L’amour est une vertu, une éthique, à laquelle on nous demande d’être fidèle tout au long de notre cheminement maçonnique. Un Franc-maçon se doit d’aimer ses frères, et plus au delà l’humanité entière et tout le Vivant. Et pourtant, lequel d’entre nous n’a jamais éprouvé des difficultés à s’acquitter de ce devoir si simple et si exigeant ? Comment aimer cet autre que je trouve stupide ou arrogant, ou qui m’a fait du mal ? L’amour étant un sentiment, comment diriger un sentiment par la simple volonté du devoir ?
Une des origines de ces difficultés me semble être que les sens que l’on peut mettre sur ce mot peuvent être très différents.

« J’aime mon chien ». « J’aime ma femme ». « J’aime les couchers de soleil ». « J’aime le beefsteak ». « J’aime mon frère »… Chacun sent bienque l’on ne parle pas de la même chose dans toutes ces affirmations.
Alors de quoi parle-t-on quand on parle d’amour ?
Les définitions du dictionnaire, tellement diverses vont nous être de peu d’utilité : « Elan physique ou sentimental qui porte un être humain vers un autre. Disposition à vouloir le bien d’une entité humanisée. Affection entre les membres d’une famille. Inclination envers une personne le plus souvent de caractère passionnel… »

Or pour appréhender un concept, pour pouvoir se l’approprier intimement, certes intellectuellement par la pensée, mais aussi physiquement et sensoriellement à travers notre ressenti corporel, on a besoin de mieux pouvoir définir ce mot. Le mot va alors pouvoir devenir vivant dans notre représentation, et s’incarner concrètement dans notre corps. « A l’origine était le verbe… et le verbe s’est fait chair » Prologue de l’Evangile de Jean. Il n’y a pas du Verbe sans une chair qui va l’incarner.
Par exemple, les esquimaux disposent dans leurs langue de 27 mots différents pour nommer ce que nous appelons « neige ». Suivant qu’elle est lourde, légère, floconneuse, humide, fraiche, cristalline… elle prendra des noms différents. Et cela leur est nécessaire car dans leur expérience de la vie quotidienne la qualité de la neige à un certain moment, et le rapport qu’ils entretiennent avec cet élément est très important et a un impact direct, dans leur chair, sur leur existence.

Alors on peut se dire que pour appréhender et vivre ces mots « aimer, amour », il serait intéressant d’enrichir notre vocabulaire en différenciant ces mots. Les anglophones différencient déjà « like », aimer une chose inerte et « love », aimer un être vivant. Cela donne déjà une première précision.
Mais c’est du coté des racines grecques de notre langue que nous allons trouver de quoi enrichir et colorier notre vocabulaire.
En effet le grec ancien dispose d’au moins 10 mots différents pour qualifier ce que nous nommons « amour ». Et plus nous pourrons nuancer et affiner ce mot, plus nous gagnerons en liberté et en sensibilité pour nous y retrouver dans toutes les gammes de sentiments divers qu’il évoque. Plus à l’aise pour exprimer un ressenti particulier, nous serons aussi plus à l’aise pour partager et communiquer avec l’autre sur ce ressenti spécifique, et ainsi en acquérir une plus grande maitrise. On peut mieux exprimer, définir et ressentir dans sa chair quelquechose en utilisant une palette de différentes couleurs qu’en limitant notre outil au seul crayon noir.

Nous allons donc passer en revue les différents mots que l’on trouve dans le grec pour signifier « amour ». Je me suis pour cela appuyé sur un livre que j’ai découvert il y a une dizaine d’années : « Qui aime quand je t’aime ? » de Catherine Bensaïd et Jean-Yves Leloup.
Le premier sens que l’on peut donner au mot amour est Pornéia : l’amour appétit, l’amour captatif, celui du nourrisson pour le sein maternel ou de l’enfant pour les petits plats mitonnés par sa maman ou son papa. Mais quel que soit notre âge, il y a toujours de l’enfant en nous, et l’adulte que nous sommes devenus pourra continuer à demander à l’autre de combler son manque, de le rassasier par une disponibilité constante. L’autre serait alors réduit à n’être que la pâture, que l’objet dont on a besoin pour calmer son appétit, la source qui viendra étancher notre soif insatiable. « Aime-moi sans compter ». C’est un amour qui consomme l’autre. Cet autre pouvant d’ailleurs être la femme aimée dans un couple, ou le Frère ou la Loge, la Loge Mère justement, dont je peux vouloir lui demander qu’elle me nourrisse toujours sans pour autant me préoccuper de ce que je peux lui apporter.

Puis viennent Pothos, l’amour besoin, et Mania, l’amour passion. On est ici dans la passion amoureuse, un amour possessif, qui va ajouter à la dimension pulsionnelle la dimension émotive. C’est le premier amour de l’adolescence : « Je t’aime comme un fou », « je ne pourrais pas vivre sans toi », « je t’ai dans la peau… ». La sensation voluptueuse d’être possédé s’accompagne de la nécessité de vouloir posséder l’autre.
Mais après l’exaltation du coup de foudre peut venir la cendre de la désillusion : et cet amour peur être fugace, et on peut bruler ce qu’il y a peu encore on adorait.
On rencontre parfois dans nos Loges des Frères impatients qui, la passion exaltante de l’Initiation, ou de la Maîtrise, retombée, nous quittent en maugréant sur cette passion retombée comme un soufflé. Passion et patience ne font jamais bon ménage.
Avec Eros, on entre dans l’amour érotique, celui du jeune homme ou de la jeune femme, dans le domaine du désir. Désir sexuel, désir de désirer, d’être désiré, mais aussi de s’envoler vers quelque chose qui nous dépasse, qui nous pousse à nous élever : un femme et la jouissance érotique, mais aussi peut-être la poursuite éperdue de la Connaissance, de la Vérité, de la Perfection, d’autant plus désirable qu’elle s’éloigne quand on l’approche.

Eros est ce jeune Dieu ailé qui va déclencher, grâce à la flèche qu’il décoche, le désir dans le coeur de celui qui en sera transpercé. Pour le meilleur et pour le pire, le meilleur étant l’énergie éperdue qui va le transcender, le pousser à s’élever toujours plus haut, et le pire étant la chute pour celui qui, comme Icare, s’élève trop vite et trop haut et dont les ailes fondent sous les rayons ardents du soleil qui vient le consummer.
Avec l’âge mur, l’amour va entrer dans Philia, l’amour amitié, l’amour durable, l’amour confiant, qui ne brûle pas des feux de la passion, mais qui est la braise qui demeure sous la cendre, qui résiste au temps et à toutes ses vicissitudes. Il est basé sur un échange, la confiance, la construction patiente d’une vraie relation, que chacun prendra soin d’entretenir car tout ce qui est vivant (et une relation est vivante si elle n’est pas morte) n’est jamais éternel et nécessite que l’on en prenne soin. Il est précieux de pouvoir se mettre à nu et être accueilli devant l’ami, non pas tel que nous aimerions être mais tel que nous sommes vraiment, avec nos faiblesses, nos vulnérabilités et nos zones d’ombre.
C’est sur cet amour là que nous comptons quand en Loge, nous prenons le risque de demander au Vénérable Maître à prendre la parole et partager devant nos Frères, avec parfois maladresses et tâtonnements, notre quête vers la lumière. Ou que nous allons à la rencontre d’un Frère dont nous percevons qu’il se trouve en difficulté.

En continuant de monter les barreaux de l’échelle de l’amour, nous passons à l’amour Storgé, l’amour tendresse et Harmonia, l’amour harmonie, l’amour bonté. L’amour ici n’est plus dépendant d’une relation mais est considéré comme un état d’être, un rayonnement de notre Etre profond, qui se manifeste comme une infinie tendresse à l’égard de tous les êtres et plus, à l’égard de tout notre environnement et de toute la création. Il ne s’agit pas seulement de poser des actes d’amour, mais d’être amour, rayonnant de tendresse et de bonté. « Ayez un soleil en vous-même », comme l’ont dit le Christ comme le Bouddha.
Lorsque des êtres rayonnent de cet amour, il ne leur appartient plus mais il les traverse et ils peuvent être source d’harmonie, harmonie du ciel et de la terre, du masculin et du féminin, du fort et du faible, de l’enfant et du vieillard, du yin et du yang, de tous les contraires et de toutes les dualités qui dès lors ne sont plus séparées.
C’est cet atmosphère d’harmonia que nous éprouvons quand, au contact de certaines personnes, ou dans certains lieux, ou pour ce qui nous concerne dans certains moments de notre rituel comme la Chaîne d’Union, nous ressentons brusquement une joie profonde nous envahir ; sentiment de paix, d’être à sa juste place, de simple appartenance à l’univers, alors que parfois rien autour de nous n’a changé par rapport à l’instant d’avant.

