LA PLUME ET LA PENSÉE – revue maçonnique de la Libre Pensée – consacre son n°10 à un thème incandescent, « Franc Maçonnerie et Religions », dans le cadre de La Plume la Pensée, supplément numérique à La Raison, mensuel de la Fédération nationale de la Libre Pensée. Entre critique des dogmes et exigence de laïcité, cette publication se présente comme un laboratoire où la pensée maçonnique affronte sans détour les puissances religieuses et leurs ombres.
La première chose qui frappe est la couleur profonde de ce numéro de La Plume et la Pensée, ce rouge qui enveloppe le compas et l’équerre posés au centre d’un cartouche où s’inscrit le thème des rapports entre Franc Maçonnerie et religions. L’œil découvre un ensemble d’images discrètes, une couronne de lauriers, une plume, un fragment de frise antique, autant de signes qui annoncent une revue décidée à tenir ensemble le travail de l’historien, la vigilance du libre penseur et la lente alchimie intérieure du franc maçon. Tout est déjà dit dans cette composition qui rappelle qu’un outil de chantier peut devenir instrument d’examen des croyances, que le rêve est bien le propre de l’être humain et que le travail de la pensée ne se sépare jamais d’un certain courage.
Au fil des pages se déploie une constellation d’études qui ressemble à une pierre patiemment taillée, chaque face révélant un angle particulier du lien entre Ordre initiatique et traditions religieuses. La phrase discrète qui évoque une pierre possédant plusieurs côtés devient presque un fil conducteur. Le lecteur chemine d’une analyse des condamnations pontificales à une réflexion sur le protestantisme, puis vers les États Unis, l’Ordre d’Orange, les fondamentalismes, l’islam, le soufisme, l’orthodoxie grecque, le bouddhisme, jusqu’aux questions les plus contemporaines qui traversent la Cité à propos de la laïcité et du multiculturalisme. Rien n’est traité à la manière d’un catéchisme de rechange. Les auteurs ne remplacent pas un dogme par un autre, ils multiplient les éclairages, creusent les ombres, mettent en tension plutôt qu’en ordre de marche. Cette pluralité assumée donne au numéro la densité d’un cahier d’architecture intérieure plus que celle d’un simple dossier thématique.

Franc Maçonnerie et Église catholique forment la première grande ligne de fracture. Laure Julian rappelle la disproportion vertigineuse entre le poids numérique du catholicisme et la petite minorité maçonnique, ce qui rend d’autant plus saisissante la vigueur des condamnations papales. Elle déroule la longue chaîne des bulles, de Clément XII à Léon XIII, en montrant que le grief porte moins sur des querelles théologiques que sur la crainte d’un espace de sociabilité autonome, fondé sur la liberté de conscience et sur un serment qui ne relève d’aucune hiérarchie ecclésiale. Elle donne chair à ces textes en évoquant les procès instruits par l’Inquisition, les tortures destinées à arracher des descriptions de rituels, les existences brisées de frères livrés aux geôles pontificales, puis plus près de nous la mise à l’écart d’un prêtre savoyard sommé de choisir entre l’autel et la Loge. Le contraste est permanent entre l’immensité d’une institution qui veut enfermer le monde dans ses catégories et la fragilité d’hommes et de femmes réunis pour travailler la pierre de leur propre conscience. La question posée en filigrane ne se résume pas à savoir si l’on peut être catholique et maçon. Elle devient une interrogation plus radicale sur la compatibilité entre toute structure dogmatique fermée et une démarche initiatique qui impose le doute, la lente élaboration de soi, la primauté du symbole sur le décret.

Claude Singer déplie une autre histoire, plus nuancée, celle des liens avec le protestantisme. Là où Rome condamne et s’érige en forteresse, les pasteurs qui se tiennent aux origines de la Maçonnerie moderne ouvrent une brèche différente. James Anderson et Jean Théophile Desaguliers apparaissent moins comme des fondateurs que comme des passeurs, installant à la source de l’Ordre une notion essentielle, la liberté de conscience. La formule des Constitutions qui évoque une religion acceptée de tous les hommes, au-delà des dénominations, indique déjà un déplacement important. L’étude montre comment, au dix-neuvième siècle, une partie des élites protestantes libérales reconnaissent dans la Maçonnerie un espace où se concilient raison et foi, modernité politique et exigence spirituelle, au point que certains imaginent une sorte de religion civile inspirée des Églises réformées. Le texte ne se contente pas d’aligner des noms célèbres. Il suit des trajectoires singulières, celles de Frédéric Desmons ou d’Auguste Dide, pasteurs devenus artisans de la laïcité, travaillant avec les outils du Temple ce que la devise protestante évoque à sa manière, l’Église toujours à réformer. La symbolique maçonnique de la pierre brute et de la taille patiente trouve ici une résonance particulière. Les figures évoquées portent des vies où la réforme de soi, la critique des dogmes et la construction de l’école républicaine se répondent comme autant de degrés.

