
Lors des tenues maçonniques, les sentiments ressentis par les officiants et les maçonnes et maçons présents dépendent étroitement du strict respect du rituel et de l’implication de chacun des acteurs, en particulier lors de l’ouverture et de la fermeture des travaux, et durant les initiations. L’expérience montre que plus le président et les officiants sont en phase, et même en symbiose, avec les mots à chaque moment du rituel, plus l’atmosphère ambiante se densifie, et plus l’assistance est saisie par le sens des mots, jusqu’à donner du sens au silence toujours omniprésent.
Autrement dit, plus le rituel est respecté, plus les maçonnes et maçons présents perçoivent ce que le monde des apparences leur masquait, et plus ils ont envie de percevoir un au-delà indéterminé et désorientant qui peu à peu, au fil des tenues, va prendre dans leur existence un rôle déterminant.

Ce fonds commun rituélique se perpétue depuis les Anciens Égyptiens, et a traversé les civilisations grecques et romaines avant d’inspirer et de structurer jusqu’à aujourd’hui les rituels initiatiques de toutes natures en occident. Un même rapport à la dimension mystérieuse de l’existence anime les initiations depuis toujours, pour inciter les « mystes » à développer leurs niveaux perceptions du monde sensible et les inviter à oser passer de l’autre côté de leur propre miroir. Cet univers invisible et insaisissable en soi et autour de soi semble se découvrir aux mystes en quête sincère et constante de soi-même, tout en leur dévoilant peu à peu leur propre dimension divine.

Mais dans leur rapport avec cette dimension invisible de l’existence, les initiés égyptiens gardent un temps d’avance, car ils s’y relient plus efficacement en intériorisant et en activant comme par magie des forces qui échappent aux esprits rationnels grecs et romains. Les Maçons évoluent entre ces deux modèles d’intériorisation des forces à l’œuvre dans l’initiation, les uns attachés plutôt aux mystères grecs, les autres plutôt aux cérémonies d’inspiration égyptienne empruntes de magie.

L’initiation aux Mystères grecs d’Éleusis, comme aux Mystères égyptiens dont ils dérivent, devait être parfaitement accomplie par les mystagogues encadrant les mystes, pour être performative et consteller leur mémoire de secrets et de clés de vie. Les tableaux vivants ne souffraient d’aucun écart aux rituels, au risque d’annihiler tout l’effet produit par leurs images et leurs symboles sur les mystes. Tout ce qui devait être fait et dit composait des tableaux et des scènes désormais en vie et en mouvement dans leur mémoire, destinées à se perpétuer dans le temps de manière cyclique.
Mais la mise en œuvre de ces forces et leur effectivité dépendaient et dépendent toujours aujourd’hui de la prise en compte réelle et de leur objectivation par le président et les officiants de la cérémonie. Les modifications régulières des rituels dans la Maçonnerie contemporaine, et la légèreté avec laquelle sont mis en œuvre leurs symboles, produit logiquement l’effet inverse, supprimant la force performative des symboles à laquelle d’ailleurs les officiers eux-mêmes pour la plupart ne croient plus. Et dans ce domaine il n’y a pas d’entre-deux.
Ce qui confère surtout un caractère sacré à ces symboles aussi précis qu’insaisissables est le rituel qui les charge de sens et de force comme par magie.
Il respecte les règles opérationnelles des Anciens Égyptiens qui se reliaient ainsi à la dimension divine invisible du cosmos et que leurs prêtres intégraient dans l’espace/temps de la cérémonie pour en faire des symboles « performatifs« , qui sinon n’auraient eu aucune raison d’être. Ils avaient l’art de rendre efficaces leurs rituels en transformant leurs officiants en passeurs des champs de forces actives du cosmos, et tous les participants à la cérémonie en réceptacles chargés de ces forces ainsi reçues et répandues.

Les prêtres des Anciens Égyptiens, comme les officiants des degrés d’initiations de la Maçonnerie égyptienne, rendent performatifs les symboles juste en prononçant les mots qui les désignent, mettant ainsi en œuvre les forces qu’ils symbolisent. Le pouvoir de la représentation ou de l’écrit découle de la fonction performative du signe, et, de fait, il n’existait pas de magiciens égyptiens spécialisés mais bien plutôt des scribes, intellectuels de haut niveau connaissant l’art et la technique de l’écriture. L’écriture étant l’expression de la parole divine, son utilisation relevait du sacré. Grâce à elle, on avait « pouvoir sur » ce qui était signifié par l’écriture. » (Yann Kœnig, Magie et magiciens dans l’Égypte ancienne) D’une manière générale, l’écriture comme toute la gestuelle des rituels, révèle et restructure les forces omniprésentes dans l’univers et le macrocosme pour qu’elles intègrent le microcosme actif des cérémonies rituéliques accompagnant les transformations spirituelles des initié(e)s.