A un autre degré est l’amour Eunoia, amour dévouement, amour compassion. Amour de la joie à donner plus qu’à recevoir, à servir plus qu’à être servi. Là nous ne sommes plus du coté de la soif mais du coté de la source, plus du coté de la demande ou du désir mais du coté du don, du don gratuit, de la compassion à l’égard de l’autre quel qu’il soit. Joie de servir, mais de servir sans ostentation ou fausse humilité, de servir en toute liberté. Car on sait bien que l’amour est la seule richesse qui augmente d’autant plus qu’on la distribue autour de nous.
C’est l’amour Eunoia qui va guider le Frère Hospitalier vers un Frère de la Loge qui peut se trouver dans le besoin. C’est Eunoia qui va conduire le Vénérable Maître et ses Officiers à servir la Loge, les Maîtres à servir les Apprentis et les Apprentis à servir les Maîtres.
Enfin avec Charis, l’amour gratitude, l’amour célébration, et Agapé, l’amour gratuit et inconditionnel, il devient difficile de trouver les mots car l’expérience, pour la plupart des gens, et tout au moins en ce qui me concerne, n’est que furtive, effleurée. La Charis, c’est donner et se donner avec joie ; l’égo, les désirs, les demande ne sont plus des obstacles, mais sont vite débordés par la puissance d’un amour qui vient d’ailleurs, qui est donné gratuitement, et qui se donne gratuitement. Ce serait ce qu’on peut appeler « l’état de grâce ». Tout est simple, l’amour coule de source, et il se nourrit et s’exalte même des obstacles qu’il rencontre.
Avec l’Agape, l’amour devient divin et inconditionnel. Il devient saint et totalement libre. Amour et liberté s’embrassent, il n’y a plus de dualité, l’homme est ouvert dans toutes les dimensions de son être : la hauteur, la largeur, la profondeur. Il demeure dans l’ouvert : une porte, des bras se sont ouverts en lui et nul ne peut les fermer.

Pour les chrétiens, ce moment est représenté par la Cène, ce repas et ce pain partagé par le Christ avec ses disciples. Le bouddha qui a vécu cette épreuve et avait fait l’expérience de la vanité de toutes choses, pouvait déclarer à ce sujet « Il n’y a pas de Soi, il n’y pas d’Être ».
Pour nous Francs-maçons, nous tentons de le retrouver lors de nos agapes, et plus particulièrement lors de la Saint Jean d’hiver, et je crois qu’il est bon de rappeler ici ce qui devrait nous inspirer à ce moment là, et qui est particulièrement sacré.
Ainsi donc voila rapidement brossées les diverses définitions que l’on peut donner au mot Amour. Comme les différentes couleurs d’un arc en ciel, chacune participe, à sa mesure, au tableau global. A chacun de s’y reconnaître dans la juste utilisation de ces couleurs pour que l’oeuvre soit la plus belle et précise.

De l’amour Pornéia à l’amour Agapé, on pourrait également les représenter sur les 10 barreaux d’une échelle, en mettant Pornéia en bas, au premier barreau, et Agapé en haut, au dernier. Et, comme Jacob dans son songe, tout au long de notre vie, en fonction des circonstances extérieures ou de nos différents états intérieurs, nous nous déplaçons tout au long de cette échelle. Déplacements qui peuvent nous élever et nous amener à vivre l’amour dans ses manifestations les plus nobles, mais aussi nous conduire à redescendre ces différents barreaux, et pas toujours harmonieusement et avec grâce, mais parfois plus maladroitement quand nous loupons quelques barreaux de l’échelle, et que nous chutons et nous retrouvons à terre, mordant la poussière. Il ne nous reste plus alors qu’à se relever et à reprendre notre ascension, plus fort de l’expérience acquise, car « c’est en se plantant que l‘on forge ses racines ».
Alors l’important n’est pas tant de juger et de hiérarchiser le niveau d’amour auquel je suis arrivé sur cette échelle que de faire preuve de clairvoyance et de lucidité sur là ou j’en suis, ici et maintenant et dans cette circonstance, de ma qualité d’amour. C’est de pouvoir définir ou j’en suis qui va me permettre de décider si j’ai le désir, la volonté, et la force, de grimper un barreau supplémentaire ; ou si je choisis de descendre prudemment sur le barreau inférieur car le ne m’y sens plus en sécurité.

Pouvoir définir les différentes manières d’aimer permet par ailleurs de dédramatiser ce « devoir d’amour » que nous avons accepté en devenant Franc-maçon.
N’étant pas de constitution Divine mais simplement humaine, je ne peux pas aimer tous mes Frères d’un amour agapé, totalement libre et inconditionnel. Par contre par exemple l’amour eunoia, de dévouement et de compassion, est celui qui va m’animer lorsque je me mets au service de mes Frères ou l’amour philia quand je prends soin de la relation qui lie chaque Frères les uns aux autres.
Et je peux passer d’une forme d’amour à une autre, tout en étant toujours fidèle à ce devoir d’amour. Et aimer des personnes diversesde manières différentes ; ou encore aimer la même personne différemment, suivant les circonstances changeantes de la vie. En somme faire preuve de tolérance avec moi-même dans mes multiples modalités d’aimer. Et donc faire preuve de tolérance avec l’autre dans ses différentes manières d’aimer également.
Alors « que l’amour règne parmi les hommes » pourra être aussi entendu comme « que les amours règnent parmi les hommes ». Et devenir ainsi peut-être un peu plus accessible à chacun d’entre nous.