D’autres contributions s’aventurent dans des zones plus conflictuelles. L’Ordre d’Orange, les fondamentalistes protestants, les dérives identitaires montrent un christianisme qui se rigidifie et s’empare du vocabulaire de la foi pour en faire un instrument de combat politique. Philippe Besson interroge avec minutie l’idée selon laquelle l’Ordre d’Orange serait une Franc Maçonnerie protestante. Il démontre que la parenté formelle des rituels ne doit pas masquer des finalités radicalement différentes. Là où l’Art Royal cherche à dépasser les appartenances pour rassembler ce qui est épars, l’Ordre orangiste met la fraternité au service d’une identité fermée, confessionnelle et parfois violente. Guislain Michel examine de son côté les fondamentalismes protestants qui désignent la Maçonnerie comme une œuvre du Mal et révèlent, dans cette haine même, la peur d’un espace où la foi ne se laisse plus confisquer par un magistère infaillible. Les analyses consacrées à l’Europe des Lumières, à la Première Guerre mondiale, aux prises de position de Loges en Algérie sur la question juive rappellent que les ateliers n’échappent pas aux préjugés d’une époque.


Pierre-Yves Beaurepaire souligne cette vérité dérangeante. La Maçonnerie ne se tient pas naturellement en avance sur les combats de son siècle. Elle reflète aussi ses aveuglements, ses tentations de pureté, ses peurs sociales. Le numéro a le courage de le reconnaître, notamment lorsqu’il évoque l’antisémitisme de certaines Loges coloniales ou les alignements sur l’Union sacrée, et propose au lecteur un miroir qui ne flatte pas, mais oblige à reprendre les outils afin de dégrossir encore la pierre.

Lorsque la revue se tourne vers l’islam et le soufisme, la tonalité se déplace vers une forme de contemplation inquiète. Les textes de Christian Eyschen et de Dominique Goussot suivent les lignes de crête entre quête intérieure et usages politiques de la religion. D’un côté un islam historique souvent traversé par des régimes autoritaires qui se méfient de toute organisation autonome, de l’autre des confréries soufies où la fraternité, la transmission par étapes, le goût du symbole et de la parabole rejoignent étonnamment l’expérience maçonnique. La question n’est pas de décréter une compatibilité ou une incompatibilité, mais de repérer les lieux où la démarche initiatique rejoint la voie du cœur. La description de ces cercles soufis où le disciple apprend à se dépouiller de ses illusions, à épurer son intention, fait écho au travail en Loge où chaque grade met à nu une nouvelle part d’orgueil ou d’ignorance. La même attention délicate apparaît dans l’étude consacrée à l’orthodoxie grecque, qui montre une Église jalouse de son territoire symbolique et rétive à accepter une fraternité qui échappe à son contrôle, et dans le regard porté sur le bouddhisme, présenté non comme une curiosité exotique mais comme une école de transformation du regard et des attachements, susceptible de dialoguer avec l’Art Royal autour de la notion de vacuité, de dépassement du moi et de compassion active.
Plusieurs contributions ramènent la réflexion au cœur de la cité. L’étude sur le spirituel en politique, le long développement sur la question de savoir si la Franc Maçonnerie peut être dite religion naturelle ou naturaliste, la réflexion collective sur le renforcement de la laïcité dans une société devenue diverse, tout cela compose un ensemble d’une grande cohérence. La laïcité n’est jamais réduite à un slogan. Elle apparaît comme une méthode, presque comme une ascèse. Il s’agit de rendre possible la coexistence de convictions fortes dans un espace commun qui n’en sacralise aucune. La Franc Maçonnerie, telle qu’elle est ici envisagée, ne devient pas une religion de substitution. Elle est décrite comme un lieu où les mythes sont travaillés, où les récits fondateurs sont relus, où la notion de Grand Architecte peut être entendue comme principe symbolique plutôt que comme figure imposée. Le débat sur la religion naturelle ouvre ainsi une brèche intéressante. L’institution maçonnique est reconnue comme porteuse de rites, de mythes, de légendes qui touchent au sacré, mais elle demeure attachée à la liberté de négocier intérieurement le sens de ces formes, ce qui la distingue des systèmes qui figent leurs croyances dans des dogmes. Le lecteur maçon y trouve matière à s’interroger sur ce qu’il fait réellement lorsqu’il prête serment, sur la nature de la lumière qu’il reçoit et sur la façon dont il articule sa quête personnelle avec l’exigence commune de laïcité.