Ces concrétions de forces et d’énergie ne sont pas que des vues de l’esprit comme le prétendent les esprits rationalistes agrippés à leurs certitudes, incapables de se laisser dériver comme des tangentes aux ondes de leur propre lumière. Ils sont bien loin des initié(e)s qui « se consacrent » eux-mêmes et passent avec délice et à volonté dans une autre dimension de conscience insensible. Dans le « panthéon » égyptien, « Heqat, la magie« , avec « Sia, la perception, l’imagination » et « Hou, l’expression créative », sont à côté de Rê dans la barque solaire. Sia se tient à la poupe, Hou est à l’arrière et Heqat se tient devant Rê. Plus spécifiquement dans l’Égypte Antique inspirant les rituels de la Maçonnerie égyptienne, ces techniques empruntent à la magie des formules répétitives et s’inspirent pour agir des forces appelées « ḤkꜢw, Ꜣḫw, md.t« , la magie Hékaou, la magie Akhou et la parole Médet.
La magie Hékaou dérive du Heka, le principe fluidique qui assure la correspondance entre tout ce qui existe, qui équilibre les forces structurantes et rend chaque être libre de son destin. Les Hékaou sont les millions de Ka du créateur, Ka étant la force structurante de la vie, empêchant l’entropie, et maintenant la cohésion d’ensemble des éléments visibles avec les éléments invisibles. L’Hekaou est la magie des hommes et l’Akhou la magie des dieux. Les Anciens Égyptiens considéraient la magie comme un art légitime, les prêtres pratiquant la magie pour l’État, pour le Pharaon ou pour faire fructifier les bénéfices d’un commerce. Il n’existait pas non plus de notion de magie positive ou négative, la magie étant neutre, et les bénédictions et les malédictions pouvaient être invoqués comme tout ce qui protège de ce type de sorts.

Le cœur « jb, hib » complète le rôle de la langue dans la genèse du verbe performatif. La joie est appelée et écrite par les Anciens Égyptiens « dilatation du cœur« et correspond à l’ouverture du cœur de celui et celle qui cherche et trouve la clé de lecture des textes sacrés des Traditions. C’est par le cœur que s’opère l’intégration et la concordance de ces flux parcourant les pensées en tous sens, jusqu’au moment où surgit le verbe performatif par lequel tout se relie d’un coup, tout se produit et se révèle, le cœur dotant alors les pensées et les paroles de puissance et d’un pouvoir magique de projection efficace. C’est par la pratique des rituels dans les temples que « le cœur et la langue » des prêtres et des fidèles entrent en phase et se transforment en flux d’énergies performants revivifiants les participants à tous les niveaux : physique, moral, mental, et spirituel.

Bien que la Maçonnerie traditionnelle exclue ces pratiques magiques de ses rituels, il n’en demeure pas moins qu’elle en appelle à ces forces pour initier les Maçonnes et Maçons, constituer une Loge ou consacrer un Temple. Le ternaire de la formule « Je vous crée, constitue, et reçois » du Vénérable Maître parachevant par ces mots une Initiation et le passage de l’état de profane à celui d’initié(e), reproduit sans le reconnaître les ternaires actifs d’innombrables formules magiques. Dans la Maçonnerie traditionnelle, lors de l’ouverture et la fermeture d’une tenue de Loge, quelqu’en soit le degré, le président use d’une formule à trois niveaux de délégation de pouvoir telle que :
« À la Gloire du Grand Architecte de l’Univers, Au nom de la Franc-Maçonnerie Universelle, En vertu des pouvoirs qui me sont conférés« .
Cette délégation de pouvoir reproduit celle du magicien égyptien qui reçoit de la divinité, donc du roi-Pharaon, les trois éléments Hékaou, Akhou et la parole Médet, pour mener à bien son rituel et user ainsi de « pouvoirs » qu’il ne possède pas en tant que simple mortel.

La magie opère en particulier au profit des Maçonnes et Maçons dont le cœur est devenu l’écrin de la conscience, de l’intelligence et de la mémoire comme chez les Anciens Égyptiens. Non seulement leur cœur actif stimule leur intelligence, mais il projette comme par magie leur regard au-delà des formes visibles, dans un univers invisible de forces indécelables à l’œil nu et pourtant bien présentes en soi et dans tout l’univers.