Le musée de la franc-maçonnerie (« musée de France ») rassemble, ici son dernier opus 1725 – 2025 : Trois siècles de franc-maçonnerie en France-Les premiers témoignages sur les origines de la franc-maçonnerie en France, des pièces premières, non point des reliques inertes, mais des pierres d’angle encore tièdes de leur feu d’origine. Nous ne lisons pas seulement des textes. Nous voyons une langue maçonnique en train de se former, hésitante parfois, audacieuse souvent, déjà sûre de son orientation vers la lumière.

Les pages disposées devant nous ne prétendent pas raconter une genèse close. Elles nous invitent à remonter la pente du temps, à toucher du doigt ce moment où l’outil devient symbole, où la confrérie d’arts et métiers devient maison spirituelle, où le mot fraternité cesse d’être un vœu pieux pour devenir règle de vie.
L’ensemble tient par une cohérence discrète. Nous suivons une suite de voix, anglaises et françaises, religieuses et civiles, ferventes et critiques, qui convergent vers un même centre. Le regard se pose d’abord sur l’émergence du phénomène dans la France des années 1720.

Les Loges s’éveillent, se nomment, se risquent en public, et aussitôt les autorités s’en inquiètent. Le cardinal André Hercule de Fleury gouverne avec prudence et méfiance. René Hérault mène ses perquisitions avec le sérieux d’un gardien de seuil. Dans l’ombre des salons, une rumeur court à propos d’une certaine demoiselle Carton, danseuse de l’Opéra, par qui l’on pense que des fragments de cérémonies ont filtré. L’affaire amuse, choque, alimente les gazettes, mais elle atteste surtout que l’Ordre existe déjà assez pour inquiéter et fasciner. Nous reconnaissons là une constante de la vie maçonnique. Dès qu’elle apparaît au monde, la discrétion fraternelle révèle paradoxalement sa puissance d’aimantation. Ce qui se cache suscite l’imaginaire. Ce qui se tait acquiert une voix plus ample que les cris.

Vient ensuite ce qui demeure l’une des matrices de notre imaginaire maçonnique en France. Le Discours d’Andrew Michael Ramsay, prononcé en 1736 au sein de la Loge de Saint Jean, retentit ici comme un diapason initial.

Nous y entendons un projet qui embrasse plus large que la simple convivialité. Le chevalier de Ramsay rappelle que la société n’est pas née pour elle-même. Elle vise l’humanité comme horizon. Elle propose une paix de l’esprit plus que des dogmes. Elle invite à des œuvres, à l’amour des beaux-arts, à l’exercice des vertus qui accordent les nations. Nous savons que divers états de ce texte ont circulé. Peu importe la philologie pour qui lit avec le cœur d’un initié. La musique demeure. Elle nous propose d’unir des hommes que tout sépare en apparence et que l’intérieur rend semblables. Ce projet tient en peu de mots. La Maçonnerie n’est pas un particularisme. Elle est une méthode de transfiguration du particulier en commun, du clan en cité, de la cité en monde.
Le livret ne s’arrête pas à la grande voix. Il laisse place à des archives plus modestes en apparence et tout aussi déterminantes. Nous rencontrons Antoine Meunier de Précourt, Vénérable à Metz, en correspondance avec Jean-Baptiste Willermoz. À travers ces lettres et ce traité en usage à la Loge de Saint Jean de Metz, la Lorraine se révèle carrefour et laboratoire. Antoine Meunier de Précourt consigne, interprète, prend parti, rectifie des légendes. Il n’est pas un antiquaire. Il fabrique de la continuité. Il ouvre la voie à cette tradition française capable d’absorber des influences sans perdre sa colonne vertébrale. Le sceau de la Loge, gravé comme une promesse, nous rappelle que l’héraldique rejoint la liturgie des gestes. L’Ordre se donne des marques pour dire qu’il ne s’appartient pas. Les armes circonscrivent un espace d’obligation et d’honneur. Elles ne sont pas orgueil. Elles sont mémoire tenue.
Nous lisons ensuite des pages tirées d’imprimés qui firent grand bruit en leur temps. Des listes de Loges publiées, des descriptions parfois malveillantes, des schémas de réception rapportés avec une précision qui a servi autant les adversaires que les curieux. Nous ne devons pas nous en offusquer.

La Franc-Maçonnerie naît à l’ère du papier qui circule vite. Elle s’expose malgré elle. Elle se raconte de travers. Elle apprend à se dire mieux. Entre la dénonciation et la divulgation se glisse une vérité utilisable. Les descriptions de 1737, recopiées, augmentées, exagérées, conservent pourtant la silhouette d’une cérémonie française déjà typée. Nous reconnaissons des éléments d’espace, de lumière, d’effroi apprivoisé, d’allégeance librement consentie. La dramaturgie fraternelle, avec ses trois pas, ses questions, ses serments, n’est pas encore fixée. Elle cherche son tempo. Cette recherche, loin de diminuer la charge initiatique, lui donne une saveur de source. Rien n’est mécanique. Tout est en train de se faire. La parole circule comme un chantier. La Loge devient atelier d’humanité autant que théâtre du sacré. Le profane franchit un seuil et sent en lui la montée d’une responsabilité qui n’a pas de prix.
La force du recueil tient à ce que la reconstitution historique ne mange jamais la présence vivante. Nous voyons les allées et venues des Frères, de Paris à Rouen, de Londres à Metz, de Genève à Liège, compagnons de plume et de route. Nous percevons les jeux d’autorité entre grands maîtres et inspecteurs, les hésitations des premières codifications, les frottements des cultures nationales. Nous sentons aussi la place du religieux sans bigoterie ni combativité gratuite.

La Maçonnerie française naît dans un pays encore façonné par la catholicité, mais elle s’empare du patrimoine biblique et humaniste pour le transformer en éthique de la discussion, en pédagogie de la liberté responsable. La politique guette à la porte, mais la Loge s’en prémunit en rappelant que la vertu n’est pas un parti mais une discipline. Nous voyons ainsi se dessiner le geste français, à la fois hospitalier et exigeant, soucieux des formes et attentif aux consciences.
La lecture nous reconduit sans cesse à ce que nous vivons dans nos Ateliers. Les premiers textes ne nous tendent pas un miroir plat. Ils nous offrent un miroir légèrement courbe, assez pour que la tradition ne soit pas répétition mais métamorphose.
Quand Andrew Michael Ramsay propose d’agréger des hommes de toutes nations en une république de bienveillance, il ne rêve pas d’un cosmopolitisme abstrait. Il décrit l’expérience de la chaîne d’union, cette expérience dont nous connaissons la densité charnelle, car les mains qui se cherchent en silence expriment davantage que des déclarations de principe.
Lorsque Antoine Meunier de Précourt travaille aux rives d’une province disputée, il invente déjà notre manière d’habiter plusieurs héritages sans renoncer à l’unité intérieure. Quand la rumeur d’une danseuse dévoile des gestes, nous découvrons que le sacré ne se défend pas par le replis. Il se défend par la justesse. La meilleure réponse à la curiosité indiscrète demeure l’excellence des travaux. Rien n’apaise autant qu’un rite accompli avec attention.

