ven 19 septembre 2025 - 09:09

Du Je au Nous : réflexions sur un langage de l’autorité

Je ne suis qu’un simple Frère de colonne. Je ne tiens pas le maillet, je ne siège pas dans les conseils, je ne conduis pas les débats. J’écoute, je reçois, je contemple. Et parfois, dans ce silence qui est aussi une école, un mot me heurte ou m’interpelle. Il ne s’agit pas de juger, encore moins de condamner, mais de partager une inquiétude fraternelle.

De plus en plus souvent, en Loge, dans nos assemblées, voire en Grande Loge, j’entends cette formule : « j’ai décidé ». Trois mots. Trois syllabes. Un écho qui, pour certains, passe inaperçu, mais qui, pour moi, résonne comme une dissonance dans l’harmonie de nos travaux.

Pourquoi ?

Parce que la Franc-Maçonnerie n’est pas l’art de commander, mais celui de conduire ensemble. Le « je » y a sa place, certes : quand nous prenons la parole, nous disons « je pense », « je crois », « j’ai travaillé sur ». Mais lorsque l’autorité s’exprime, elle ne parle jamais en son nom propre. Elle parle au nom de la Loge, au nom du Conseil, au nom de l’Obédience. Elle n’impose pas une volonté individuelle : elle traduit la décision commune, fruit de la délibération.

En entendant ce « j’ai décidé », je songe à l’équerre et au compas. L’équerre rappelle la rectitude, le compas l’ouverture. Mais aucun des deux outils ne se suffit à lui-même : ils n’ont de sens que dans leur articulation. Le « je » qui se ferme sur lui-même se fait équerre rigide ; le « nous » qui s’élargit devient compas accueillant. L’autorité maçonnique se tient entre les deux : elle trace une règle qui n’est jamais celle d’un seul, mais celle qui unit.

Psychologiquement, ce tic verbal peut traduire bien des choses : le besoin de s’affirmer dans une fonction nouvelle, la volonté d’afficher de la fermeté, ou tout simplement la maladresse de quelqu’un qui transpose dans le temple les réflexes du monde profane. Dans l’entreprise, dans la politique, dire « j’ai décidé » est valorisé : cela rassure, cela montre que « le chef tient la barre ».

Mais en Loge, cette tournure fait vaciller la perception que nous avons de la fonction : le Grand Maître, le Vénérable, le Surveillant ne sont pas des chefs, ils sont les gardiens provisoires d’une charge confiée par les Frères.

Initiatiquement, il y a là une leçon précieuse. Nos rituels nous enseignent que le maillet ne frappe pas pour imposer une volonté, mais pour rappeler à l’ordre, pour accorder le rythme du chantier. De même, la parole de celui qui préside n’est pas un décret, mais une médiation. Le « j’ai décidé » enferme la fonction dans la personne ; le « nous avons décidé » élève la personne à la hauteur de la fonction.

Frères, mon propos n’est pas de pointer du doigt tel ou tel, ni d’alimenter des murmures inutiles. Je cherche simplement à dire combien les mots sont importants, combien ils façonnent notre perception. Car le langage n’est pas un simple vêtement : il est matière vivante de notre Temple. Une pierre mal taillée peut fragiliser un mur ; une parole mal ajustée peut fissurer la confiance.

Cadenas attachés tous ensemble
Cadenas attachés tous ensemble

Alors, je nous invite à entendre cette nuance : le « je » est l’expression d’une conscience individuelle, le « nous » est l’expression d’un corps initiatique. Quand nous disons « j’ai décidé », nous risquons de réduire l’égrégore à une volonté solitaire. Quand nous disons « nous avons décidé », nous rappelons que nul n’est au-dessus de la Loge, mais que chacun, selon sa place, sert l’édifice.

Puissions-nous, Frères, retrouver cette humilité du langage, qui n’est pas faiblesse mais force, car elle nous relie les uns aux autres. Puissions-nous, chaque fois que nous entendons « j’ai décidé », nous souvenir que l’art maçonnique est de transformer le « je » en « nous », comme la pierre brute devient pierre cubique.

J’ai dit, ou plutôt : nous avons réfléchi ensemble.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Alexandre Jones
Alexandre Jones
Passionné par l'Histoire, la Littérature, le Cinéma et, bien entendu, la Franc-maçonnerie, j'ai à cœur de partager mes passions. Mon objectif est de provoquer le débat, d'éveiller les esprits et de stimuler la curiosité intellectuelle. Je m'emploie à créer des espaces de discussion enrichissants où chacun peut explorer de nouvelles idées et perspectives, pour le plaisir et l'éducation de tous. À travers ces échanges, je cherche à développer une communauté où le savoir se transmet et se construit collectivement.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES