Il a légué une tension juste. Un Suprême Conseil par territoire pour préserver la lisibilité. Une reconnaissance partagée pour sauver de l’arbitraire. Un principe créateur qui ouvre sans enfermer. Un Rite qui n’est pas décor mais itinéraire. Lorsque l’Afrique raconte ses loges et que le Maroc relit le Coran, lorsque la Russie recompose une filiation, lorsque la France s’adresse à ses Frères d’Europe et d’ailleurs, la même musique se fait entendre. Il s’agit d’élever l’homme sans humilier sa liberté. D’instruire la conscience sans violenter les croyances. D’assembler sans niveler.

Nous avons reçu les trois paroles comme trois cordes tendues sous la même voûte. Thierry Zaveroni a d’abord donné le ton. Sa voix a parlé de patience habitée, de style de vie plus que de déclaration, d’une fraternité confiée à des gestes précis plutôt qu’à des slogans. Nous avons entendu l’éthique de la présence. Tenir l’équerre devant soi, veiller à la dignité du plus humble, préférer l’exemple aux démonstrations. L’héritage de Lausanne revient à hauteur d’homme. Il cesse d’être un texte. Il devient une tenue quotidienne.
Jean-Raphaël Notton a prolongé cette respiration.
Il a montré comment une obédience peut respirer largement sans perdre son axe. Il a dit l’importance d’une parole claire au milieu de bruits saturés, l’importance d’une pédagogie patiente au milieu des impatiences sociales, l’importance d’une présence fraternelle au milieu des fractures. Nous avons reconnu la Grande Loge de France dans cette manière de faire passer l’esprit avant l’outil, la relation avant le prestige, l’exigence avant la posture. Les colonnes se sont rapprochées. La salle a respiré plus juste. Les Trois Grandes Lumières avaient retrouvé leur place dans nos consciences.
Jacques Rozen a refermé l’ouvrage.
Sa parole a parlé d’unité sans confusion, de fidélité sans rigidité, de souveraineté sans surplomb. Il a rappelé que Lausanne demeure une offrande de méthode plus qu’une archive de principes. Nous avons senti passer la rigueur d’une fraternité qui ne craint pas la nuance. La chaîne ne vaut que par la qualité des maillons et le Rite ne dure que par la tenue intérieure des hommes qui le servent. Cette clôture a remis chaque atelier devant sa boussole. Travailler à la Gloire du Grand Architecte de l’Univers exige davantage qu’un lexique. Cela demande une discipline du cœur.
Nous refermons ce parcours avec une conviction tranquille. Lausanne demeure moins un souvenir qu’une discipline. Une manière de regarder le monde et de s’y tenir. Une façon d’accorder l’intelligence, le courage et la mesure. Si la journée a tant compté, c’est qu’elle a rendu à la Déclaration sa respiration.
Nombreux sous la voûte, les Frères et les Sœurs ont fait vibrer la salle d’applaudissements pour le film magistral et pour l’éblouissante pièce de théâtre portée par des Frères belges, qui redonnaient chair aux termes du Convent de Lausanne à la lumière des ouvrages d’Alain Bernheim (1931-2022), Grand Commandeur honoris causa du Suprême Conseil de France.
Nous partons avec l’équerre ajustée, le compas prêt à l’œuvre et la conscience disposée à la patience du feu. Que nos travaux prolongent la lumière reçue. Que nos paroles demeurent assez simples pour être tenues. Que nos gestes soient assez justes pour devenir exemplaires. Alors Lausanne cessera d’être une date. Elle deviendra notre manière de marcher ensemble.