Ce livre nous apprend encore autre chose. L’histoire de la franc-maçonnerie en France n’est pas la marche triomphale d’une institution qui se doterait peu à peu d’attributs. C’est l’effort patient d’une communauté pour accorder sa promesse à la réalité. Les Loges se créent, se fixent, se défont parfois, puis reviennent ailleurs, comme si la vie de l’Ordre imitait la respiration d’un poumon vaste. Nous reconnaissons là le mouvement du Temple intérieur qui se construit et se déconstruit pour renaître. Ce va-et-vient ne signifie pas faiblesse. Il révèle la manière maçonnique d’habiter le temps. Nous travaillons avec ce que les circonstances nous donnent et nous y inscrivons des gestes qui ne vieillissent pas. Une signature, un sceau, une formule, une marche, un regard, voilà de quoi traverser les siècles.
La portée initiatique du recueil tient enfin à la manière dont il fait se rejoindre mémoire et promesse. Les premières décennies de l’Ordre en France ne forment pas un décor. Elles donnent des repères de navigation. Quand nous tenons aujourd’hui le Volume de la Loi Sacrée, quand nous dressons les colonnes, quand nous posons la règle sur une phrase trop rapide, nous prolongeons un pacte commencé il y a trois cents ans. Ce pacte n’a pas été scellé par une décision administrative. Il a été écrit par des gestes, par des fidélités discrètes, par la patience des Frères qui ont préféré la transmission au bruit, l’exigence à l’influence. La Maçonnerie française s’est constituée autour d’un désir de justesse. Elle a su accueillir la diversité des tempéraments et des doctrines tout en rappelant que le but n’est pas d’avoir raison mais de devenir vrai.

Nous refermons l’ouvrage avec gratitude. Il nous aura reconduit à des commencements qui ne s’éloignent pas. La France maçonnique que nous aimons y apparaît à la fois locale et universelle, tatillonne parfois sur ses formes, généreuse souvent dans son élan, capable de se corriger sans renier ses pères. Entre Andrew Michael Ramsay, Antoine Meunier de Précourt, Jérôme de Lalande, Charles Radcliffe et tous les artisans anonymes de cette première saison, une conversation s’engage qui n’a jamais cessé. Nous y prenons part chaque fois que nous ouvrons les travaux, chaque fois que nous quittons la Loge avec le sentiment d’être requis par le dehors. Trois siècles ne forment pas un âge. Ils forment une fidélité. Nous la recevons comme une tâche.

Nicolas Penin signe la présentation générale avec la responsabilité que lui confère sa charge de Grand Maître du Grand Orient de France. Son écriture s’inscrit dans la tradition d’une maçonnerie française attentive aux enjeux civiques et spirituels. Nicolas Penin ne se contente pas d’un rôle protocolaire. Il replace l’intuition fondatrice dans une tension bénéfique entre héritage et présent. Son parcours au sein du Grand Orient de France, jalonné de responsabilités et de prises de parole sur la place de la fraternité dans la cité, nourrit une vision qui refuse l’opposition artificielle entre engagement et intériorité. Il soutient la recherche historique et la mise en valeur du patrimoine maçonnique. Il dialogue avec les institutions culturelles. Il s’adresse aux profanes avec clarté et il rappelle aux Frères que la discrétion n’interdit pas la parole publique quand celle-ci se met au service du bien commun.

Nous recommandons ce livre avec un vrai plaisir de bibliophile. Le papier offre un grain doux sous les doigts et soutient la netteté des encres. Les illustrations dialoguent avec les textes et donnent à chaque document une présence presque tactile. Nous l’adressons à celles et ceux qui aiment ouvrir un coffre et y trouver des pièces qui respirent encore. Nous l’adressons surtout aux Frères et aux Sœurs que gagne parfois la lassitude des déjà-vus. Rien n’est épuisé. Les premiers témoins nous apprennent qu’une tradition demeure vivante lorsqu’elle accepte de redevenir source à chaque génération. Il nous appartient d’être dignes de cette eau. Nous le serons si nous continuons de travailler avec ces voix anciennes qui ne réclament pas la soumission mais la fidélité créatrice. Voilà la juste manière d’honorer trois siècles de franc-maçonnerie en France et de préparer la main de ceux qui viendront après nous.

1725 – 2025 : Trois siècles de franc-maçonnerie en France
Les premiers témoignages sur les origines de la franc-maçonnerie en France
Musée de la franc-maçonnerie, 2025, 38 pages, 12 €
Disponible au musée de la franc-maçonnerie, Grand Orient de France, 16 rue Cadet – Paris IXe