Une surprise heureuse attend le lecteur dans les pages consacrées à la symbolique du tarot. Christian Eyschen ne traite pas ce jeu d’images comme un divertissement ésotérique de plus. Il y voit un alphabet de l’âme, une suite de figures qui, de l’arcane sans nom à la Maison Dieu, disent les ruptures, les effondrements, les métamorphoses nécessaires. Le texte établit un dialogue discret entre les lames et les grades, comme si chaque passage de porte dans le rituel maçonnique trouvait sa résonance dans une carte retournée sur la table. Là encore il ne s’agit pas d’ajouter un système à un autre, mais de montrer que la quête initiatique traverse de nombreux langages et que l’Art royal gagne à reconnaître ces fraternités secrètes entre symboles. L’hommage rendu à André Lorulot retrouve cette même veine en replaçant le combat laïque dans une tradition de libres esprits qui remonte à d’Holbach et croise la voix d’Ernest Renan. La Franc Maçonnerie apparaît alors comme une maison située à la croisée des chemins, traversée par des vents venus de différentes religions mais décidée à préserver un cœur libre, fidèle à l’examen, à l’argumentation, à la critique des pouvoirs qui instrumentalisent le sacré.

Au terme de la lecture, le numéro se laisse percevoir comme un travail initiatique collectif plutôt que comme une simple revue d’articles spécialisés. Il rassemble des frères et des sœurs qui parlent depuis des obédiences, des convictions, des disciplines diverses, mais qui acceptent de confronter leurs savoirs à une exigence commune, celle de la liberté de conscience. Pour la Maçonnerie contemporaine, souvent bousculée par les crispations identitaires, par les tentations de replis communautaires, par les simplifications médiatiques, cet ensemble agit comme un rappel à l’ordre au sens le plus noble. Il redit que l’Art Royal n’a de sens que s’il affronte sans complaisance les ombres des religions, les ambiguïtés de ses propres engagements historiques, les contradictions entre discours universaliste et pratiques parfois frileuses. Il réaffirme que le compas n’est pas seulement un emblème posé sur un frontispice, mais un instrument destiné à élargir le cercle de notre compréhension, à repousser les frontières mentales que chacun porte en soi.

Au centre de ce chantier se tient Christian Eyschen, figure familière de la Libre Pensée, qui assume dans ce numéro un rôle de maître d’œuvre discret et tenace. Militant laïque, historien des combats pour la séparation des Églises et de l’État, animateur de revues engagées, il ne se contente pas de coordonner. Il contribue par de nombreux textes, qu’il s’agisse des rapports entre islam et Franc Maçonnerie, des liens avec le bouddhisme, d’une méditation sur Luther, d’une interrogation serrée sur la religion naturelle, ou encore de recensions d’ouvrages maçonniques et historiques. Sa bibliographie, que ce numéro laisse deviner plutôt qu’il ne l’étale, se tisse de brochures de la Libre Pensée, d’essais sur la guerre et les obédiences, de travaux sur les rites maçonniques et sur les fonds d’archives réunis au sein de l’IRELP. Le portrait qui se dégage est celui d’un frère qui a choisi de faire de l’écriture un outil de service, de la recherche un prolongement de l’initiation, de la laïcité une discipline intérieure autant qu’un combat public.

Lire Divers aspects des rapports entre Franc Maçonnerie et religions revient alors à éprouver une forme de fidélité créatrice. Fidélité à l’héritage des Lumières et aux luttes laïques, fidélité à l’intuition fondatrice d’une fraternité qui n’exige pas d’abjurer ses croyances mais demande de les traverser, fidélité enfin à cette exigence initiatique qui pousse chaque maçon à interroger les paroles qu’il prononce et les symboles qu’il manipule.

La revue invite à reprendre place en Loge avec un regard plus aigu sur les religions qui entourent l’Ordre et sur les traces qu’elles ont laissées dans ses rituels. Elle suggère que la véritable séparation ne consiste pas à ériger des murs entre croyants et incroyants, mais à distinguer ce qui relève de la domination de ce qui relève de la quête, ce qui emprisonne de ce qui met en marche. En cela, ce numéro se lit comme un compagnon exigeant pour celles et ceux qui cherchent, au-delà des querelles dogmatiques, une manière juste d’habiter ensemble le mystère du monde.
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